Qu’est-ce que mourir ?

Rien de tel qu’un corrigé pour bien apprendre à réaliser une dissertation de culture générale. On vous propose donc ici un corrigé sur le sujet « Qu’est-ce que mourir ? ». Bien que le mot « corps » soit absent du libellé, il s’agit bel et bien, comme on va le voir, d’une dissertation sur le thème de l’année des prépas commerciales.

Analyse du sujet

La formulation du sujet : « Qu’est-ce que X ? »

Vous devez savoir que l’analyse d’un sujet de dissertation réclame de prendre son sens en compte, mais aussi et surtout de bien considérer la formulation précise dans laquelle ce sens est coulé : elle est souvent déterminante, et votre analyse sera d’autant plus pertinente qu’elle sera plus attentive à la spécificité du libellé du sujet. Vous analysez ce sujet très précis et pas un autre.

En l’occurrence, le libellé prend la forme de l’interrogation socratique classique « Qu’est-ce que X ? », censée mener, dans les dialogues platoniciens, à la définition d’une essence (l’essence du Beau, du Juste, etc.).

Le terme principal du sujet : « mourir »

Il faut cependant noter que l’interrogation porte sur un terme étonnant : « mourir ». Pourquoi est-il étonnant ? Parce que dans la question platonicienne typique, l’interrogation porte sur un substantif qui exprime une chose, tandis qu’elle porte ici sur un verbe qui exprime un processus. Il s’agit d’expliquer non pas un être, mais un mouvement, ce qui impliquera de prendre en compte un état initial A, un état final B et le passage de l’un à l’autre.

Mais le mouvement « mourir » a quelque chose qui le distingue de la plupart des autres mouvements ou processus. D’ordinaire, pour un mouvement physique par exemple, on peut observer à la fois l’état initial et l’état final. La particularité de la mort en tant que mouvement est au contraire que les hommes connaissent bien l’état d’où ils partent (la vie), mais ignorent tout de l’état auquel ils arrivent. Comme le dit l’expression populaire sur la mort, « personne n’en est jamais revenu pour en témoigner ».

Remonter du terme «mourir » à la notion de corps

Une autre chose encore à est prendre en compte : il s’agit d’une dissertation sur le corps qui ne contient pas le terme corps. Il faudra donc impérativement remonter du terme « mourir » à la notion de corps, puisque c’est le thème de l’année, tout de même ! Vous voyez déjà, normalement, comment le lien est possible.

Dans les sociétés historiquement chrétiennes dont les croyances métaphysiques sont fondées sur la Bible, mourir consiste dans la séparation de l’âme et du corps (vous voyez comment on arrive rapidement à la notion de corps à partir d’un sujet qui ne la contient pas expressément). Cette explication de la mort suppose qu’on distingue dans l’homme une entité matérielle, le corps, et une entité spirituelle, l’âme. La question de la mort est donc très étroitement liée à la question de l’existence de l’âme, à celle de son éventuelle immortalité, et enfin à celle du rapport de l’âme au corps. Nous avons donc finalement ramené le sujet à des questions dûment étudiées au cours de l’année, sans pour autant sacrifier sa spécificité !

Définir la notion de corps

Pour parachever ce travail d’analyse, définissons plus précisément la notion de corps. On peut définir le corps comme suit :

1) Au sens le plus général, le corps est synonyme de matière : c’est l’ensemble des choses qui possèdent les propriétés de l’étendue, de la dureté et de la divisibilité.

2) Plus particulièrement, un corps est un élément délimité de l’ensemble défini en 1 : en ce sens, un caillou est un corps : il est étendu, dur et divisible, mais constitue une unité délimitée qui se distingue du reste de la matière.

3) Plus particulièrement encore, un corps est non seulement un morceau de matière délimité, mais aussi agencé selon une organisation qui permet d’assurer le maintien de la vie. Une pierre ne vit pas, mais une plante, un animal ou un homme vivent. Ils sont des corps au sens 3. On peut donc diviser le corps en deux grands groupes : l’inorganique (minéraux) et l’organique (végétaux, animaux, hommes).

