Introduction

Présentons brièvement ce fameux roman d’Huxley : il s’agit d’une dystopie mettant en scène une société futuriste dans laquelle la techno-science a atteint un degré de développement tel qu’elle permet l’organisation la plus rigoureuse de la société dans chacune de ses sphères, procréation, relations entre les sexes, production, consommation, divertissement, etc.

Or, ce contrôle total, et c’est là toute l’originalité du roman, n’est pas réalisé par un système de contraintes, mais au contraire par un système de récompenses : il s’agit de récompenser les conduites conformes plutôt que de châtier les conduites non conformes. Le premier système s’apparente à celui des totalitarismes « durs », comme le stalinisme ou le nazisme, tandis que le second relève de ce qu’on peut appeler le « totalitarisme doux » : doux précisément parce qu’il se fait obéir avec le consentement même de ceux qu’il domine. Nous allons voir comment le corps se trouve au cœur de ce dispositif de contrôle par la récompense.

Flatter le corps : le plaisir corporel compense la perte de la liberté économico-politique

Le contrôle du corps, quoique déjà largement assuré par la généralisation d’un eugénisme de pointe, se poursuit tout au long de la vie des individus du meilleur des mondes, essentiellement par la garantie d’un accès facile au plaisir sensible qui fait oublier la perte de la liberté économico-politique. On lit souvent à ce sujet la fameuse citation suivante, qui se trouve à la fin de la préface du roman :

« À mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation. Et le dictateur […] fera bien d’encourager cette liberté-là. Conjointement avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous l’influence des drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier ses sujets avec la servitude qui sera leur sort. »

Dans le meilleur des mondes en effet, le plaisir sexuel et le plaisir corporel en général ont un double rôle : celui d’éloigner les individus de toute vie spirituelle et intellectuelle qui les pousserait à la remise en cause de l’ordre social établi, et celui de maintenir leur consentement à cet ordre en dispensant des récompenses faciles.

La vie conjugale est donc violemment rejetée par la morale commune, rejet d’autant plus facile que la procréation n’a plus lieu par le moyen des relations sexuelles. Celles-ci perdent donc leur finalité naturelle pour prendre un rôle plus politique : elles sont encouragées pour plusieurs raisons, dont la principale est que la jouissance sexuelle facile agit comme un sédatif politique : plus les individus jouissent et moins l’ordre social est menacé. La liberté sexuelle est l’une des facettes d’une morale hédoniste politiquement utile.

L’autre grande facette de cette hédonisme qui incite à la satisfaction constante des plaisirs du corps, c’est le divertissement de masse. Dans le meilleur des mondes, toute forme de « grand art » est remplacée par un divertissement de masse particulièrement axé sur le plaisir sensible : la musique est jouée par des « orgues à parfum » qui mêle le plaisir olfactif au plaisir auditif, et il existe de même un cinéma « sentant ». Par ailleurs, à échéances régulières, les individus sont récompensés de leur travail par une dose de « soma », drogue euphorisante sans effet secondaire. Remarquons que le terme « soma » signifie « corps » en grec : Huxley a très probablement voulu signifier par là que le soma du meilleur des mondes, et plus largement les plaisirs corporels, sont une manière de river l’individu à la vie corporelle en atrophiant toute forme de vie spirituelle, source potentielle de révolte politique. Cette drogue euphorisante est le symbole d’une domination politique de l’individu par les plaisirs corporels, et de l’abandon de la culture de l’âme qui en résulte.

La hiérarchie du corps et de l’âme : le meilleur ou le pire des mondes ?

Toute la pensée d’Huxley est en effet sous-tendue par une certaine hiérarchisation du corps et de l’âme : pour Huxley, la partie spirituelle de l’homme est sa partie la plus haute et doit être cultivée en priorité, sa partie corporelle étant hiérarchiquement secondaire.

L’homme a donc principalement deux fins : la culture de l’âme, c’est-à-dire l’élévation spirituelle, et la culture du corps, c’est-à-dire le bonheur et le plaisir. Or, Huxley assigne à l’homme l’élévation spirituelle comme fin supérieure. Autrement dit, il défend un certain arétisme spirituel (d’arété, qui signifie « excellence » en grec) contre l’eudémonisme hédoniste (position philosophique qui fait du bonheur la fin suprême de l’homme et voit le bonheur dans le plaisir corporel) ; c’est précisément ce point qui constitue la clef de lecture ultime pour comprendre son roman.

C’est, en effet, la raison fondamentale de l’ironie du titre du roman : si le meilleur des mondes est mauvais, ce n’est pas du tout parce que ses dirigeants seraient des comploteurs sournois visant à asservir les hommes en leur dispensant un bonheur factice. Non, les hommes de la dystopie d’Huxley sont véritablement heureux. Mais alors, où est le problème ? Le problème fondamental, pour Huxley, c’est que cette fausse société idéale réalise le bonheur du corps en sacrifiant l’élévation de l’âme. Autrement dit, elle réalise une fin secondaire de l’homme au détriment de sa fin première. Si ce « meilleur des mondes » se révèle donc comme étant finalement le pire des mondes, c’est parce qu’il assure le bonheur du corps en lui sacrifiant la culture de l’âme, qui constitue pourtant la fin suprême de l’homme.

À retenir :

  • Pour modifier fondamentalement l’être humain, il faut modifier son corps lui-même, et non seulement son milieu
  • Fabriquer le corps, c’est déterminer l’individu : l’eugénisme est un danger pour la liberté individuelle
  • Le plaisir corporel atrophie la vie spirituelle
  • La dispensation du plaisir corporel est un moyen de domination politique
  • Le bonheur corporel est une fin secondaire par rapport à la culture de l’âme