La journée de la philosophie organisée à l’ESC Pau ce vendredi 3 février a été l’occasion de vivre en direct des interventions très pertinentes autour du thème de culture générale de l’année, la parole. Mais certains n’ont pas pu suivre les conférences en live. Si tu en fais partie, pas de regrets, car nous te proposons de regarder ces conférences en replay. Et grand luxe oblige, on a tapé sur Word toute la conférence rien que pour toi !

La vidéo

Le transcript

Pour télécharger le document Word correspondant : Conférence Finkielkraut

Sinon, voici le texte :

Si l’on prend le mot en son sens le plus général d’expression verbale, de verbe, il existe deux grands régimes de la parole : l’écrit et l’oral. Le second ne peut pas se passer du premier.

L’écrivain Emmanuel Berl a donné les raisons de cette dépendance : « Je n’écris pas pour dire ce que je pense, mais pour le savoir. » C’est paradoxal et profond, parce qu’au commencement est le chaos ou le cliché. Le magma ou le stéréotype. On parle facilement, on parle spontanément. Mais ce qu’on pense vraiment, on ne l’a pas déjà en soi, on le découvre. Ce n’est pas un donné, c’est le résultat d’un travail et même d’une ascèse. Ce n’est pas une propriété, c’est une conquête, et tout le monde peut en faire l’expérience ! Pas seulement les écrivains. Je dis ceci parce-que cela nous montre ce que peut avoir de trompeur la formule « liberté d’expression ». Cette liberté, bien sûr, nous y tenons tous. Mais l’expression de « liberté d’expression » donne à entendre que le seul problème de l’expression c’est l’interdit, c’est l’inhibition. Lever les interdits, lever l’inhibition et à ce moment-là l’expression vient. Mais non, ce n’est pas si simple. Il faut combattre les interdits et lever l’inhibition mais pour arriver à dire ce que l’on pense, une certaine élaboration est nécessaire.

D’ailleurs, moi-même, avant de venir parler de la parole devant vous, j’ai pris des notes, j’ai réfléchi, j’ai écrit. Ce n’est pas une écriture totalement élaborée, mais tout de même. Sinon, je ne trouvais pas, je n’y arrivais pas. Et c’est un peu mon métier par ailleurs, j’écris non pour dire ce que je pense, mais pour le savoir. Une fois que je le sais, que je crois le savoir, je l’expose. Et ce faisant, je m’expose bien sûr à la contradiction. Cette contradiction n’est pas un malheur : c’est une bénédiction. Je voudrais vous citer un philosophe anglais de la deuxième moitié du XIXème siècle, John Stuart Mill, dans De la Liberté, dans le chapitre De la liberté de pensée et de la discussion) : « La liberté complète de contredire et de réfuter notre opinion est la condition-même qui nous permet de présumer sa vérité en vue d’agir. C’est là la seule façon rationnelle donnée à un être doué de facultés humaines de s’assurer qu’il est dans le vrai. » Un peu plus loin, Stuart Mill écrit : « Les croyances pour lesquelles nous avons le plus de garanties n’ont pas d’autres sauvegardes qu’une invitation constante au monde entier de l’éprouver non fondé. Si le défi n’est pas relevé ou s’il est relevé et que la tentative échoue, nous demeurerons assez éloignés de la certitude mais nous aurons fait de notre mieux dans l’état actuel de la raison humaine. Nous n’aurons rien négligé pour donner à la vérité une chance de nous atteindre. Voilà toute la certitude à laquelle peut prétendre un être faillible et la seule manière d’y parvenir. » Ici, Stuart Mill défend la liberté d’expression et d’opinion, la liberté de la parole. Mais à la différence de beaucoup d’autres champions de cette cause, il ne la défend pas en tant que « ma liberté », il ne dit pas avoir besoin de liberté pour dire ce qu’il pense. Il la défend comme liberté de l’autre de me désarçonner, de déranger mon point de vue. Ce n’est pas de son point de vue mais du point de vue de l’autre qu’il défend la liberté d’opinion. Il met le doigt sur ce qu’on pourrait appeler pompeusement le fondement ontologique de nos régimes libéraux-démocratiques et bavards, c’est-à-dire l’homme faillible. La délibération précède la décision politique parce-que c’est, pour ce qui concerne le domaine des choses humaines, la seule manière d’approcher une certaine forme de vérité. Le libéralisme (et ses suites, la démocratie représentative…) est apparu en Europe aux lendemains des guerres civiles religieuses, où chacun des camps prétendait à l’infaillibilité puisqu’il obéissait à une vérité révélée. Je voudrais citer Montaigne : « C’est mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif. » (citation corrigée) Dans les Essais, il fait un éloge absolument magnifique de la conversation : « Le plus doux et naturel exercice de notre esprit est, à mes yeux, la conférence [dans la langue de Montaigne, cela signifie conversation]. Quand on me contrarie, on éveille mon attention et non pas ma colère. Je m’avance vers celui qui me contredit qui m’instruit. La cause de la vérité devant être la cause commune à l’un et à l’autre. »

