Depuis la découverte du Nouveau Monde (avec les « sauvages » des Amériques notamment, comme Voltaire a pu en décrire dans L’Ingénu), le XVIIIe siècle voit son rapport aux corps nus changer progressivement, preuve que la perception des corps se modifie.  De fait, les Européens découvrent des peuples totalement différents d’eux, aux coutumes qui leur semblent plus proches de l’homme « originel » puisque plus proches de la nature.

La société occidentale tend à réclamer plus de libertés, que ce soit dans les mœurs et dans la politique. Ainsi, cela a conduit en France à la Révolution en 1789, et avec elle la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le mouvement intellectuel des Lumières en est le précurseur, revendiquant la fin de la tyrannie du catholicisme, plus d’égalités sociales ; tout cela sous une monarchie absolue de droit divin.

Les moeurs ambiantes à l’époque sont partagées entre conservatisme et progressisme. L’ambivalence se retrouve dans la manière dont les écrivains traitent la nudité : littérature et philosophie oscillent souvent entre libertinage et persistance d’une pudeur excessive.

« Seul, oisif, et toujours voisin du danger, l’homme sauvage doit aimer à dormir, et avoir le sommeil léger, comme les animaux, qui, pensant peu, dorment, pour ainsi dire, tout le temps qu’ils ne pensent point. Sa propre conservation faisant presque son unique soin, ses facultés les plus exercées doivent être celles qui ont pour objet principal l’attaque et la défense […]. Ainsi il ne faut point s’étonner que […] les sauvages de l’Amérique sentissent les Espagnols à la piste comme auraient pu faire les meilleurs chiens ; ni que toutes ces nations barbares supportent sans peine leur nudité, aiguisent leur goût à force de piment, et boivent les liqueurs européennes comme de l’eau. »

Extrait du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau

En dépit des récentes découvertes de tribus éloignées que la plupart qualifiaient de « sauvages », il n’existait déjà plus d’hommes primitifs au XVIIIe. Les peuples sauvages découverts à son époque sont déjà à un stade de civilisation éloigné l’homme primitif. En revanche, si l’on parvenait à trouver une tribu à l’état de nature, elle ne serait pas inférieure à notre stade de civilisation. Au contraire, celle-ci serait supérieure à la nôtre puisqu’en accord avec la loi de la nature. Plus l’homme se civilise, plus l’état de nature idéal s’éloigne de lui ; certaines cultures étant plus avancées dans cette dégradation que d’autres. L’état de nature a été perverti par la civilisation, elle rend les hommes superficiels. Ainsi, Rousseau observe que les peuples « sauvages » découverts à son époque « supportent sans peine leur nudité » : même s’ils ne sont pas des hommes primitifs, ils sont plus proches de l’animalité voulue par la nature que les Occidentaux.

Les habits ne sont pas nécessaires à l’homme primitif

« Tant que les hommes […] se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, […] en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature »

Extrait du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau

L’homme primitif, c’est-à-dire l’homme idéal puisqu’en cohérence avec la nature, ne ressent pas le besoin de se couvrir : il ne porte pas d’habits et n’a pas de toit (la pudeur et autres notions chères au XVIIIe s. leur sont donc inconnues), ou bien simplement des « cabanes rustiques ». Les hommes fabriquent uniquement ce qui paraît le plus élémentaire, et avec ce que leur environnement direct leur donne : « se parer de plumes et de coquillages », « tailler des pierres tranchantes », « quelques grossiers instruments de musique ». Le corps n’est pas entouré de ce qui est superflu à sa survie ; il est simplement adapté au milieu naturel dans lequel il vit. On observe par exemple de la pilosité sur le corps dans les zones froides du monde. De ce fait, Rousseau considère que les habits ne sont pas nécessaires à l’homme. Si l’humanité vivait à une époque en s’en passant, c’est qu’elle n’en a pas besoin. L’auteur a pu l’observer à son époque : les tribus plus rapprochées du stade primitif portaient très peu d’habits, voire pas du tout.

Les seuls habits qui suffisent et ne trahissent pas l’état de nature sont ceux issus des animaux, et cousus à la main grâce à d’autres éléments issus de la nature proche, non modifiés (« des épines ou des arêtes », énumère Rousseau). Ces habits sont réalisables par une seule personne, ce qui permet aux hommes de rester libres et heureux : « tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature ». L’homme primitif est libre et heureux puisqu’il n’a besoin de personne d’autre que lui-même pour vivre : il se limite à « des ouvrages qu’un seul pouvait faire ».

