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Sujet : Le livre de la nature

Dans son traité l’Essayeur, Galilée compare l’Univers à un livre écrit en langage mathématique. La nature, comprise ici comme étant la réalité primordiale, serait donc lisible, compréhensible par et pour nous. La mathématique se donne en effet langage clair et compréhensible, au sein duquel toutes choses sont liées entre elles. Or justement la nature nous est toujours incompréhensible, ou du moins peu compréhensible, elle nous apparaît comme un absolu, une réalité qui ne se laisse pas objectiver. Cette idée selon laquelle le livre de la nature serait écrit en langage mathématique semble donc fort paradoxale. Mais plus encore, l’idée même d’un livre de la nature fait problème. En effet, un livre est le support d’un contenu spirituel exprimé par un sujet à destination d’un ou d’autres sujets. Or le destinataire d’un livre ne saurait être qu’un sujet humain, attendu que l’homme est seul à même de recevoir et de comprendre, de déchiffrer un contenu spirituel. Dès lors, parler du livre de la nature pourrait signifier deux choses : soit la nature est un livre, auquel cas reste à savoir quel en est l’auteur, en quel langage il est écrit et ce qu’il nous dit, soit la nature est l’auteur d’un livre à notre destination. Cette dernière idée semble cependant faire à nouveau problème, puisqu’elle suppose que la nature est capable de nous parler, de dire quelque chose, c’est-à-dire d’extérioriser un contenu spirituel et de le faire dans un langage donné. Or la nature apparaît comme étrangère à la sphère de l’esprit et du langage en tant qu’elle serait pure extériorité. D’autre part cette idée suppose, en admettant qu’elle puisse le faire, que la nature chercher à s’adresser à nous, à nous en particulier, c’est-à-dire qu’elle ne serait pas indifférente au genre humain. Même en admettant que la nature puisse s’adresser à nous et qu’elle le fasse, resterait à savoir quel est le support qui lui sert pour « écrire » le livre de la nature, et, le cas échéant, ce qu’il contient. Car après tout, en admettant que le livre de la nature existe, encore faudrait-il pouvoir, pour le lire, l’identifier, mais surtout qu’il vaille la peine d’être lu. Comment donc dans ces conditions l’idée du livre de la nature peut-elle faire sens, alors même que la nature semble étrangère à tout ce qu’est un livre ? Nous avons toutefois le sentiment que la nature nous dit quelque chose, et l’idée du livre de la nature est presque un lieu commun. Or le sentiment, s’il renvoie certes à une possible illusion, s’avère aussi être un mode de connaissance pertinent pour aborder une réalité qui ne se laisse pas objectiver – de là l’importance que Pascal accorde au cœur dans la connaissance de Dieu -, ce qui est justement le cas de la nature.

La nature apparaît à première vue ne contentant rien d’essentiel et étrangère à l’ordre même du langage, de sorte que l’idée de livre de la nature semble absurde. Toutefois toute notre expérience du monde est celle d’un être de langage, à travers notre corporéité, nous somme en dialogue permanent avec la nature, qui apparaît alors bien comme un livre dont elle est elle-même l’auteur, et qui nous dirait quelque chose d’essentiel. Mais ce livre, comment prétendre le lire, attendu que c’est au fond toujours nous qui, d’un point de vue humain, déterminons la nature, comment dire ce qu’il contient véritablement ?

Lorsque nous parlons du livre de la nature, nous pouvons par là entendre que la nature est un livre qui nous serait adressé. Dès lors, le premier auteur possible de ce livre serait Dieu. La nature apparaît en effet comme un absolu immanent, et le seul absolu dont on puisse envisager qu’il en soit à l’origine est Dieu. Dans cette perspective, la nature serait à la fois le support et le contenu. Cependant, le seul langage qui apparaît clairement, de façon incontestable ou presque, dans la nature, est comme l’écrit Galilée le langage mathématique. Si donc le livre de la nature est la nature elle-même et a Dieu pour auteur, le langage mathématique devrait permettre de le lire, de le déchiffrer entièrement et donc de comprendre ce que Dieu nous y dirait, de comprendre le message qui nous serait adressé par lui. Or comme l’écrit Pascal dans ses Pensées « la mathématique est inutile dans sa profondeur », c’est-à-dire qu’elle ne nous dit rien au point de vue du sens, de la valeur, elle est complètement muette sur ce que nous devrions faire, elle ne nous dit rien d’essentiel. Dès lors, l’idée que la nature soit un livre ayant Dieu pour auteur, semble absurde. Dieu ne saurait en effet être étranger à l’ordre du sens et de la valeur. Si donc il s’adressait à nous à travers un livre, ce livre ne pourrait pas ne rien nous dire d’essentiel. Ainsi donc en envisageant le livre de la nature comme étant la nature elle-même et ayant Dieu pour auteur, l’idée de livre de la nature ne fait pas sens.