L’échange de la parole prend toute sa valeur dès lors qu’est reconnue la faillibilité de l’être humain. Cette faillibilité est apparue aux Hommes après les guerres civiles religieuses, le repoussoir de notre modernité libérale, démocratique et volubile. Mais la guerre civile a aussi été, tout au long de cette histoire moderne, une sorte de contremodèle. Elle n’a pas disparu, on le voit dans Le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels. La première phrase : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte de classes. » Trotsky, dans Leur morale et la nôtre, a cette phrase terrible : « La guerre civile, forme culminante de la lutte des classes, abolit violemment tous les liens moraux entre les classes ennemies. »

La question que l’histoire du XXème siècle nous contraint à nous poser : « Qu’arrive-t-il à la parole quand la guerre civile devient le modèle de la politique ? » La pluralité humaine laisse alors place à l’affrontement de deux blocs, de deux forces, de deux camps. Magie du chiffre deux. L’humanité se divise en deux et, comme l’a écrit Paul Nizan, dans Aden Arabie : « Il n’y a plus que deux espèces humaines qui ont la haine pour lien : celle qui écrase et celle qui ne consent pas à être écrasée. » C’est le type de vision du monde qui surgit dès lors que s’impose le modèle de la guerre civile pour penser la politique. Ainsi, le XXème siècle a-t-il été le grand boucher des amitiés.

Sartre a rompu avec un grand nombre de ses amis : Raymond Aron, qu’il a connu à l’ENS (ils s’appellent l’un et l’autre « mon petit camarade »), Albert Camus (avec lequel il a rompu au moment de la parution de L’homme révolté). Il s’agit d’une situation exemplaire dès lors que prévaut ce modèle de la guerre civile : on ne discute pas avec celui qui pense autrement. La conversation, l’échange d’arguments contradictoires n’a plus de sens car celui qui pense autrement, on le combat. On assiste alors à un processus de radicalisation et de dévaluation de la parole. Radicalisation parce que la parole est considérée comme une arme dans la bataille. Dévalorisation parce-que c’est une arme dépourvue de réelle puissance de feu, c’est un pistolet à blanc. Le fossé se creuse entre la parole et l’acte dès lors qu’agir, c’est se battre. Sartre aussi témoigne de cette radicalisation et de cette dévaluation puisqu’il est le philosophe de l’engagement, on s’engage dans une bataille mais en même temps, il est l’écrivain qui prend acte de l’impuissance des mots et qui ne cesse d’en souffrir. C’est ce qu’il écrit à la fin de son livre Les Mots : « Que sont les mots auprès des véritables combats ? »

Après 1968, ses amis maoïstes le poussaient à cesser d’écrire. Il écrivait une immense biographie de Flaubert, Idiot de la famille, et on lui disait qu’il y avait mieux à faire. De nombreux jeunes gens de cette époque ont abandonné leurs études pour s’établir en usine. Ils quittaient le monde des mots, de la parole, pour celui de la matière et en même temps celui de la bataille (car c’est dans l’usine que la lutte des classes devait avoir lieu).

