La pensée d’Augustin peut-être éclairante pour comprendre le rapport ambivalent qu’entretient la Bible avec le corps. Il est le penseur à qui l’on attribue la tradition chrétienne de détestation du corps, du rejet de la sexualité terrestre et tout naturellement de la nudité, source de tentation et symbole de la sexualité. Or, comme l’explique l’article de Lorraine au sujet du Cantique des Cantiques , la Bible n’a pas une position si catégorique au sujet du corps et des plaisirs charnels. Augustin se veut plus nuancé au cours de sa vie : il souhaitera  trouver une harmonie entre le corps et l’âme. A la fin du IVème siècle, période à laquelle il écrit, et  alors même que le christianisme connaît un essor fulgurant dans le monde, Augustin fait face au problème suivant : comment condamner le caractère corrupteur du corps sans pour autant condamner le corps lui-même ?

En souhaitant résoudre une telle contradiction – condamner le mal que peut occasionner le corps sans pour autant condamner le corps lui-même – il fait face à un second problème : pourquoi notre corps est-il source de mal alors même que Dieu l’a créé pur et sain ?  Le corps fait de terre et d’argile, donc fait de matière ne peut pas être responsable de son propre mal : il n’est pas acteur mais support de nos passions, les vices et les vertus, qui proviennent elles de notre âme. Seule l’âme est moralement responsable du tort que cause notre corps : celle-ci porte en elle la marque du péché : ainsi, il nous faut comprendre ce qui a marqué notre âme du péché, cause de corruption de notre âme et par conséquent de notre corps. Augustin, pour répondre à ce problème, crée le concept de « péché originel » : en ayant croqué la pomme, Adam et Ève ont commis un péché qui se transmet dans l’âme humaine de génération en génération par l’acte sexuel. Par le péché originel,  ils se rendent ainsi responsable de la corruption de notre corps. En effet, notre corps, qui à l’origine, lorsqu’il fut créé par Dieu était sain et pur, n’était pas une source de tentation. Pour Augustin, la dégradation de notre corps provient de la corruption de notre âme, qui porte en elle le sceau du péché originel, transmis de génération en génération.

1. Le jeune Saint Augustin condamne la débauche du corps

Au cours de sa jeunesse, Saint Augustin s’adonne aux plaisirs de la chair et découvre par ailleurs le plaisir de la transgression, comme il nous l’indique dans ses Confessions dans le fameux épisode du “vol de la poire”. C’est notamment au cours de ses promenades dans les Jardins de Trèves que Augustin connaît une conversion radicale à partir de laquelle il condamne fermement la débauche du corps et exalte l’âme humaine.

L’âme, ce lien qui nous lie à Dieu, est supérieure au corps

Dans la continuité de la pensée platonicienne, Augustin accordera ainsi toute sa vie une place primordiale à l’âme par rapport au corps :

      « En nous aussi, il y a une image de Dieu, […] bien qu’inférieure à Dieu, infiniment éloignée de lui […] ; nous la connaissons cependant comme étant la plus proche de Dieu par la nature parmi les êtres créés par lui. » La Cité de Dieu, XI, 26

Nous disposons en nous de l’image de Dieu : il s’agit de l’âme. Si elle peut être « enténébrée et défigurée » (La Trinité, XIV, IV, 6), elle conserve toujours en elle un élan vers Dieu, quel que soit l’état de corruption de l’âme. En poursuivant cet élan vers Dieu, l’homme poursuit le bien et entreprend une quête, qui lui est atteignable, vers l’immortalité : la sagesse et la vérité. L’âme, qui porte en elle cet élan vers Dieu est supérieure au corps, puisqu’elle nous guide vers la sagesse et la vérité.

Le corps : une prison dans laquelle l’âme se trouve

« Il faut absolument fuir ces choses sensibles et prendre le plus grand soin de ce que, tant que nous nous chargeons de ce corps-ci, nos ailes ne soient pas immobilisées par leur glu » Les Soliloques, I, 24 (trad. Cit.)

« Ce qui surtout me tenait prisonnier et me tourmentait violemment, c’était l’habitude d’assouvir une insatiable concupiscence » Les Confessions, p. 125

Augustin considère le corps comme une prison qui encombre la liberté de l’âme. Le corps nous rapproche de ces « choses sensibles » que nous devrions absolument fuir, et par là, il trouble l’âme et la détourne de l’aspiration spirituelle qui devrait la guider : si l’on s’abandonne à la concupiscence, les passions désordonnent et désorientent les bonnes intentions de l’âme. Il faut donc être vigilant vis-à-vis du corps : « prendre le plus grand soin de ce que, tant que nous nous chargeons de ce corps-ci, nos ailes ne soient pas immobilisées par leur glu » et notre vigilance doit s’attarder particulièrement sur le désir sexuel, la concupiscence est un puissant désir qui détourne notre âme et nous rend esclave. Pour se prémunir d’une telle débauche, le chrétien doit s’imposer un mode de vie ascétique et une certaine discipline corporelle. Il doit également contrôler ses désirs et ses pulsions, et poursuivre un idéal de  chasteté, qui constitue la première vertu du bon chrétien.