Mais alors ce serait à dire que la nature elle-même est l’auteur du dit «livre de la nature ». Or, justement, cela semble impossible. En effet, le livre dit quelque chose, il est l’extériorisation d’un contenu spirituel, et suppose donc chez son auteur un esprit et un intériorité, pour qu’il y ait quelque chose à extérioriser. Or justement, en tant qu’elle est comme l’explique Descartes dans son Traité du monde, « non pas quelque déesse […] mais la matière même », la nature est profondément étrangère à toute intériorité, et donc nécessairement incapable d’extérioriser quoique ce soit. Etant pure extériorité, la nature apparaît étrangère à la sphère de l’esprit et du langage, et donc étrangère à ce que suppose le livre, à ce qui est nécessaire à l’existence même d’un livre. La nature ne saurait donc être l’auteur d’un livre, puisque, étrangère à la sphère de l’esprit, elle est incapable de transmettre un contenu spirituel, ce qui est justement, la fonction même d’un livre.

D’ailleurs, même en admettant qu’elle puisse nous dire quelque chose, qu’elle puisse être l’auteur d’un hypothétique livre qui nous serait adressé, la nature apparaît comme étant profondément indifférente au genre humain et à tout ce qui est essentiel pour lui, à savoir la valeur et le sens. La nature est en effet partout et toujours la même, dans nos joies comme dans nos peines, indifférente à nos malheurs comme à notre bonheur. Ainsi le Dr.Rieux fait-il, dans le roman La Peste d’Albert Camus, l’expérience de cette profonde indifférence de la nature à notre égard : alors qu’il visite à l’hôpital les pestiférés agonisants, il entend par la fenêtre ouverte le champ des oiseaux, et aperçoit le ciel bleu et la mer calme. On se rend encore compte combien la nature apparaît étrangère à la valeur à travers le mouvement le plus naturel qui soit, à savoir la persévérance dans son être, ce que Spinoza appelle le conatus. Ainsi lorsque dans l’Iliade Achille abandonne toute retenue et traîne derrière son char le cadavre d’Hector, ne faisant alors rien d’autre que persévérer dans son être, il est déshumanisé, comparé à un lion, car il ne voit plus la valeur qu’incarne le cadavre d’Hector. En tant qu’extériorité la nature est également étrangère à l’ordre du sens : c’est ce qu’entend Dostoïevski lorsqu’à la fin de la nouvelle Une femme douce il écrit « Ô nature inerte et morte ! Les hommes sont seuls sur terre, voilà le malheur ! […] Rien que des hommes, et autour d’eux c’est le silence – la voilà la terre. » : seuls au milieu de la nature, seuls à posséder une intériorité au milieu de toute cette extériorité qui nous apparaît vide de sens, nous nous sentons exilés, car justement la nature semble ne rien nous dire, elle ne semble pas avoir écrit de livre qui contiendrait quelque chose d’essentiel pour nous. Ainsi donc l’idée d’un livre de la nature apparaît a priori absurde.

Cependant nous avons bien le sentiment que la nature nous parle ; Baudelaire dit ainsi dans son poème « Correspondances » y entendre « de confuses paroles », et y voit « des forêts de symboles ». De fait, l’idée de livre de la nature est presque devenue un lieu commun. Mais comment ce sentiment, cette intuition peuvent-ils faire sens, au vu de ce qui précède ?

Si nous possédons bien une intériorité, nous ne sommes pas totalement étrangers à l’extériorité, et donc à la nature. Par notre corps, nous appartenons pleinement à la nature, de sorte que, par la corporéité, la nature peut effectivement s’adresser à nous. Merleau-Ponty observe ainsi dans sa Phénoménologie de la perception que « les relations entre les choses ou les aspects des choses étant toujours médiatisées par notre corps, la nature entière est la mise en scène de notre vie ou notre interlocuteur dans une sorte de dialogue ». Nous avons beau chercher à nous en abstraire, nous appartenons à la nature, nous sommes à la fois transcendants et immanents, nous en sommes en même temps que nous y sommes. Dès lors, toute notre expérience du monde étant, comme l’explique Emile Benveniste dans ses Problèmes de linguistique générale, une expérience d’être de langage, la nature nous apparaît bien comme un livre, dont elle est elle-même l’auteur. Elle se présente en effet à nous comme un contenu à analyser, à déchiffrer. Son langage est pour nous confus, mais elle apparaît bien, mais elle apparaît bien comme un livre que nous devons lire, car il nous semble contenir quelque chose d’essentiel.

Ce que nous parvenons à dégager de ce qu’il convient alors bien d’appeler le livre de la nature, c’est dans un premier temps une norme morale et esthétique. En effet, il nous apparaît, en considérant la nature, qu’elle est finalisée : chaque être naturel porte en effet en lui, comme l’écrit Aristote dans sa Physique, une loi de développement autonome orientée vers une fin, un télos qui lui est propre. Dès lors, comme il l’explique dans son Ethique à Nicomaque, le bien d’un être est déterminé par sa fin, et la morale est donc étayée en nature, puisqu’elle vise le bien d’un être, qui est donc déterminé par la nature. Le livre de la nature semble encore nous offrir une norme esthétique. En effet, ce qui produit l’harmonie et le beau dans la nature, c’est l’ordre et la justesse des proportions. Dès lors, le beau en art doit se plier au même conditions que le beau dans la nature, pour être véritablement beau.