Avec la dissidence et la grande réflexion qui a été un peu oubliée aujourd’hui sur le totalitarisme, ou la nature totalitaire des régimes communistes, on a assisté à une réhabilitation conjointe de la parole et de la faillibilité. Un événement intellectuel que l’on peut juger mineur, mais qui à mon avis est quand même très significatif, a été, à la fin des années 1970 – début des années 1980, la création de la revue Le Débat en France. Le choix de ce titre est très intéressant : on vivait dans la mythologie du combat avec ce double-processus de radicalisation et de dévaluation de la parole. Tout d’un coup, on change d’univers, c’est le débat qui succède au combat. La conversation, la délibération, l’échange des arguments reprennent leurs droits. La parole, en tant que telle, en majesté, a un nouveau droit de cité. Mais je dis que c’est une réhabilitation conjointe de la parole et de la faillibilité à tous les sens du terme parce-que tout cela s’est produit sous l’influence des dissidents. Je suis assez vieux pour avoir vécu cette période où la France a été très affectée, impressionnée, bouleversée même par la parution du livre de Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag. Le mot goulag faisait son apparition et avec ce livre en trois volumes, on prenait conscience de la réalité concentrationnaire du régime communiste. J’aimerais vous lire ce passage très beau : « Que le lecteur referme ici ce livre s’il en attend une accusation politique. Ah si les choses étaient si simples… S’il y avait quelque part des hommes à la noir se livrant perfidement à de noirs actes et s’il s’agissait seulement de les distinguer de les autres et de les supprimer. Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme et qui irait détruire un morceau de son propre cœur ? » Ce n’est pas tout à fait la faillibilité au sens de Stuart Mill, mais c’est l’idée qu’on ne peut pas diviser l’humanité en deux camps : du bien et du mal, des oppresseurs et des opprimés, parce-que le mal et le bien sont présents en chacun. Nul homme ne peut prétendre à l’innocence, à incarner le bien tout seul. C’est sur cette reconnaissance de la faillibilité que la parole peut retrouver tous ses droits.

Mais nous sommes entrés dans une nouvelle période d’affrontement. Montaigne et Stuart Mill, à nouveau, s’éloignent de nous. Ce que j’essaie de retracer devant vous, c’est la trajectoire et les mésaventures de la parole au XXème siècle et dans le XXIème siècle qui a commencé.

Dans La Raison des nations : réflexions sur la démocratie en Europe de Pierre Manent : « La destruction des tours jumelles de Manhattan le 11 septembre 2001 représente pour la plupart d’entre nous, non seulement le point de départ d’une série d’événements qui ne se seraient pas produits sans cela et qui vont s’enchaîner l’un à l’autre jusque dans un avenir indéfini, mais encore la catastrophe inaugurale d’une époque nouvelle. L’information la plus profondément troublante apportée par l’événement ne fut pas à mes yeux la révélation paroxystique du terrorisme comme phénomène majeur. Elle résidât plutôt en ceci : l’humanité présente est marquée par des séparations bien plus profondes, bien plus intraitables que nous ne le pensions. Les événements du 11 septembre révélaient, après la destruction du mur de Berlin, l’existence d’un autre mur, l’impénétrabilité réciproque des communautés humaines, en dépit de la prodigieuse et toujours croissante facilité de communication. Que les terroristes aient transformé en armes meurtrières des avions de ligne, le moyen de communication le plus capable de réunir les hommes dans un réseau embrassant la planète, qu’ils aient choisi de détruire les symboles les plus glorieux du commerce mondial, au cœur de la capitale du monde, toutes ces circonstances nullement anecdotiques conspirent pour confirmer que les instruments les plus perfectionnés du commerce et de la communication restent extérieurs à la vie des peuples. Bref, la communication par elle-même ne produit pas la communauté. »

Découverte soudaine de séparation bien plus profonde, bien plus intraitable que nous le pensons. Cette découverte n’est pas si soudaine que cela. En parallèle, ou même peut-être un peu avant, des historiens, des philosophes avaient cru prendre acte d’un nouveau paradigme historique. C’étaient Bernard Lewis, l’orientaliste et Samuel Huntington, le politologue, qui avaient parlé l’un et l’autre de choc des civilisations.