Comment l’homme a progressivement voulu s’habiller

« A mesure que le Genre-humain s’étendit, les peines se multiplièrent avec les hommes. La différence des terrains, des Climats, des saisons, put les forcer à en mettre dans leurs maniéres de vivre. Des années stériles, des hyvers longs et rudes, des Etés brûlants qui consument tout, exigérent d’eux une nouvelle industrie. […] Dans les Pays froids ils se couvrirent des peaux de bêtes qu’ils avoient tuées »

« Il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu’on étoit en effet. Etre et paroître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. »

Extraits du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau

D’où vient alors que l’homme a décidé de se perfectionner, donc de créer l’inégalité de fil en aiguille, alors qu’il est « naturellement bon » selon Rousseau ? L’exemple de la protection du corps fait partie de l’origine du malheur. L’homme a décidé de lutter contre la nature en travaillant contre elle, et a choisi de ne plus se satisfaire de ce qu’elle lui fournissait de façon immédiate. L’homme s’est donc rendu compte de l’hostilité de la nature lorsqu’il veut mener un plan prédéfini : « années stériles », « hyvers longs et rudes », « Etés brulans qui consument tout » . En effet,  il peut faire froid alors que les plantes ont besoin de chaleur, faire sec alors que le bétail a besoin d’eau, etc. : « la différence des terrains, des Climats, des saisons » Pour s’en protéger, il a donc modifié ses simples « cabanes rustiques », et a créé des habits un peu plus élaborés que des « habits de peaux ». Au fil du temps et du développement de la société, ce choix de parer le corps plutôt que de le laisser en accord avec la nature lui a fait privilégier le paraître à l’être. Les habits, outils et habitations rustiques ne lui sont plus suffisants : l’homme désire paraître toujours plus puissant, plus beau, plus riche. Plus l’homme en possède, plus il en veut, et plus il se dénature et devient méchant : « de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices ».

L’homme a par nature une capacité de perfectibilité. Lorsque les Occidentaux ont créé des habits superficiels et améliorés, ils ont transformé cette perfectibilité en perfectionnement. Et plus l’homme utilise de son potentiel intellectuel et technique, plus il désirera ce qu’il peut créer et non ce que la nature lui a donné. La nudité n’est donc plus désirable et les hommes ont choisi de se vêtir.

Pudeur et habits : l’hypocrisie de la société actuelle

La civilisation a créé un système de valeurs qui règle la société. Alors que dans son état de nature, l’homme est amoral, il a créé une apparente morale, qui ne sert en fait qu’à justifier les inégalités et le malheur. Au XVIIIe siècle, cette idée résonne avec force, puisque la chasteté, voire la pudibonderie, sont les principes de vie censés animer toute personne respectable, ou tout au moins les femmes (ce qui souligne encore plus l’idée de l’hypocrisie : les hommes ne sont pas autant soumis à ces règles de société). Rousseau ne voit ici que de la fausseté, de la méchanceté masquée par un voile d’apparente moralité.  L’homme à l’état naturel ne se savait pas nu : il ne connaissait pas les habits, et puisqu’il n’avait que des rudiments de langage, il ne pouvait pas imaginer le concept de la nudité. Si elle est devenue source de honte, c’est parce que l’homme en a intellectualisé le concept, il l’a moralisé. S’habiller fait partie de la fausseté du paraître en société, loin de l’être naturel. Les habits, ou encore le maquillage, rendent facile la tricherie, chacun peut modifier son apparence pour sembler plus fort, plus beaux, etc.

A retenir :

L’homme primitif reste nu ou habillé de façon rudimentaire :

  • Il est en accord avec la nature et ne s’entoure donc pas de ce qui est superflu à sa survie.
  • Il n’a donc pas besoin de porter des habits, et se satisfait de simples peaux de bêtes s’il fait froid.

Progressivement, l’homme s’est paré d’habits :

  • En choisissant de travailler pour s’enrichir, l’homme s’est séparé de son osmose avec la nature.
  • Le développement des structures de la société ont fait privilégier le paraître plutôt que l’être. L’homme accumule les richesses superflues, dont des habits.

La société du XVIIIe et son incitation à la pudeur sont hypocrites :

  • Dans son état de nature, l’homme est amoral (ce qui signifie : qui n’a pas conscience des jugement moraux. Ne pas confondre avec « immoral »). La morale construite par la société n’est pas naturelle, donc la pudeur ne l’est pas.
  • Les habits et le maquillage sont des tricheries que les hommes utilisent, puisqu’ils privilégient le paraître à l’être.