2. L’Augustin de la maturité à la recherche de l’harmonie entre le corps et l’âme

L’Augustin de la maturité découvre cependant que, par une telle doctrine, il contredit les textes sacrés chrétiens où le corps est loin d’être condamné aussi catégoriquement : comme l’analyse avec pertinence Lorraine dans son article dédié aux Cantiques des Cantiques, la Bible fait dans une certaine mesure les louanges de la volupté et de la sensualité du corps. Il contredit plus particulièrement les Évangiles où le Christ fait référence à  la résurrection des corps, Dieu s’est incarné et a donné un corps à son fils ! L’Augustin de la maturité dira ainsi qu’une union harmonieuse du corps et de l’âme est possible, que c’est bien l’humanité incarnée que Dieu compte sauver :

« C’est de la chair visible et proprement dite qu’il faut croire sans aucun doute la résurrection. » [De la foi et du symbole, X, 23, (in Oeuvres, t.9. trad. J. Rivière, Paris, Etudes augustiennes, 1988)]

Bien qu’inspiré par le platonisme, Augustin contredit le texte du Phédon de Platon, où la séparation de l’âme et du corps dans la mort est source de réjouissance. Augustin comprend que le corps pur et sain auquel fait allusion le Christ dans les Evangiles, et que Dieu a créé, n’est pas le corps dans lequel nous vivons ici sur Terre. Il distingue ainsi deux corps : le corps pur et sain où les âmes humaines vont se rendre lors de la résurrection et le corps corrompu du monde terrestre. Ainsi, à rebours de Platon, Augustin considère qu’il faut plutôt supporter patiemment la séparation du corps et de l’âme, et espérer qu’une fois au paradis, celle-ci s’incarne dans un corps pur et sain. Le problème se pose donc de savoir comment on est passé d’un corps pur et sain à un corps corrompu ? 

3. Le corps n’est donc pas condamnable, il n’est que le support d’une âme marquée du péché originel qui le corrompt

Augustin a toute sa vie cherché à concilier deux positions : celle où il fallait justifier que l’on s’abstienne de certains besoins et désirs du corps (puisque la chasteté était exigée de lui) et la position de Dieu, qui garantit la résurrection des corps et s’incarne lui-même dans un corps. Pour cela, Augustin ne considère pas le corps comme le mal ni comme une puissance tentatrice ou une substance douée de volonté et qui voudrait notre mal. En effet, ce corps est fait de terre et de matière, il n’est pas un acteur, mais un simple support de nos passions, et donc de nos vices comme de nos vertus. Par conséquent, c’est bien notre âme, notre volonté qui nous rend vertueux ou vicieux, et non pas notre corps, moralement irresponsable. Si l’on peut dire malgré tout que le corps est mauvais, ce n’est donc pas parce qu’il est lui-même au principe du mal, mais parce qu’il est marqué par le péché de l’âme, lequel corrompt l’âme bien sûr, mais aussi le corps dans lequel elle vit.

La prison de l’âme, c’est la corruption du corps, dont elle est elle-même responsable, nous comprenons mieux ainsi ces paroles des Ecritures, rappelée dans le livre précédent : « Le corps corruptible alourdit l’âme. »  Le terme de « corruptible » nous indique qu’il s’agit du second type de corps, le corps terrestre qui est une charge pour l’âme  : il s’agit du corps corrompu suite à la punition découlant du péché.

Le désir charnel, marque du péché originel

C’est là que l’homme, après la première transgression de la loi de Dieu, commença d’éprouver en ses membres une autre loi opposée à celle de son esprit : et il ressentit le mal de sa désobéissance quand il rencontra la désobéissance de sa propre chair comme une rétribution pleinement méritée”  Mariage et concupiscence, I, 6, 7

D’où viennent nos penchants vers la concupiscence, qui corrompt notre corps et notre âme ? Augustin, pour expliquer l’existence du péché dans notre âme, qui faiblit face aux tentations corporelles, créé le concept de péché originel.  La faute première est attribuée à Adam et Eve, qui ayant désobéi à Dieu subissent sa punition. Ils doivent se confronter à un corps qui ne leur obéit plus et duquel ils ne sont plus maîtres : ils découvrent le désir sexuel et la honte de leur nudité, emblème de cette sexualité découverte.  Par l’acte sexuel, la faute d’Adam et Eve s’est transmise aux hommes de générations en générations. La punition divine est double pour nous autres : d’une part, il y a  une plus grande difficulté à résister aux tentations (ce qui nous dispense pas d’être responsable des fautes que l’on commet puisque nous disposons du libre arbitre)  et d’autre part, nous sommes punis par l’ignorance.

Ce qu’il faut retenir :

  1. Dieu a créé un corps pur et sain, c’est pour cela qu’Il s’y incarne et qu’Il désire la résurrection des corps humains. Dans la Bible, le corps et la nudité ne sont pas fermement condamnés.
  2. Or, constate Saint Augustin, le corps est source de tentation et est corrupteur : comment expliquer qu’il soit ainsi alors même que Dieu avait créé un corps pur et sain ?
  3. Augustin constate que ce n’est pas le corps qui est le principe du mal, mais bien notre âme marquée du péché, qui corrompt notre âme elle-même et ainsi notre corps.
  4. Augustin est à l’origine du concept de  péché originel : il propose une relecture sexuelle du célèbre passage de la Bible pour expliquer la corruption de notre âme et nos penchants incontrôlables vers la concupiscence. Adam et Ève transgressent la loi divine et subissent la punition de Dieu, qui par l’acte sexuel, transmet le péché originel à l’humanité.

Bibliographie : Le corps de Platon à Jean-Luc Nancy de Jeanne-Marie Roux ; excellent ouvrage que je vous recommande vivement !