Le travail de Bourdieu s’appuie sur l’analyse de différents auteurs à l’origine de la théorie du langage et précurseurs de la linguistique. Il démontre dans cet ouvrage le rôle essentiel du contexte social et historique pour la formation du langage et d’autant plus, pour l’utilisation de la parole par un individu qui s’inscrit dans un contexte stratégique au sein d’un marché linguistique. 

Les théoriciens classiques du langage 

1) Distinction entre langue et parole selon Saussure :

  1. la “langue” renvoie à un système de signe conçu comme auto-suffisant
  2. la “parole” correspond à l’actualisation localisée de ce système par les locuteurs particuliers

Pour être plus clair, le langage est commun, la parole est l’utilisation individuelle de ce bien commun (le langage).

Démarche scientifique de Saussure : étude des langues proto indo-européenne pour vérifier son analyse.

2) Distinction effectuée par Chomsky entre la compétence et la performance :

  1. La “compétence” est l’idéal d’usage de la langue tel qu’elle est conçue grammaticalement, etc.
  2. La “performance” correspond à l’usage dans les faits de la langue. Par exemple : le groupe de souffle est une performance, dans le sens où le souffle que l’on a en parlant une langue est une actualisation dans les faits de ce qu’est la langue dans l’idéal. Une langue idéalement ne prend pas en compte le souffle qu’il faut pour la parler.

La critique de Bourdieu :

  • Il reproche à ces deux auteurs d’effectuer une substantivation du langage, ils désencastrent en quelque sorte la langue de son contexte historique et social. Et c’est ce qui mène selon lui à “l’illusion du communisme linguistique”, donc à une forme d’utilisation uniforme et homogène de tous les individus d’une même langue.
  • De plus, en prenant comme modèle normatif l’usage correct de la langue, le linguiste produit cette illusion et néglige un ensemble particulier de pratiques linguistiques comme dominantes et légitimes.

Comment ces pratiques linguistiques deviennent-elles dominantes et légitimes ?

 Cela passe par un processus historique complexe qui inclut des conflits majeurs. Or cela est tenu pour acquis par ces linguistes et c’est ce que leur reproche Bourdieu.

Un exemple historique pour l’illustrer En France, l’étude de l’imposition d’un français officiel dans l’Histoire de la langue française des origines à nos jours de F. Brunot montre qu’il y a eu un processus d’unification linguistique qui s’est produit parallèlement au développement d’un État monarchique ex : l’Ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 qui a rendu obligatoire l’usage du français au niveau administratif.

Les classes supérieures ont acquis le monopole du pouvoir politique car elles étaient en possession du langage officiel.

Pour accéder au marché du travail, les populations utilisant le dialecte devaient, selon Bourdieu, être amenées à “collaborer à la destruction de leurs instruments d’expression puisqu’elles devaient substituer leur dialecte à la langue officielle. Voir Chapitre 1 sur “La production et la reproduction de la langue légitime”.

Qu’est-ce qui est effectivement impliqué dans l’acte de parole ?

Pour Bourdieu, ce n’est pas une simple “réalisation” d‘un système linguistique préexistant : la parole est plus complexe et créative que ce que dit le modèle mécanique de Saussure.

OR Chomsky prend en compte la créativité du langage avec le concept de compétence.

Les objections de Bourdieu à Chomsky :

  • Critique de l’abstraction de sa théorie : “un individu = un nombre limité de mot qui conduit à une production illimitée de phrases grammaticales correctes” selon Chomsky, il procède ainsi à une idéalisation des compétences du locuteur.
  • Les individus dans les faits produisent des expressions adaptées aux situations particulières : il existe des stratégies dans l’usage de langue qui sont implicitement ajustées aux rapports de pouvoir entre les locuteurs et les auditeurs. Il y a une reconnaissance du droit à la parole dans les situations de communication ce qui dépasse un simple “codage et décodage de message grammaticalement formés”.

Austin, La parole performative, théoricien de l’acte de langage.

Selon lui, il existe des énoncés qui ne sont pas des manières de rapporter ou de décrire un état des choses, mais bien plutôt d’agir et de participer à un rituel. (voir : la parole ritualisée)

Selon Bourdieu, l’efficacité des énoncés performatifs sont intrinsèquement liés à l’existence d’une institution définissant les conditions qui doivent être remplie pour qu’il le soit.

Une institution : c’est ce qui confère aux individus des formes de pouvoirs, statut et ressource.

Pour que la parole soit performative, il y a besoin d’une autorité.