Avant que ne se produise ce choc, l’Occident savait déjà qu’il n’était pas la civilisation unique, qu’il fallait mettre un pluriel au mot civilisation, que l’Histoire, ce n’était pas le lent processus par lequel l’Occident répandait ses bienfaits sur l’autre phase de la Terre et haussait les non-Occidentaux à sa hauteur. D’autres cultures existent, elles méritent d’être étudiées et reconsidérées. C’est ce que nous dit depuis longtemps la pensée multiculturaliste. Elle assigne donc une nouvelle finalité à l’Histoire : non plus l’occidentalisation du monde, mais la reconnaissance de l’égale dignité de toutes les cultures, ce qui a imprimé, et là on s’intéresserait directement à notre sujet, aux universités américaines le tournant politiquement correct. Qu’est-ce que le politiquement correct ? C’est le fait de surveiller ses paroles, ses pensées, son langage afin d’en éliminer tous les stéréotypes outrageants, blessants, offensants.

Mais la surprise énoncée par Manent, c’est que ce n’est pas la reconnaissance qui est au rendez-vous, malgré tous ces efforts dont le politiquement correct porte témoignage, c’est la séparation, et peut-être même le choc, qui peut prendre une forme paroxystique, comme avec la destruction des tours jumelles de Manhattan, mais qui peut prendre des formes plus insidieuses de fracturation ou de déchirure des sociétés. Et la question est : comment penser ce phénomène ? Paradoxalement, les multiculturalistes sont ceux qui refusent violemment de reconnaître à ces phénomènes toute dimension culturelle. Quand on leur dit qu’une certaine violence à l’intérieur du monde musulman, et vis-à-vis de l’extérieur, peut s’expliquer par la situation faite aux femmes, et ce sont souvent des intellectuels musulmans qui le disent (ou d’origine musulmane) comme l’écrivain algérien Kamel Daoud, comme le psychanalyste tunisien Fethi Benslama, ils répondent : c’est de l’essentialisme, vous figez les choses, vous alimentez les préjugés, vous tombez dans le racisme.

Et là je reviens très directement à notre sujet qu’en réalité je n’ai pas quitté. On ne peut pas, dans notre société, tout dire, même si la liberté d’expression est garantie. Elle a des limites et des frontières. L’injure, la diffamation, l’appel à la haine raciale sont sévèrement punis, et c’est absolument normal. C’est le régime civilisé de la parole. On voit d’ailleurs, en consultant les réseaux sociaux ce qu’il advient à la parole lorsque, justement, elle s’abstrait, s’émancipe et s’affranchit de toute règle civilisée. Donc nul ne peut regretter qu’il y ait des limites à la liberté d’expression. Mais là, il s’agit de tout autre chose puisque comme nous sommes entrés à nouveau dans une période d’affrontement, un affrontement extrêmement dur, un durcissement de la vie intellectuelle, parce-que le racisme n’est pas une opinion mais un délit d’opinion. Dès lors que vous utilisez cette accusation pour ceux qui essayent de réfléchir à la dimension culturelle ou à la réalité des chocs culturels dans lesquels nous sommes plongés, vous interdisez la pensée, vous muselez la parole et le fait est (et je voudrais le marquer, le dire) qu’un grand nombre de différents intellectuels aujourd’hui en France se règlent devant les tribunaux. C’est une situation tout à faire singulière et je crois qu’elle n’a pas de précédent. La violence verbale a des précédents, la guerre civile verbale, oui. Mais que les salles d’audience tendent à se substituer à l’espace public, c’est une situation tout à fait inédite et inquiétante.

