Extrait de la lettre de Leibniz à Arnauld du 9 octobre 1687 p.367-368, de “Il s’agit donc maintenant de savoir comment l’âme” à “Un changement plus notable des parties de son corps”

Situation de l’extrait – champ philosophique et thème abordé

L’extrait étudié se trouve dans la lettre de Leibniz à Arnauld du 9 octobre 1687, à laquelle ce dernier ne répondra d’ailleurs jamais. Il s’agit d’une des plus longues et complètes de cet échange épistolaire, qui s’approfondit et se complexifie de façon croissante. Ce sont à peu près toujours les mêmes sujets qui reviennent et que Leibniz développe à l’occasion des questions ou objections d’Arnauld, sujets chers à la métaphysique leibnizienne : la conciliabilité de l’omniscience divine et de la liberté humaine, la question de l’unité substantielle des choses matérielles, la définition de la vérité comme présence du prédicat dans le sujet, etc. Dans cet extrait, c’est d’abord la question de l’interaction causale du corps et de l’âme qui est discutée : il s’agit de savoir si et comment l’âme agit sur le corps et inversement.

Problématique

En fait, Leibniz prend le parti philosophique de nier catégoriquement qu’il existe des interactions causales entre l’âme et le corps : l’âme n’agit jamais sur le corps, le corps n’agit jamais sur l’âme. Cette négation est pour le moins étonnante : tout sujet a l’habitude de constater que son corps bouge quand son âme le veut (action de l’âme sur le corps) ou, inversement, que l’âme a la sensation du rouge quand les yeux du corps reçoivent les impressions d’un objet rouge (action du corps sur l’âme). Leibniz, pourtant, considère que cette simultanéité physico-spirituelle n’est pas due aux actions mutuelles d’une des substance sur l’autre. En répondant d’emblée par la négative à cette question, il opère donc un décalage important de la problématique attendue : il ne s’agit plus pour lui d’expliquer comment l’une de ces réalités agit sur l’autre et réciproquement ; il s’agit d’expliquer pourquoi la réalité spirituelle et la réalité corporelle se correspondent alors qu’elles n’agissent jamais l’une sur l’autre. La question centrale de cet extrait peut donc être formulée comme suit : si la correspondance des états de l’âme avec ceux du corps ne s’explique pas par des actions causales mutuelles, comment l’expliquer ?

Thèse de l’extrait

La thèse défendue par Leibniz apparaîtra au moins aussi déconcertante que sa négation des interactions causales physico-spirituelles : pour Leibniz, si les états de l’âme correspondent à ceux du corps, c’est que les premiers ont été harmonisés avec les seconds, programmés pour leur correspondre. Quoique ce ne soit pas le sujet direct de l’extrait, on devine évidemment que cette harmonisation a été réalisée par Dieu. C’est là la fameuse théorie leibnizienne généralement connue sous le nom d’harmonie préétablie, et que Leibniz appelle aussi hypothèse de la concomitance dans sa correspondance avec Arnauld. Il faut donc comprendre que si les états de notre âme répondent à ceux de notre corps, ce n’est pas parce qu’ils agissent l’un sur l’autre (ce qui n’est jamais le cas), mais parce que Dieu a organisé la réalité matérielle et la réalité spirituelle de telle façon qu’elles suivent deux voies parallèles et cohérentes. Ce n’est pas la causalité qui explique leur correspondance, mais l’harmonie préétablie par Dieu.

PARTIE I – Problématisation, doxographie et thèse préalable

1° Rapide mise en place de la problématique

« Il s’agit donc… être indivisible »

L’extrait s’ouvre sur la négation de la possibilité pour le corps d’avoir une action sur l’âme : « on ne voit pas le moyen d’expliquer par quels canaux l’action d’une masse étendue passe sur un être indivisible ». Le présupposé de Leibniz est ici que deux substances radicalement hétérogènes, comme le sont l’âme et le corps, ne peuvent pas agir l’une sur l’autre. On comprend comment une âme peut agir sur une âme, on comprend comment un corps peut agir sur un corps, mais pas comment un corps peut agir sur une âme. Autrement dit, l’action d’une chose sur une autre réclamerait comme condition nécessaire leur identité ontologique.

Plutôt que de s’échiner à trouver une explication à cette action, Leibniz choisit de la nier fermement. Mais cette négation ne résout pas le problème, elle ne fait que le décaler, car il s’agit tout de même de savoir « comment l’âme s’aperçoit des mouvements de son corps », c’est-à-dire de savoir pourquoi les états de l’âme correspondent aux états du corps alors que celui-ci n’agit pas sur elle.

