C’est tout récent, et pourtant cela fait un moment qu’on en parle : le géant des semences Monsanto a été racheté le 15 septembre par le supergéant des pesticides Bayer pour la modique somme de 59 milliards d’€. Certes, cette fusion-acquisition n’est pas des plus courantes, mais pourquoi une telle indignation internationale ?

D’un côté, un industriel américain spécialisé dans les semences et, de l’autre, l’immense laboratoire allemand. Le groupe Monsanto s’est fait une renommée mondiale (pas très sympathique) au moyen de désastres mettant en danger la santé publique depuis près de 70 ans. Il est surtout connu aujourd’hui pour son glyphosate (d’ailleurs interdit en Europe) et ses OGM mais c’est pendant la guerre du Vietnam qu’il met au monde son petit bijou : l’agent orange. Ce puissant défoliant est alors utilisé pour raser les campagnes ennemies. Cependant, dans les dernières décennies ont émergé des milliers de cas de malformations ou de maladies en lien avec cet agent. De son côté, Bayer n’est pas non plus un élève excellent : ses accusations les plus graves portent sur la commercialisation de produits sanguins porteurs du VIH ou le décès de plusieurs patients en raison de leur traitement anti-cholestérol.

Explorons maintenant les possibilités et les dangers d’une telle union pour l’Europe et le monde.

 

Un rapprochement stratégique frôlant la surpuissance ?

Avec Monsanto du côté des semences et Bayer de celui des pesticides, l’objectif de cette fusion-acquisition est de couvrir l’ensemble de la chaîne agrochimique en créant un nouveau monstre omniprésent de nos assiettes à nos médicaments. Oui, ils sont puissants, même très puissants. Mais combien précisément ? Le chiffre d’affaire des deux géants combinés dépasserait les 23 milliards d’€. Toutefois, Monsanto incarne les excès de la mondialisation agricole et Bayer pourrait hériter de cette douteuse image pour incarner une agriculture dénaturée. Pourquoi donc un tel intérêt à racheter Monsanto ?

  • Acquérir un fort pouvoir dans un marché qui tend de façon naturelle à être fortement oligopolistique.
  • couvrir le plus de territoire possible (géographiquement): en effet le pouvoir sans bornes de Monsanto s’exerce plutôt sur le continent américain alors que Bayer a des enclaves en Europe et en Asie.
  • On peut aussi imaginer que Bayer a besoin de « produire plus avec moins » pour réajuster son offre à la demande croissante de par l’explosion démographique. Si un secteur est bien en fort changement à cause de la hausse exponentielle de la population, c’est le secteur agroalimentaire ! Le rachat de Monsanto permettrait surtout de mettre l’expertise de production de ces deux géants en commun.
  • Mais surtout, la firme allemande compte bien échapper à l’ultime menace qui pèse sur elle : le risque de rachat par un concurrent plus gros. C’est pourquoi le PDG de Bayer, Werner Baumann, voulait s’engager dans une fusion très rapidement.

 

Pourquoi une telle indignation internationale ?

Comme vous pouvez déjà l’imaginer, il y a de nombreux inconvénients à ce rachat dont certains peuvent peser très lourd au niveau économique et social.

En 2014, l’économiste Jean Tirole avait mis en garde contre les oligopoles, selon lui aussi néfastes pour l’économie qu’un monopole. Et effectivement, le rapport du Center for Food Safety « Seed Giants vs US Farmers » (2013), avait déjà prouvé dans les faits que la concentration d’entreprises dans le secteur des semences poussait les prix à la hausse. Or, le rachat de Monsanto permettrait à Bayer de contrôler 30% du marché mondial des semences et 24% de celui des pesticides.

Mais ce rapport permet aussi de mettre en garde contre un problème du côté des producteurs cette fois-ci : une telle concentration dans le secteur tuerait la concurrence des petits producteurs et par un effet en cascade viendrait in fine réduire les efforts d’innovation et la diversité de types de semences. Cela est bien logique : pourquoi un géant superpuissant serait-il poussé à innover dans le marché qu’il contrôle quasi entièrement ? Ou encore plus ridicule à envisager : pourquoi un petit producteur, écrasé par ce monstre, s’efforcerait-il de le faire ?

