Voilà un article pour te présenter l’une des plus grandes œuvres de la poésie française, la  « Ballade des pendus » de Villon. Après l’introduction et le texte du poème (qui est quasiment le texte original : seule l’orthographe de certains mots a été modifiée pour répondre aux règles modernes), tu trouveras un commentaire en deux parties : d’abord une analyse formelle en quatre points qui insiste sur les aspects incontournables de cette œuvre, puis une liste des éléments facilement utilisables dans une dissertation sur le corps.

La « Ballade des pendus » ou « l’épitaphe de Villon » est l’œuvre la plus connue du poète français François Villon, qui a vécu à la fin du Moyen-Âge. Il l’écrit alors qu’il est condamné à mort par pendaison : le poème prend donc des airs de marche funèbre au rythme inquiétant, qui traduit la profonde angoisse de Villon. Celui-ci fait le choix d’une focalisation interne, dans laquelle c’est le mort de demain qui a pris la parole du poète vivant, pour témoigner du sort de ses compagnons de gibet. On peut parler ici d’une prosopopée, puisque c’est un mort qui parle. Pour l’anecdote : après appel, le Parlement annule finalement la peine du poète, mais le bannit ; on perd alors toute de trace de Villon.

Un point formel : si on parle ici d’une ballade, ce n’est pas simplement parce que le poème comporte un refrain, qui lui donne un air de chanson. La ballade est un poème médiéval composé de trois strophes (ici des strophes de dix vers, donc des dizains) et d’une demi-strophe appelée envoi (ici cinq vers : un quintil), chacune étant terminée par un refrain (que tu vas vite repérer…). On est ici en présence de décasyllabes, c’est-à-dire de vers à dix pieds. C’est toujours bon de montrer à un correcteur que tu sais de quoi tu parles !

Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Vous nous voyez ci attachés, cinq, six :
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s’en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Se frères vous clamons, pas n’en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n’ont pas bon sens rassis.
Excusez-nous, puisque sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l’infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

La pluie nous a débués et lavés,
Et le soleil desséchés et noircis.
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu’Enfer n’ait de nous seigneurie :
A lui n’ayons que faire ne que soudre.
Hommes, ici n’a point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Pour le vocabulaire : « harie » signifie « tourmente » ; « débués » veut dire « lessivés » ; « soudre », c’est « payer, acquitter » et « absoudre », souvent répété : « pour un confesseur, remettre, au nom de Dieu, les péchés du pénitent par la formule et le geste de l’absolution » d’après le CNRTL.

Ce poème traduit clairement l’angoisse de François Villon face à la mort, avec d’autant plus de force qu’il sent que la sienne est proche : déjà, le pendu a pris la place de l’auteur. Alors, quelle est la visée de son poème ? Il est clair qu’elle dépasse la simple constatation que notre corps est éphémère alors que notre âme, elle, est immortelle, selon la religion chrétienne.

L’appel d’un mort pour la clémence de Dieu et des vivants

La « ballade des pendus » est d’abord l’appel d’un pêcheur pour la rédemption divine, par l’intermédiaire de la prière des vivants. Villon a eu une vie mouvementée et commis des actes condamnés par l’Église et la morale : il a tué un prêtre lors d’une rixe en 1455, et a cambriolé, avec des compagnons, les coffres du Collège de Navarre. Ce décalage entre la réalité de sa vie et ses espoirs spirituels se traduit tout au long du texte par différents procédés. Le poète utilise de nombreux impératifs pour inciter les vivants à prier pour les morts : « N’ayez les cœurs contre nous endurcis » (v. 2), « Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! » (v. 10, 20, 30, 40). L’attention qu’il porte aux mots à la rime est également révélatrice : elle permet le rapprochement entre l’appel « N’ayez les cœurs contre nous endurcis » (v.2) et le vers 4 qui consiste en une élévation vers le ciel : « Dieu en aura plus tôt de vous mercis », faisant ainsi un lien direct entre la charité chrétienne, sur terre, et sa conséquence pour la vie éternelle des croyants. Cette balade est ainsi la prière subtile d’un pendu qui émet une double supplication : celle de son propre salut, qui est obtenu par la compassion des vivants, ses « frères » (v.1), et celle du salut des vivants, qu’ils obtiennent en changeant leur mode de vie, ayant vu le spectacle répugnant du corps des condamnés à la potence. On peut parler ici de memento mori (« souviens-toi que tu es mortel »). Le refrain le montre d’ailleurs de façon explicite : « Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! » : le poète, mettant « tous » en emphase, regroupe ces deux demandes dans une même phrase exclamative.

C’est donc l’universalité de la condition humaine, soumise aux lois naturelles et divines, qui se lit dans ce chef-d’œuvre de Villon. Le ton est donné dès le premier vers, par l’apostrophe « frères humains » (v.1) qui réunit tous les hommes, quel que soit leur statut. L’injonction finale insiste sur ce caractère général en reformulant le vers d’ouverture : « Hommes, ici n’a point de moquerie » (v. 34) : ce qui arrive au poète pourrait arriver à tous. Mais la réflexion se fait plus subtile : sous le regard de Dieu, les hommes peuvent être différenciés selon la droiture de leur vie terrestre. Villon l’explique aux vers 14 et 15 : « Toutefois, vous savez // Que tous hommes n’ont pas bon sens rassis ». Et c’est là où la supplication de Villon prend tout son intérêt : il parle comme un homme qui sait qu’il mérite son châtiment, et assume pleinement ses péchés. C’est ce que montre l’enjambement « quoique fûmes occis // par justice » (v. 12-13) qui permet d’insister sur le caractère légitime de sa peine. Pourquoi une telle manière de procéder ? Voilà une interprétation possible : à travers cette ballade, Villon reconnaît ses péchés : il a privilégié les plaisirs de la chair aux considérations religieuses et spirituelles. Mais en les reconnaissant, comme dit le proverbe « faute avouée à demi pardonnée », il attire encore plus la pitié, et peut donc espérer que les vivants prient pour le salut de son âme.