2° Restitution des positions de Descartes et de Malebranche

« Les Cartésiens… debeat »

Dans la discussion de ce problème, Leibniz identifie deux prédécesseurs philosophiques immédiats : Le premier est Descartes qui, selon Leibniz, avoue tout simplement ne pas pouvoir expliquer l’action du corps sur l’âme (notons que la théorie de la glande pinéale, située dans le cerveau, et qui expliquerait les interactions du corps et de l’âme ne fait que mentionner le lieu matériel de ces interactions sans vraiment expliquer leur possibilité).

Le second est Malebranche, et sa théorie des causes occasionnelles ou occasionnalisme. Selon Malebranche, le corps et l’âme n’agissent pas réellement l’un sur l’autre, car les choses du monde n’ont aucune force intrinsèque leur permettant d’avoir des effets. C’est Dieu qui, à chaque mouvement du corps, fait en sorte qu’un mouvement de l’âme lui corresponde, et inversement. Ces mouvements sont pour Dieu des « occasions » de produire le mouvement correspondant dans l’âme ou le corps, d’où le nom de la théorie.

La position leibnizienne semble à première vue très proche de celle de Malebranche, comme le notera d’ailleurs Arnauld lui-même. Mais nous verrons plus loin qu’elle s’en distingue assez nettement.

3° Rappel de la thèse antérieure de la notion individuelle

« Pour moi… état précédent »

Après avoir brièvement rappelé les thèses de ses concurrents, Leibniz s’apprête à développer la sienne propre. Mais il rappelle au préalable sur quel présupposé elle s’établit : ce présupposé est une théorie exposée ailleurs par Leibniz dans sa correspondance avec Arnauld, à savoir sa théorie de la substance. On peut se contenter ici d’en rappeler l’une des implications majeures, qui importe particulièrement pour l’explication de notre extrait : Leibniz établit dans sa théorie de la substance, comme il le résume ici rapidement, que tout état donné d’une substance découle de son état précédent. Cette affirmation peut apparaître comme une banal formulation du principe de raison, mais elle contient en réalité beaucoup d’informations, qui nous permettront dans la suite de distinguer l’harmonie préétablie de Leibniz et l’occasionnalisme de Malebranche.

Au terme de cette première partie de l’extrait, il convient de noter une chose : Leibniz n’a pas encore présenté sa thèse, il n’a fait qu’accomplir un travail préparatoire en vue de la défense de celle-ci. Ce travail préparatoire consistait en trois points : 1) négation de la possibilité de l’action du corps sur l’âme ; 2) rappel des thèses cartésienne et malebranchienne sur la question ; 3) rappel du présupposé leibnizien selon lequel tout état d’une substance est la conséquence du précédent.

PARTIE II – Affirmation de la thèse et de sa valeur explicative

1° Affirmation de la thèse de l’harmonie préétablie de l’âme et du corps

« Car la nature de toute âme […] dans le sien »

À l’exposé préparatoire de la première partie de l’extrait succède l’affirmation claire de la thèse de Leibniz : l’âme « a été créée de telle sorte qu’en vertu des propres lois de sa nature il lui doit arriver de s’accorder avec ce qui se passe dans les corps ». La chose importante à remarquer ici est que l’accord de l’âme avec le corps résulte « des propres lois de sa nature ». Cette précision apparemment anodine permet de distinguer l’harmonie préétablie de Leibniz de l’occasionnalisme de Malebranche : d’après ce dernier, Dieu est en quelque sorte obliger d’accorder l’âme et le corps chaque fois que le cours des choses le réclame. La théorie des causes occasionnelles implique une intervention permanente de Dieu dans le déroulement des événements spirituels et matériels. Dans la théorie leibnizienne au contraire, ce sont les lois même de la nature spirituelle qui sont à l’origine conçues par Dieu de façon à ce qu’elles évoluent d’une manière qui correspond à l’évolution de la réalité matérielle. On peut dire que le Dieu de Malebranche agit en permanence pour associer la réalité matérielle et la réalité spirituelle, tandis que le Dieu de Leibniz les a une bonne fois pour toutes faites de manière à ce qu’elles se correspondent toujours. Ces lois une fois établies, c’est selon sa propre nature que l’âme évolue parallèlement au corps.

2° Conséquence : l’âme sent ce qui arrive au corps

« il ne faut donc pas s’étonner […] à son corps »

L’accord constant de l’âme et du corps apparaîtrait comme un hasard miraculeux si l’on se bornait à nier qu’il y ait entre eux des rapports causaux. Mais si, pour Leibniz, « il ne faut […] pas s’étonner » de cet accord, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’un hasarde miraculeux : si l’âme sent ce qui arrive au corps, c’est en vertu de l’harmonie préétablie par Dieu.