Maintenant, combinons ces facteurs pour découvrir ce qui semble être la véritable motivation de Bayer derrière cette fusion : un fort pouvoir dans un marché oligopolistique est l’ingrédient principal qui fait la richesse d’un grand laboratoire aux Etats Unis. En effet, il existe dans ce pays une propriété intellectuelle des semences : ainsi, le producteur qui utilise des plants achetés à un groupe industriel n’a pas le droit de les réutiliser l’année prochaine et doit donc les acheter de nouveau. Et HOP ! Voilà que Monsanto (donc Bayer) s’assure des revenus conséquents chaque année.

Et encore, nous n’avons pas encore attaqué le volet sanitaire ! En empêchant les petits producteurs de rentabiliser leurs semences conventionnelles, cette fusion superpuissante en viendrait à réduire considérablement le nombre de semences sur le marché, en les remplaçant progressivement par les « essais » génétiquement modifiés venant du laboratoire de la société mère. Aussi, en uniformisant les semis, les cartels menacent directement l’équilibre agricole présent dans les régions qu’ils contrôlent.

Où est passée la police des rachats ?

Les autorités, autant européennes qu’internationales, ont bien été présentes depuis le début du processus pour rappeler les règlements et travailler sur le dossier une fois la fusion déclarée.  Le principe élémentaire d’une économie libérale, celle d’un marché atomistique, est pour le moment garanti par la Commission Européenne. Notamment, l’article 2 du Règlement européen (139/2004) interdit les acquisitions qui réduisent la concurrence dans le marché intérieur et renforcent une position dominante. Le seuil critique à partir duquel la Commission déclenche une enquête sur le dossier a été fixé à 5 milliards d’€. Or, vous le savez déjà, ce rapprochement permettrait à Bayer d’en réaliser presque 5 fois plus en termes de chiffres d’affaires.

Donc, courant septembre 2016, une pétition a été signée par de nombreux députés européens pour demander solennellement à Madame la Commissaire Margrethe Vestager d’empêcher le rachat de Monsanto par Bayer. Extrêmement gênées par le peu de considération envers cette pétition, de nombreuses associations ont redoublé d’efforts pour réformer la législation concernant les fusions-acquisitions des grands groupes dans le domaine agrochimique. Il serait par exemple envisageable de restreindre la commercialisation de semences OGM et de flexibiliser la loi concernant la protection des innovations en semence (de cette façon les fermiers pourraient réutiliser les mêmes semences d’une année sur l’autre et répercuter cela sur une baisse des prix).

Le fin mot de l’histoire

Bien sûr, si cette fusion n’a pas été refusée de suite, c’est qu’elle n’est pas totalement le signe du diable (même si cela est encore LARGEMENT contesté). Peut-on encore s’en réjouir, au moins un petit peu ?

Il faut dire que ce rapprochement n’est pas très original : depuis les années 1980, un important mouvement de concentration d’entreprises de ce secteur s’opère dans le monde. Surtout aux Etats-Unis, où 63% des industries de semence sont contrôlées par les six leaders du marché. En effet, l’apparition de biotechnologies a développé l’intérêt des grands laboratoires pour le rachat d’entreprises de semence : ils y voient de nouveaux débouchés pour leurs innovations. Liam Cordon (membre du management de Bayer AG et directeur de la division des sciences des cultures) a d’ailleurs indiqué que leur nouvelle approche

« intègre systématiquement une expertise portant notamment sur les semences, les traitements et la protection des cultures incluant les biotechnologies, avec un engagement fort pour l’innovation et les pratiques agricoles durables ». 

Si on ne peut certainement pas s’en réjouir à temps plein, l’exposé de ces nobles objectifs est quand même quelque peu rassurant. Dans tous les cas, une seule chose est claire : un monstre est né et W. Baumann va devoir mener son entreprise délicatement pour retourner les critiques.