Nous touchons là au paradoxe fondamental du multiculturalisme parce que les multiculturalistes disent qu’il n’y a pas qu’une seule culture. Et en même temps, quand apparaissent les traits négatifs d’autres cultures que celle occidentale, ils refusent de les prendre en considération et ils disent que le problème n’est pas culturel mais social. Si violence et fracturation des sociétés il y a, cela vient du chômage, des problèmes économiques, de l’exclusion. Mais à ce moment-là, cela veut dire que l’Occident, sous tous ses avatars nationaux, est le grand fautif, d’où le paradoxe que je veux souligner : les mêmes qui se vantent d’avoir infligé à l’Occident une blessure salutaire en disant : « d’autre cultures existent dont il faut reconnaître l’existence et la dignité » le remettent sur son trône et le dotent de l’attribut divin de l’omnipotence puisque c’est lui qui est à l’initiative de tout. C’est sa violence qui suscite une contreviolence. C’est parce qu’il ne traite pas tous ceux qui vivent en son sein comme des sujets à part entière que certains d’entre eux deviennent des sujets entièrement à part, comme me l’a dit l’islamologue François Burgat. Donc vous voyez, d’un côté pluralité des cultures, et de l’autre côté, c’est l’Occident et lui seul qui est à l’initiative de l’Histoire. Il y a en tout cas, un désaccord sur l’interprétation des faits, de cette réalité si bien analysée par Pierre Manent. Ce désaccord ne prend pas la forme d’un échange d’arguments puisqu’une parole est immédiatement disqualifiée sous le plus terrible des chefs d’inculpation : le racisme.

Mais il faut aller plus loin, il y a aussi un désaccord sur les faits eux-mêmes. Et là, nous sommes au cœur de notre sujet. Un homme politique américain, Patrick Moynihan, qui était une des grandes personnalités du Congrès américain dans les années 1960, 1970 et 1980, a eu cette phrase que je vous invite à méditer, vous qui devez réfléchir sur la parole : « Tout le monde peut avoir ses propres opinions, pas ses propres faits. » En effet, pour que la parole prenne sens, pour qu’elle ait une certaine valeur, il faut que les locuteurs voient la même chose, même si ce n’est pas de la même façon, et qu’ils habitent le même monde. Si la distinction des faits et des opinions est abolie, la parole perd toute validité, toute pertinence, elle s’effondre dans l’absurde. Et là encore les réseaux sociaux en sont le symptôme, c’est-à-dire que ce sont des lieux d’une volubilité extrême, qui tuent la parole dès lors que leurs utilisateurs peuvent aller y chercher ou y apporter leurs propres faits. Mais là, je reviens à la question qui nous occupe. Beaucoup de gens porteurs contre vents et marées de cette philosophie de la reconnaissance, ont peur en insistant sur certains faits de contribuer à la stigmatisation du monde d’où proviennent leurs auteurs. Dès lors ces faits, ils les atténuent, les euphémisent, les édulcorent, quand ils ne les occultent pas purement et simplement.

J’ai apporté ici un livre qui vient de paraître, sous la direction de Georges Bensoussan. Une France soumise, les voies du refus, avec la préface d’Elizabeth Badinter. Il avait publié en 2002 un livre qui a fini par faire beaucoup de bruit, qui a d’abord été complètement étouffé : Les Territoires perdus de la République. L’expression, je pense maintenant, vous est connue. Georges Bensoussan, d’ailleurs, était im y a quelques jours au tribunal. Il était accusé d’incitation à la haine raciale, poursuivi par le parquet et par quatre associations antiracistes pour des propos tenus pendant mon émission. J’ai une émission hebdomadaire qui s’appelle Répliques, sur France Culture. J’avais invité, en octobre 2015, Georges Bensoussan et Patrick Vaine à discuter ensemble de cette réalité qui nous tourmente, de la déchirure française.

Georges Bensoussan s’inquiétait de la division et de l’antisémitisme qui était très répandu dans les milieux arabes. Il se fondait sur le témoignage d’un sociologue d’origine algérienne, qui avait dit : « Avant d’être idéologique, c’était un antisémitisme domestique déposé dans la langue. » Pour réprimander un enfant, dit-il, dans les familles, on le traite de juif. Et il disait « toutes les familles arabes le savent ». Georges Bensoussan a utilisé une autre image voulant dire la même chose. Et il a été traduit devant les tribunaux. Il devait répondre de l’accusation d’appel à la haine raciale. J’ai témoigné ce jour-là. Ce n’est pas pour rien que je vous dis qu’on assiste aujourd’hui à une sorte de transfert de la discussion intellectuelle dans les salles d’audience. Voilà pourquoi on dit aussi que Montaigne et Stuart Mill s’éloignent de nous. Donc paraît ce livre, Une France soumise, la suite des Territoires perdus de la République, où des professeurs s’exprimaient. Dans Une France soumise, ce sont aussi bien des policiers, des médecins et d’autres professions encore.