Problématisation

Nous disposons à présent de tous les éléments nécessaires à l’élaboration de notre problématique. On peut dire que le corps au sens 2 ne meurent pas (les cailloux ne vivent pas), mais que le corps au sens 3 meurt bel et bien. Il s’agit donc de savoir ce qui fait qu’on applique le terme à l’un de ces groupes de phénomènes matériels et pas à l’autre. Une autre question intéressante serait de savoir si les plantes et les animaux sont vraiment susceptibles de mourir : si la mort se définit comme séparation de l’âme et du corps, il n’est pas certain que les plantes et les animaux, en ce sens, puissent mourir.

Il faut trouver une problématique assez englobante, qui permette de traiter de tous les problèmes dégagés précédemment. Nous poserons celle-ci : La mort n’est-elle que la séparation de l’âme et du corps ?

Précision avant le développement

La question de la mort est l’une des plus importantes de l’existence humaine, elle présente une charge existentielle forte et pour cette raison, de nombreuses réponses de type religieux lui ont été apportées. On sera donc peut-être tenté, ici plus encore qu’ailleurs, de faire un inventaire des réponses fournies à cette question par les diverses spiritualités existantes au lieu de produire une réflexion philosophique suivie et argumentée. C’est un écueil à éviter absolument : une question philosophique appelle non pas un exposé sur une multitude de croyances présentées comme infondées et toutes mises sur le même plan, mais un exposé réfléchi qui présente des raisons de penser ceci plutôt que cela. Rappelez-vous que la vie après la mort, l’existence de l’âme ou sa non-existence, etc., sont non seulement des croyances mais aussi des thèses philosophiques susceptibles d’être rationnellement fondées.

Plan détaillé

I – Le dualisme de l’âme et du corps : la mort comme mort du corps et libération de l’âme

a) La mort comme renaissance spirituelle

L’immortalité de l’âme n’est pas seulement un dogme religieux, mais une thèse philosophique qu’il est possible de soutenir par des arguments, comme le fait par exemple Platon dans le Phédon.

Cette thèse étant établie, la mort peut apparaître comme libératrice, dans la mesure où elle permet à l’âme de rejoindre des réalités spirituelles plus conformes à sa nature que les réalités matérielles.

Références :

Platon, Phédon (A lire : série d’articles sur Platon) 

Georges Brassens, « Supplique pour être enterré à la plage de Sète » : « Note ce qu’il faudrait qu’il advînt de mon corps / Lorsque mon âme et lui ne seront plus d’accord / Que sur un seul point : la rupture »

b) La mort comme épreuve morale

La séparation de l’âme et du corps est aussi pour l’âme une épreuve morale. Métempsycose platonicienne : avant de pouvoir demeurer dans le ciel intelligible, l’âme doit, plusieurs vies de suite, choisir un nouveau corps pour une nouvelle vie, et réussira d’autant mieux à faire le bon choix qu’elle s’est mieux comportée dans son incarnation précédente. Vie future dans le christianisme : le jour du Jugement dernier, les hommes seront moralement jugés par Dieu, et les meilleurs seront envoyés au Paradis. Mais la vie au Paradis se fait après une résurrection dans un corps transfiguré, appelé « corps glorieux », qui montre que corporéité et pureté morale ne sont pas incompatibles.

Références :

Platon, République (A lire : série d’articles sur Platon) 

Saint Paul, Première lettre aux Corinthiens, 15, 40 : « Il y a des corps célestes et des corps terrestres »

René-Louis Lafforgue, « Le grand Manitou » : « Par la route la plus directe / Si Dieu n’est pas un chicanier / J’irai jusqu’au grand architecte / Le jour du Jugement dernier / Si le Seigneur en tête-à-tête / Inquiet de mon hérédité / Veut un curriculum vitae »

c) Les animaux ne meurent pas : ils cessent de fonctionner

Si l’âme est humaine est immortelle, il faut savoir si les animaux ont ou non une âme, et ce qu’elle devient après la mort. On peut soutenir position cartésienne consiste à dénier toute âme à l’animal et à le réduire à un organisme matériel certes complexe, mais dépourvu de substance spirituelle : on peut expliquer tous les actes de l’animal par la causalité matérielle, sans devoir recourir à un principe moteur spirituel. Dans cette conception, donc, les animaux ne survivent pas à la mort biologique. Il n’y a pas chez eux de mort comme séparation de l’âme et du corps, ils ne font que cesser de fonctionner comme une machine endommagée.

Références :

René Descartes, Discours de la méthode (A lire : série d’articles consacrée à Descartes !)