Le livre de la nature semble enfin, à travers la « lecture » que nous pouvons en faire à travers notre corporéité, répondre à notre soucis  de sens, à notre inquiétude axiologique. En effet, à travers l’expérience de la « belle nature », est éveillée en nous l’idée d’absolu, comme l’explique Kant dans sa Critique de la faculté de juger : l’expérience du sublime, c’est-à-dire de l’absolument grand, nous donne à concevoir l’absolu, s’adresse par là à notre raison, à notre faculté d’accès à l’universel. A travers notre corporéité, nous parvenons à lire le livre de la nature, qui n’est autre que la nature s’offrant à nous, nous entrevoyons l’absolu dont nous avons tant soif. Ainsi donc, la nature apparaît, en tant qu’elle s’adresse à nous à travers notre corporéité, comme un livre, le livre de la nature, dont elle serait elle-même l’auteur, et qui contiendrait la réponse à notre soucis de valeur et de sens.

Cependant la nature nous apparaît toujours à travers le prisme de nos représentations symboliques, c’est-à-dire à travers notre coutume. Dès lors, comment prétendre lire véritablement ce que contient le livre de la nature, attendu qu’il nous apparaît toujours à travers un prisme déformant ?

Si le livre de la nature correspond bien à une réalité, cette réalité n’est en fait jamais véritablement identifiable par et pour nous. Ce que nous appelons nature n’est jamais qu’une représentation que nous avons, propre à notre coutume, à notre culture, de ce qu’est la nature, mais ce n’est jamais véritablement la nature. D’une part le livre de la nature est écrit dans un langage qui s’adresse à notre sentiment, à notre intuition, et donc un langage confus, équivoque, ambigu, d’autre part nous sommes incapables, quand bien même il serait écrit dans un langage clair, de lire objectivement, en nous détachant du prisme de notre coutume. En effet, la coutume réside en un tissus d’habitus, d’avoirs, d’acquis qui sont devenus être, qui font partie de noter être même. Nous ne pouvons donc jamais véritablement​ nous détacher de notre coutume pour lire le livre de la nature objectivement. C’est en ce sens que Pascal écrit dans ses Pensées qu’ « [il a] grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume » : ce que nous appelons nature, et à quoi nous nous référons comme un absolu, une norme, n’est en fait que le reflet de notre coutume.

Dès lors au-delà du livre de la nature, qui existe bien mais que nous ne pouvons pas lire, dont nous ne pouvons déterminer le contenu, il y a en réalité des livres de la nature, qui correspondent aux diverses interprétations de ce livre. Or ces livres, qui ne sont que des discours culturels au sujet du livre original, s’avèrent souvent n’être que des tentatives d’absolutiser une coutume particulière, et donc relative, en l’érigeant en nature. Pascal dénonce ainsi dans ses Trois discours sur la condition des grands l’absolutisation de la coutume dans les tentatives de faire passer les « grandeurs d’établissement », culturelles et relatives, pour des « grandeurs naturelles », absolument fondées. C’est ainsi que nous tendons à identifier, par exemple, le modèle de la famille nucléaire à un modèle  naturel, or, comme l’a montré Philippe Ariès dans La place de l’enfant sous l’Ancien Régime, c’est là un modèle relativement récent.

Cependant le livre de la nature ne nous est pas pour autant inutile. En effet, il nous fait entrevoir l’idée d’un absolu moral, d’une loi morale absolue, et nous pouvons tout de même, sans l’y lire directement, parvenir le déterminer à partir du livre de la nature. La nature nous apparaît toujours comme régie par des lois nécessaires et absolues, qu’il est impossible de transgresser. Dès lors, le livre de la nature contient un modèle à partir duquel nous pouvons envisager de déterminer une morale universelle : en pensant la nécessité morale sur le modèle de la nécessité naturelle, nous pouvons envisager de la déterminer. C’est là le sens de l’impératif catégorique formulé par Kant dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs : « agis toujours comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». Si nous ne pouvons pas lire la morale universelle que contient le livre de la nature, nous pouvons tout de même la déterminer à partir du peu que nous arrivons à y lire.

Si donc l’idée de livre de la nature apparaît à première vue absurde, puisque la nature ne semble rien contenir d’essentiel, être étrangère à l’ordre du langage et de l’esprit, que suppose le livre, et indifférente au genre humain, notre rapport à la nature est en fait, à travers notre corporéité, un dialogue constant. La nature apparaît donc elle-même comme un livre, et ce livre de la nature contient ce qui est essentiel pour nous : la norme morale et esthétique et surtout l’idée d’absolu. Cependant il nous est impossible de véritablement lire le livre de la nature, car nous ne l’abordons jamais qu’à travers le prisme de notre coutume, dont nous ne pouvons pas nous abstraire. Le contenu du livre de la nature ne nous est donc que très partiellement accessible, nous n’avons pas directement accès à ce qu’il contient.