Le corps, un complexe de vivants hiérarchisés

  • Commençons par définir le concept de corps chez Nietzsche. Il ne s’agit pas d’un individu, ni d’un tout homogène : le corps (l’être, tout ce qui existe dans notre réalité) est un complexe d’instincts. Ces instincts (ou pulsions) sont multiples : ce sont des forces en perpétuel mouvement qui entrent en contradiction ou qui peuvent s’entraider. Ce qui est fondamental à retenir c’est que Nietzsche s’oppose radicalement aux philosophes traditionnels, et s’approche plus d’un présocratique comme Héraclite : le corps est composé de multiples forces (qu’il nomme « instincts » ou « pulsions » et qui ne sont ni de la matière, ni de l’âme) et qui sont en perpétuel mouvement. Rappelons, comme nous l’avons mentionné dans l’article précédent, que les philosophes de la tradition (Platon par exemple) privilégient le dualisme (corps VS esprit ; amour VS haine, etc.) et l’immobilisme (ce qui est parfait est permanent, immobile).
  • Ces pulsions, ces instincts, qui composent le corps, Nietzsche les appellent « les vivants ». Le terme de vivant est employé pour désigner l’aspect instable et « mouvementé » des instincts, il ne doit pas vous induire en erreur : ces instincts ne sont pas de la matière organique ! Les êtres (c’est-à-dire les corps), que ce soit une vache, une pierre ou un humain, se composent de ces vivants. Il apparente ces vivants à des « atomes spirituels, mais [elles sont] des êtres qui croissent, luttent, s’augmentent ou dépérissent » [Fragments posthumes, XI, 37 [4] (in OPC, XI, trad. M. Haar et M. B. de Launay, Paris, Gallimard, 1982]
  • Comment le corps peut-il former un tout cohérent (imparfait) alors même qu’il est un complexe d’instincts qui sont multiples et instables par essence ? Pour Nietzsche, il s’agit là du « miracle des miracles » [Ibid.] C’est pourquoi il faudrait admirer le corps et non l’âme ou l’intellect.
  • Si le corps forme un tout cohérent, c’est parce qu’il y a une hiérarchie des vivants (= des instincts, des pulsions) : certains vivants sont supérieurs à d’autres et imposent leurs ordres aux autres vivants qui obéissent. Il y a ainsi un ordre qui régit notre corps : une aristocratie des instincts, dont les plus forts dirigent les plus faibles, et c’est ainsi que le corps forme un tout cohérent. C’est pourquoi Nietzsche définit l’homme ainsi :

« L’homme est une pluralité de forces qui se situent dans une hiérarchie. » [Ibid. 34 (123)]

Le corps comme modèle politique : le rêve d’une société aristocratique ?

  • Vous l’aurez compris, Nietzsche emploie une métaphore politique pour expliquer la bonne organisation du corps. Tout comme une société, le corps est composé de forces multiples (des « vivants ») qui s’affrontent ou qui s’entraident et sont sous la domination d’autres forces qui leurs sont supérieures. Nietzsche préconisent-ils donc un modèle aristocratique pour organiser notre société ? La réponse est ambiguë : si certains commentateurs comme Lucasz s’évertueront à décrire Nietzsche, pour cette raison notamment, comme le penseur du modèle nazi (les « forts » (aryens) dominent les « faibles ») et d’autres, comme M. Wotling réhabiliteront cet auteur.

Les vivants sont des âmes… Nouveaux paradoxes !

  • La structure organisationnelle du corps n’est pas figée ; les instincts n’échangent pas entre eux de manière automatique et les instincts supérieurs n’ont pas pour rôle de communiquer mécaniquement des ordres aux instincts inférieurs. Nietzsche encore une fois est plus subtile à cet égard : notre pensée est fluctuante parce que la hiérarchie de nos instincts est elle-même fluctuante. Encore une fois, la mutabilité est reine, même au sein de cette hiérarchie d’instincts.
  • L’obéissance entre les “vivants” est ainsi définie comme “multiforme, non pas aveugle, bien moins encore mécanique, mais critique, prudente, soigneuse, voire rebelle” [Ibid. 37 [4]] Les échanges entre les vivants se modifient selon les appréciations critiques, voire “rebelle[s]” des différentes instances en jeu. C’est pourquoi on ne peut pas assimiler les vivants à des rouages, Nietzsche pense les instincts des corps comme des “âmes”. Ainsi dit-il très clairement :

“Notre corps n’est pas autre chose qu’un édifice d’âmes multiples.” [Par-delà bien et mal, “Des préjugés des philosophes”, §19 (in OPC, VII, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1971)]

  • Faisons le bilan : le corps est constitué d’un complexe d’instincts, qui sont multiples et qui sont en mouvement. Ces instincts, Nietzsche les appelle des “vivants”. Ces “vivants” sont hiérarchisés, mais les ordres des vivants supérieurs aux vivants inférieurs ne s’effectuent pas de manière automatique. Nietzsche explique que chacun de ces vivants possèdent une “âme”. Donc, le corps est constitué d’âmes. Et là, vous vous dites “Diantre ! What the fuck ?”.  Ces vivants ont-ils un corps dont ils ne sont que le produit ? Ce corps lui-même est-il fait d’âme ?, etc. Il y a là le risque d’une régression à l’infini.  Pour répondre à ce nouveau problème, il faut revenir en deçà de l’opposition de l’âme et du corps, aux principes fondamentaux de la philosophie de Nietzsche. (next article !)

A RETENIR :

  • Le corps est de l’être (tout ce qui existe) composé d’un complexe d’instincts. Ces instincts (ou pulsions) sont multiples et sont en perpétuel mouvements : ils s’affrontent ou s’entraident les uns les autres. Ces instincts ou pulsions sont appelés des « vivants » à cause de leur caractère instable et mobile. Il y a une hiérarchie de ces instincts : les plus forts dominent les plus faibles, et cette organisation aristocratique des instincts permet au corps de former un tout cohérent, que l’on se doit d’admirer.
  • Nietzsche emploie donc une métaphore politique pour expliquer la cohérence du corps. C’est pourquoi nous serions tentés de penser que Nietzsche préconise le modèle aristocratique pour organiser la société, cette question fait débat parmi les commentateurs.
  • La hiérarchie des vivants au sein de notre corps n’est pas figée : les instincts supérieurs ne transmettent pas des ordres aux instincts inférieurs selon un mécanisme fixe et répétitif. Bien au contraire, c’est le caractère fluctuant de cette hiérarchie d’instincts, qui s’adapte aux circonstances, qui explique l’aspect fluctuant de notre pensée. Ces vivants, qui modifient leurs ordres et leurs rapports les uns les autres parce qu’ils sont “rebelles”, ont pour Nietzsche une âme.

Bibliographie

  • Jeanne-Marie Roux, Le corps de Platon à Jean-Luc Nancy, édition “Petite philosophie des grandes idées”.
  • Wotling, La philosophie de l’esprit libre