A l’Ouest rien de nouveau est un roman de l’écrivain allemand Erich Maria Remarque, publié en 1929, qui suit un jeune soldat lors de son expérience au front. La transformation que la guerre implique sur les corps est très claire dans ce roman ; nous allons donc nous concentrer sur des extraits choisis pour étudier ce rapport entre le corps et le combat.

Les témoignages sur la Première Guerre mondiale mettent en valeur l’aspect binaire de l’activité des soldats mobilisés : un temps extrêmement long est consacré à l’attente de l’offensive, temps qui est alors consacré à l’amélioration artisanale du quotidien des hommes. Puis les offensives viennent rompre la routine des soldats, et ces attaques ciblées d’une rare intensité marquent durablement le corps et l’esprit des soldats.

L’impact de la terreur sur le corps : l’exemple des soldats

Pour cette raison, l’attente du combat – quand aura-t-il lieu ? – est une phase épuisante, physiquement et moralement, pour les troupes. Ce passage décrit avec minutie les conséquences physiques d’un choc psychologique pour les soldats.

“ Encore une nuit. Nous sommes maintenant pour ainsi dire vidés par la tension nerveuse. C’est une tension mortelle, qui, comme un couteau ébréché, gratte notre moelle épinière sur toute sa longueur. Nos jambes se dérobent ; nos mains tremblent ; notre corps n’est plus qu’une peau mince recouvrant un délire maîtrisé avec peine et masquant un hurlement sans fin qu’on ne peut plus retenir. Nous n’avons plus ni chair, ni muscles ; nous n’osons plus nous regarder, par crainte de quelque chose d’incalculable. Ainsi nous serrons les lèvres, tâchant de penser : cela passera… Cela passera… Peut-être nous tirerons-nous d’affaire.”

Sur cet extrait, plusieurs remarques s’imposent. Le rythme est très rapide, presque celui d’une respiration angoissée, à commencer par la première phrase, nominale, qui tombe comme un couperet. Les propositions sont souvent juxtaposées (“Nos jambes se dérobent ; nos mains tremblent ; notre corps n’est plus qu’une peau mince” par exemple), comme s’il s’agissait de pensées précipitées et irréfléchies. La dernière phrase est en effet rédigée au style indirect libre, et la répétition de la proposition “cela passera” souligne l’angoisse et l’obsession du narrateur face à une situation aussi dramatique.

Ces caractéristiques formelles éclairent le fond de l’extrait. Le narrateur subit une attente longue, dont il ne peut voir la fin. La métaphore du “couteau ébréché” est limpide : le couteau est une arme mortelle ; ébréché, il fait souffrir longtemps sans tuer directement. Le soldat peine à maîtriser son corps, comme le souligne l’allitération en “r” des propositions juxtaposées (“Nos jambes se dérobent ; nos mains tremblent ; notre corps…”) qui donne un effet grondant et instable, celui des mains qui s’agitent et des corps qui chancellent.

Le champ lexical du corps est extrêmement sollicité (ça tombe bien hehe) : “moelle épinière”, “jambes”, “mains”, “corps”, “peau mince”, “chair”, “muscles”, “lèvres”… Ces mots sont à deux reprises sujets de verbes conjugués (dans la phrase relevée ci-dessus) : le corps des soldats est agité d’une vie propre, incontrôlable car possédé par une terreur immense. Chaque partie du corps est analysée indépendamment ; on peut y lire deux analyses : ou bien le soldat vit cette attente comme un démembrement, une perte totale d’identité et de maîtrise de son corps, ou bien c’est justement l’effet d’accumulation des réactions de chacun des organes qui ouvre sur une angoisse forte de toutes ces terreurs agglomérées.

Petit point de vocabulaire (issu du CNRTL) :

Crainte : réaction de retrait ou d’inquiétude à l’égard de quelqu’un ou de quelque chose qui est ou pourrait constituer une source de danger.

Peur : État affectif plus ou moins durable, pouvant débuter par un choc émotif, fait d’appréhension (pouvant aller jusqu’à l’angoisse) et de trouble (pouvant se manifester physiquement par la pâleur, le tremblement, la paralysie, une activité désordonnée notamment), qui accompagne la prise de conscience ou la représentation d’une menace ou d’un danger réel ou imaginaire.

Terreur : Peur extrême, angoisse profonde, très forte appréhension saisissant quelqu’un en présence d’un danger réel ou imaginaire.

Que nous apprennent ces définitions ? Le sentiment qui agite le narrateur dans cet extrait est bien la terreur. En effet, la crainte entraîne un mouvement de soumission face à un menace potentielle, sans forcément de conséquences physiques. On voit bien ici que sa réaction est d’une autre nature : c’est une réaction de peur, c’est-à-dire qu’elle agit directement sur le corps (par des mouvements incontrôlables, l’incapacité de parler et de réfléchir) à un degré extrême. Cette terreur se manifeste par la perte de contrôle quasi totale de leur corps et de leurs capacités mentales.

L’offensive : l’instinct de survie prend possession du corps

L’extrait suivant nous présente la phase qui succède à cette longue attente : c’est le moment de l’offensive.