Jean de La Fontaine, Discours à Madame de la Sablière

II – La mort du point de vue matérialiste : tous les organismes meurent

a) L’âme est corporelle et se dissout avec le corps

Si seuls existent dans le monde la matière, c’est-à-dire selon Épicure les atomes, l’âme n’existe pas en tant que réalité spirituelle, c’est-à-dire immatérielle. L’âme est réductible elle aussi à la corporéité : elle est faite d’atomes, avec cette seule différence que ces atomes sont plus fins que ceux qui constituent notre corps. Les hommes ne sont donc comme les animaux que des corps particulièrement bien organisés, certes, mais sans principe spirituel, car l’âme elle-même est un corps.

Références :

Lucrèce, De natura rerum (A lire : série d’articles sur Lucrèce) 

Julien Offray de La Mettrie, L’homme-machine

b) La mort n’est rien pour nous

Le caractère désespérant de la matérialité de l’âme, et donc de la possibilité de sa mort par dissolution, peut apparaître comme une mauvaise nouvelle sur le plan existentiel. Mais si le désir d’immortalité est ici battu en brèche, la mortalité de l’âme apporte également son lot de consolation : l’âme est le principe du sentiment, c’est-à-dire de la possibilité de recevoir du plaisir et de la souffrance ; or la mort dissout les atomes qui constituent l’âme, et donc avec elle disparaît la sensibilité ; la mort est donc pour nous insensible. Elle est une fin définitive, mais ce n’est ni un bien ni un mal.

Épicure, Lettres, Maximes, Sentences

Julien Offray de La Mettrie, L’homme-machine

c) Tous les organismes meurent

Mais si la mort, loin d’être la séparation de l’âme immatérielle d’avec le corps, n’est qu’une dissolution matérielle, il s’ensuit que la mort n’est pas le privilège de l’homme : tous les corps meurent, les plantes, les animaux, les hommes, mais aussi les planètes qui sont des espèces de super-vivants, qui ont comme les êtres vivants une croissance (influx de matière), une période de stabilité (maintien de la même quantité de matière) et une décroissance (reflux de matière) qui aboutit à la mort (dissolution totale).

Références :

Giordano Bruno, L’Infini, l’univers et les mondes

François Villon, Le Testament (Plus de précisions dans cet article)

III – L’immortalité sans personnalité

a) L’immortalité de l’homme dans la gloire

Si l’on conçoit l’immortalité comme immortalité personnelle, il n’y a que l’homme qui meurt, car lui seul possède réellement une individualité (les animaux n’étant que des représentants de leur espèce sans spécificité individuelle vraiment marquée). Pour conserver cette individualité forte par-delà la mort de l’individu à laquelle elle est attachée, il faut produire de grandes actions (politiques) ou de grandes paroles (œuvres). La gloire est ainsi le moyen, pour l’individu biologiquement mortel, de conquérir une certaine forme d’immortalité. L’individu meurt, mais une trace de lui subsiste dans la mémoire collective.

Références :

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne

Platon, Le Banquet (A lire : série d’articles sur Platon !)

b) L’immortalité de la matière

Si l’on cesse totalement de concevoir l’immortalité comme immortalité de la personne (par la conservation de la personne elle-même ou par la conservation d’une trace qui rappelle son individualité), mais dans un sens plus large, l’immortalité est possible même si l’âme n’existe pas, et même sans la gloire individuelle. La matière qui composait notre corps sera réutilisée pour produire d’autres corps, et ainsi de suite à l’infini. Nous sommes immortels en tant que partie de la matière éternelle, qui change de forme sans jamais être elle-même détruite. En ce sens, les végétaux et les animaux sont également immortels.

Références :

Guy de Maupassant, Fou

Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir (Pour plus de précision : à lire cet article)

Shakespeare, Hamlet

c) L’immortalité de l’essence commune des êtres

Cette immortalité non personnelle peut encore être conçue comme appartenance non à une même matière éternelle, mais à une même essence spirituelle éternelle. Schopenhauer montre ainsi que la matière et l’ensemble des choses matérielles ne sont que des illusions, des représentations pour nous. Ce qui existe réellement, en soi, c’est la Volonté, essence unique et éternelle de toutes choses. En ce sens, la mort n’affecte que les choses matérielles illusoires, jamais la vraie réalité.

Références :

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation

Guillaume Apollinaire, « Si je mourais là-bas »