François Villon propose une réflexion subtile et argumentée sur le corps (ça tombe à pic), son statut et son importance, présente en particulier dans la première et la troisième strophe. C’est d’abord une réflexion temporelle que présente la rime entre le vers 6 et le vers 7 : « Quant à la chair, que trop avons nourrie, // Elle est piéça dévorée et pourrie ». Ce qui importe, c’est le passé du poète, un passé fait d’excès de tout genre (on rappelle que la gourmandise est considérée depuis Thomas d’Aquin comme un péché capital), qui induit directement la décomposition de son corps, qui frappe les esprits par l’accumulation des caractéristiques péjoratives. Le rythme binaire, utilisé à de nombreuses reprises, insiste sur la rapidité de cette dégradation physique : « dévorée et pourrie » (v.7), « cendre et poudre » (v.8), « débués et lavés » (v.21), « desséchés et noircis » (v.24). D’ailleurs, la personnification, utilisée à deux reprises (« et nous, les os » v.8), et pour le vent qui éprouve du « plaisir » v.29), met le poète sur le même plan que des éléments minéraux et inanimés, ce qui permet d’insister sur la contingence du corps. Cette dépouille est méconnaissable : en effet, les attributs qui donne son humanité au corps sont détruits par la nature, aussi bien les yeux (« Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés » v. 23) que la bouche qui permet la parole (« Et arraché la barbe » v. 24). Pourquoi une telle insistance ? La description est tellement imagée qu’elle ne peut manquer de frapper l’esprit des lecteurs de Villon, de les bouleverser, et par conséquent de les questionner sur leur rapport à leur corps et à la foi.

Un texte percutant et interrogateur

D’où provient alors l’efficacité de la ballade ? Avant tout, la description réaliste que fait le poète de la décomposition atroce du corps provoque chez le lecteur la volonté de ne pas connaître le même sort. Dans notre esprit apparaît clairement l’image de ces cadavres qui se balancent dans le vent, noirs, inertes, méconnaissables… Mais paradoxalement, on finit le poème avec un certain sentiment d’impuissance. Il semble que les vivants sont inertes et muets ; seuls les morts parlent et s’agitent (« Puis çà, puis là, comme le vent varie, //A son plaisir sans cesser nous charrie » v. 28-29). Ne peut-on pas imaginer qu’il s’agit là d’une des visées du poème ? A travers la ballade, Villon appelle le lecteur (vivant) à mieux orienter sa vie selon la loi de Dieu et de l’Église.

Le poème est finalement une élévation constante des hommes, pénitents, vers le Dieu rédempteur. N’oublions pas que le Moyen-Âge est profondément empreint de la mentalité religieuse du christianisme, qui rythme la vie quotidienne et concentre les craintes des croyants quant à la vie après la mort. Chaque strophe traduit ce mouvement d’ascension : la première s’ouvre ainsi par « frères humains » (v.1) pour se clore par un appel à la clémence divine : « mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! » (v.10). La forme générale du poème est la même : la première strophe est concentrée sur la dégradation infecte du corps de l’homme, la dernière sur la majesté du Christ (« Prince Jésus » v. 31). Cette majesté est renforcée par l’utilisation du verbe « tarir » (v. 17 : « Que sa grâce ne soit pour nous tarie »), verbe qui se rapporte à l’eau d’une source : le poète voit donc en Jésus la source éternelle de la rédemption des pécheurs.

Quelques points à retenir pour une dissertation !

  • Le poème dont il s’agit est une ballade, une forme poétique codifiée du Moyen-Âge, mais également un épitaphe pour Villon qui attend sa mort. On glissera subtilement dans une copie les formules de memento mori ou on parlera d’un « chant du cygne » de Villon (c’est-à-dire sa dernière œuvre remarquable).
  • Le corps sert à Villon d’élément déclencheur de la pitié et de la piété des croyants. En décrivant de façon réaliste la décomposition immonde du corps des pendus, il cherche à attirer sur lui la clémence divine, et à aider les vivants pour qu’ils vivent de façon plus fidèle aux commandements religieux.
  • Le corps se détériore rapidement (voir les rythmes binaires) : il a finalement peu d’importance face à l’âme immortelle. L’angoisse profonde qui émane de ce poème vient alors du fait que Villon fait cette constatation au crépuscule de son propre trépas.
  • Mais ce qui en fait un poème si efficace, c’est avant tout le réalisme macabre de la description, qui tire sa source de la vie d’excès qu’a mené Villon. Le lecteur est traumatisé, ou presque, devant le spectacle des cadavres dévorés par la vermine et les insectes : il prend les morts en pitié (Villon demande en effet les prières des hommes) mais cherche également à rendre sa vie plus conforme aux exigences de la loi chrétienne. Le poème est ainsi une élévation qui part des hommes pour aller jusqu’à une supplication à Jésus.