« Nos visages ne sont ni plus pâles ni plus rouges que d’habitude. Ils ne sont ni plus tendus, ni plus détendus, et pourtant ils sont différents. Nous sentons que dans notre sang un contact électrique s’est déclenché. Ce ne sont pas là de simples façons de parler. C’est une réalité. C’est le front, la conscience d’être au front, qui déclenche ce contact. Au moment où sifflent les premiers obus, l’air est déchiré par les coups d’envoi, soudain s’insinuent dans nos artères, dans nos mains, dans nos yeux une attente contenue, une façon d’être aux aguets, une acuité plus forte de l’être, une finesse singulière des sens. Le corps est soudain prêt à tout. »

A travers cet extrait d’À l’Ouest rien de nouveau, on dégage une observation intéressante et globalement peu évoquée quand on parle du corps dans la guerre. En effet, au moment où se déclenche la bataille, le corps est entièrement tendu vers cet objectif ; l’appréhension, le danger de mort dont tous les soldats sont conscients les mettent dans une disposition particulière qui les rend extrêmement attentifs à leur entourage et à leur objectif. Dans ce moment, le corps et l’esprit du soldat réalisent une union particulière : l’attention de ce dernier est une attention à la fois physique et morale, la guerre se ressentant dans le sang et la chair des hommes au moment où elle domine toutes leurs pensées. L’instinct domine alors, avec une force presque animale qui prend possession des hommes, comme le montre la proposition “une façon d’être aux aguets, une acuité plus forte de l’être, une finesse singulière des sens.

Le narrateur insiste sur des intuitions très concrètes, dans la chair des soldats, par la métaphore du “contact électrique” dans le sang. L’image est très parlante : l’annonce de l’offensive agit comme une décharge qui est administrée aux hommes et qui meut leur corps sans qu’ils en soient réellement conscients. Dans la dernière phrase de l’extrait, “le corps” est sujet du verbe : il devient acteur principal de la scène, en tant que moteur, entraîné par une force que le cerveau des soldats ne contrôle que par instinct.

L’accalmie après la bataille : un sentiment profond de vacuité

Après la bataille, l’épuisement total des hommes et le sentiment d’inutile devant les blessés et les morts qu’elle a causé se lit dans l’extrait suivant, dont l’écriture mécanique et répétitive exprime pleinement le vide moral et physique ressenti par les hommes du front :

« Les camions basculent, monotones. Monotones sont les avertissements et monotone coule la pluie. Elle coule sur nos têtes et sur les têtes des cadavres de l’avant, sur le corps du petit soldat dont la blessure est beaucoup trop grande pour sa hanche. Elle coule sur la tombe de Kemmerich, elle coule sur nos cœurs. »

Plusieurs effets stylistiques traduisent l’anéantissement du narrateur et de ses compagnons. La répétition de l’adjectif “monotone”, apposé à “camions” puis en anaphore devant “avertissements” et “pluie”, témoigne de l’uniformité du cadre dans lesquels tous évoluent (le front, les tranchées, les camions qui les y amènent se ressemblent tous), baigné dans une pluie interminable. Il est clair que la météo rappelle et aggrave le moral des hommes : l’anaphore triple “elle coule” peut ainsi avoir un double sens.

D’une part, l’eau s’infiltre partout ; les tranchées sont humides et les vêtements jamais secs, ce qui est un handicap permanent. Le temps illustre l’égalité de la condition physique des hommes dans un environnement difficile : jeunes ou vieux, vivants ou morts, tous subissent la pluie ; tous sont soumis à la même fatalité de la guerre. D’autre part, la pluie est un support métaphorique pour exprimer le sentiment d’inutilité et de lassitude générale des soldats ; la pluie semble couler en emportant avec elle leur énergie et leur dynamisme. Cela fait écho au constat cynique qui est fait par le narrateur quand il remarque que “la blessure [du petit soldat] est beaucoup trop grande pour sa hanche” : la guerre, par son horreur, dépasse tant l’entendement humain qu’elle déforme les corps à un point qui semblait alors inimaginable.

Mais le rythme de l’extrait est également apaisant : on y ressent le calme qui suit la bataille. L’eau qui coule uniformément lave les corps, les morts, les tombes. L’eau est en effet un symbole de la purification ; on le retrouve dans de nombreuses religions (Marc 1, 10 pour le baptême du Christ dans la Bible par exemple) et on le voit ici avec l’eau qui coule “sur le corps petit soldat dont la blessure est beaucoup trop grande pour sa hanche”. La dernière proposition, juxtaposée, “elle coule sur nos cœurs”, peut ainsi être interprétée de deux façons : ou bien la pluie, monotone et abrutissante, purifie les cœurs et les vide – si c’est possible – du souvenir de la bataille, ou bien elle illustre les larmes intérieures des soldats confrontés à plus d’horreur qu’ils ne peuvent le supporter sans en perdre la raison.

Lecture complémentaire conseillée : “il pleure dans mon cœur”, Paul Verlaine (Romances sans paroles)