Les limites selon Bourdieu :

  1. Si les théoriciens de l’acte de langage admettent qu’il existe des conditions de félicité pour que la parole soit performative, ils oublient toutefois les conditions sociales de la communication.
  2. De plus, énoncer n’est-il  pas déjà un acte ? Il est difficile de trouver des frontières entre un énoncé qui est performatif, et un énoncé qui ne le serait pas. Typiquement, lorsque l’on parle et que quelqu’un agit en conséquence…

Habermas “Toward a theory of communicative competence”

À travers l’échange des actes de langage les individus soulèvent implicitement des “prétentions à la validité” tel que la vérité et la correction, et elles peuvent être effective que dans une “situation de discours idéale” c’est-à-dire où les participants à la communication infirment ou acceptent ce discours en s’appuyant sur des raisons ou des principes.

L’analyse de l’acte de langage révèle l’existence “d’une force rationnellement motivée” dans le processus de communication dégagée d’une contrainte sociale.

Cette problématique s’inscrit dans le très classique débat “subjectivisme VS objectivisme” car on se demande dans quelle mesure l’influence du monde social joue un rôle dans le jugement de vérité d’un discours. D’autre part, ce dualisme entre liberté et déterminisme -rapide résumé- se retrouve dans l’oeuvre de Bourdieu, qui tente de dépasser ce strict dualisme avec la notion d’agent qui s’insère dans une structure (les champs sociaux).

Définitions selon Bourdieu :

  • Subjectivisme : il s’agit “d’une position intellectuelle à l’égard du monde social qui vise à comprendre la manière dont le monde apparaît à ceux qui y sont situés” -> phénoménologie A.Schutz
  • Objectivisme : une orientation intellectuelle qui prétend construire les relations objectives qui structurent les pratiques et les représentations” c’est-à-dire qu’il y a rupture avec l’expérience immédiate du monde social afin d’élucider les structures et les principes de celui-ci.

La parole : une valeur sur un marché linguistique selon Bourdieu

Habitus ensemble de disposition qui portent les agents à agir et à réagir d’une certaine manière.

Les dispositions qui constituent les habitus sont inculquées, structurées, durables; elles sont également génératrices et transposables :

  1. Elles sont acquises grâce à un processus d’inculcation, c’est le rôle primordial de l’enfance
  2. Elles sont structurées car elles reflètent les conditions sociales où elles ont été acquises
  3. Elles sont également durables car elles perdurent tout au long de la vie d’un individu.
  4. Elles sont aussi génératives et transposables car elles  peuvent engendrer une multitude de pratiques et de perceptions dans d’autres champs que celui où elles ont été acquises.

L’habitus oriente l’action et le comportement au cours de l’existence, et ce qui confère un sens pratique à l’individu.

Le sens pratique peut se définir ainsi : “ l’hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente manière durable de se tenir, de parler, de marcher et, par là, de sentir et de penser.”

Les champs sociaux sont un espace structuré des positions où leurs interactions sont déterminées par la distribution de “capital”. C’est un lieu de conflit entre les individus pour maintenir ou modifier la répartition de capital. Que ce soit le capital économique, culturel ou symbolique, il est possible de les convertir en emploi.

Bourdieu emprunte le langage économique pour décrire une situation économique, les termes de capital, de profit, etc. apparaissent dans son ouvrage.

Il utilise notamment le terme de marché linguistique :  un  système  de  règles  de  formation  des  prix,  qui  fixent la  valeur  des mots. Ces règles vont contribuer à la production linguistique, vont l’orienter.

Plus le capital linguistique d’un locuteur sera important, plus ce dernier sera capable d’exploiter à son profit le système de différence qui existe et de s’assurer un profit de distinction. Les individus sont en concurrence les uns avec les autres sur le marché linguistique

Les enfants de milieu populaire ne disposent pas du bagage linguistique officiel, ce qui entraîne le silence dans des situations officielles. Le silence en politique par exemple, ou dans d’autres situations analogues.

C’est pour cela, selon Bourdieu, que les personnes venant de milieu populaire et ne possédant pas le langage officiel disposent de “l’argot est le produit d’une volonté de se distinguer au sein d’un marché dominé”.

En effet, ils ne disposent pas du “pouvoir symbolique” que l’on peut définir comme un pouvoir ayant une forme de légitimité, il est méconnu mais reconnu comme légitime.

Ils rejettent le langage dominant par l’usage de l’argot mais reconnaissent tout de même un système de valeurs leur étant défavorable. Ils subissent une hiérarchie et ainsi, un pouvoir de la construction sociale arbitraire qu’ils reconnaissent comme étant légitime. Il y a donc de la part de ceux qui y sont soumis une complicité active.

En conclusion, l’oeuvre de Bourdieu établit un état des lieux des différentes théories du langage existantes, en soulevant leurs portées mais également leurs limites. Bourdieu insère la question du langage, plus précisément de la parole dans sa théorie  générale sociologique.