Elizabeth Badinter préface ce livre et elle dit ceci : « Une seconde société tente de s’imposer insidieusement au sein de notre République, tournant le dos à celle-ci, visant explicitement le séparatisme voire la sécession, le tout avec notre complicité active ou passive. Cette complicité prend la forme du déni. » C’est là que je disais qu’il n’y a pas seulement désaccord sur l’interprétation des faits. Désaccord qui tourne à l’affrontement étant donné la puissance de l’accusation de racisme mais désaccord sur les faits eux-mêmes. Ce qui se passe ne se passe pas. Elle a cette phrase, un peu plus haut dans sa préface : « Le déni de réalité est un cancer, il peut être l’effet de choix idéologiques pour ne pas nuire à la cause supérieure que l’on défend. C’était hier l’attitude des communistes à l’égard du stalinisme. C’est aujourd’hui celle du nombre d’antiracistes, élus, associations et médias, toujours prêts à brandir l’accusation infâmante du racisme et de l’islamophobie. Plus répandu et plus grave est le déni causé par la peur. Peur d’être estampillé lepéniste, peur de mettre l’huile sur le feu, peur du maire, du directeur d’hôpital ou du chef d’établissement d’être accusé de ne pas savoir gérer les problèmes. Le mot d’ordre le plus répandu est ‘’pas de vagues’’. On impose donc silence à ceux qui parlent un peu trop fort. » A ceux qui parlent un peu trop fort… Et ça c’est très intéressant, et je terminerai là-dessus.

L’un des rôles de la parole, ce n’est pas le seul, c’est de mettre en forme et en sens. C’est de mettre en lumière ce qui advient. Si nous n’avions pas la parole, nous ne vivrions pas dans l’Histoire. Notre vie serait un flux de sensations et d’images. Mais la parole peut avoir d’autres usages et notamment celui-ci. Dissimuler ce qui advient, le camoufler. Ce choix, on a cru très longtemps qu’il procédait exclusivement du mensonge. Le mensonge est une des possibilités de la parole. On le voit avec ce qu’Elizabeth Badinter appelle le déni, que ce choix peut procéder aussi de l’idéologie, ce qui est tout à fait différent. C’est-à-dire d’une vision du monde très articulée qui est réfractaire aux faits qui la démentent parce qu’elle est convaincue de son infaillibilité théorique ou morale. Cette dissimulation elle l’a fait pour la bonne cause. Elle n’a même pas forcément l’impression de dissimuler. Etrange situation où l’on cache une réalité parce qu’on se la cache à soi-même. On dissimule sans mentir, c’est ça le déni. Aujourd’hui, l’effort pour faire la lumière sur ce qui advient, et l’un des rôles essentiels de la parole, vous expose au plus grand péril. Le déni est puissant et il est violent.

Je dirai ceci pour finir cet exposé personnel. Le racisme doit être combattu sans relâche. Nul autre homme n’est autre que l’homme. Cette affirmation, cette reconnaissance est le fondement même de l’humanité démocratique. Droit de l’homme et du citoyen. Dans nos démocraties, on est citoyen en tant qu’homme. Le principe d’humanité, l’idée d’humanité universelle est fondamentale. Elle n’est pas négociable. Elle l’est d’autant moins que nous avons connu les grands traumatismes du XXème siècle. Mais on ne saurait accepter qu’au nom de l’antiracisme, la parole soit muselée et la réalité soustraite à l’investigation. Or, je ne dirai pas que c’est ce que nous sommes en train de vivre mais c’est, si nous ne prenons pas garde, ce qui risque de nous arriver.

Voilà pourquoi on appelle évidemment au retour de Montaigne et de Stuart Mill, au retour de la parole au sens où ils la pratiquaient, au retour d’une véritable conversation civique.