Résumons le chemin parcouru : on constate une correspondance de fait entre ce qui arrive à l’âme et ce qui arrive au corps ; comme une substance matérielle ne peut pas agir sur une substance spirituelle, il est exclu d’attribuer cette correspondance à des rapports causaux entre ces deux substances ; mais cette correspondance s’explique très bien par l’harmonie préétablie par Dieu, qui a réglé la nature spirituelle et la nature corporelle de façon à ce qu’elles se développent chacune de son côté, mais en se correspondant point par point comme si elles entretenaient des rapports causaux.

PARTIE III – Formalisation de l’explication

1° Affirmation de l’autonomie causale de la réalité corporelle et de la réalité spirituelle et schéma formel

« Comme l’état des corps […] substance en général »

La troisième partie du texte n’apporte pas vraiment d’éléments nouveaux, mais précise l’explication précédente et en propose en formalisation assez simple.

Leibniz précise d’abord ce qu’il entendait par l’idée que l’accord de l’âme se réalise par les lois mêmes de la nature de l’âme : « comme donc l’état des corps au moment B suit de l’état des corps au moment A, de même B état de l’âme est une suite d’A état précédent de la même âme ». Leibniz affirme d’une part l’autonomie causale de la réalité matérielle, d’autre part l’autonomie causale de la réalité spirituelle. Autrement dit, un état A de notre corps n’engendre jamais un état B de notre âme, ni un état A de notre âme un état B de notre corps. Aucun état de l’âme n’est jamais causé par un état précédent du corps, aucun état du corps n’est jamais causé par un état précédent de l’âme. Il y a une chaîne causale spirituelle autonome d’une part, une chaîne causale matérielle d’autre part, et elles ne se croisent jamais. Mais cette précision permet en même temps à Leibniz de se distinguer de l’occasionnalisme de Malebranche : ce n’est pas Dieu qui intervient à chaque fois pour réaliser les états nouveaux du monde spirituel ou matériel : chaque état spirituel est la cause véritable du suivant, chaque état matériel est la cause véritable du suivant, et non simplement sa « cause occasionnelle ». La matière et l’âme ont bien une force causale propre, mais qui ne s’applique que dans son propre champ ontologique.

2° Réaffirmation de l’harmonie préétablie entre le corps et l’âme à travers le concept d’expression

« Or les états de l’âme… des parties de son corps »

En dépit de l’autonomie de ces deux chaînes causales hétérogènes, nous l’avons vu, chaque maillon de l’une correspond à chaque maillon de l’autre. Autrement dit, comme le formalise Leibniz dans un petit tableau qu’il joint à la lettre adressée à Arnauld, on a dans le corps la séquence causale A – B, et dans le corps la séquence causale spirituelle correspondante A’ – B’.

Leibniz, pour illustrer cette correspondance, prend un exemple déjà utilisé précédemment : l’exemple de la correspondance de la piqûre et de la douleur. Si, dans l’état B, mon corps subit une piqûre, alors dans l’état B’ correspondant mon âme ressent de la douleur. Quoique la piqûre ne soit pas, à proprement parler, la cause de la douleur, celle-ci lui est simultanée.

Pour signifier cette correspondance des états de l’âme et des états du corps, Leibniz emploie le concept d’« expression », qu’il définit comme suit dans un passage de la même lettre qui précède notre extrait : « une chose en exprime une autre (dans mon langage) lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui se peut dire de l’une et de l’autre ».

3° Conclusion et ouverture sur le problème des pensées inconscientes

« Ainsi il faut bien… parties de son corps »

Leibniz conclue finalement cet extrait comme suit : « Ainsi il faut bien que l’âme s’aperçoive de la piqûre lorsque les lois du rapports demandent qu’elle exprime plus distinctement un changement plus notable des parties de son corps ». Cette phrase contient deux éléments distincts.

Le premier est la conclusion de tout le raisonnement qui précède : l’âme s’aperçoit de la piqûre suivant les lois de l’harmonie préétablie, c’est-à-dire qu’à l’état corporel « piqûre » correspond l’état spirituel « douleur ». Le second, comme on l’a vu, exprime le premier.

Le second élément de la phrase est une ouverture sur une nouvelle question : Leibniz soutient que l’âme exprime ce qui arrive à son corps, et même d’ailleurs tout ce qui arrive dans l’univers. Il est pourtant évident que je ne suis pas conscient de tout ce qui arrive dans mon corps, et encore moins de tout ce qui arrive dans l’univers. Comment, donc, concilier le fait indéniable que je ne connais qu’une partie du réel avec l’affirmation très paradoxale que mon âme l’exprimerait dans sa totalité ? C’est une nouvelle question à laquelle Leibniz ne répond pas dans cet extrait, mais qui fait l’objet d’un traitement important dans sa philosophie et lui permet de développer, ailleurs, une certaine théorie de l’inconscient (qui, précisons-le pour éviter toute confusion, n’a que peu à avoir avec celle que développera bien après).