Depuis la découverte du Nouveau Monde (avec les « sauvages » des Amériques notamment, comme Voltaire a pu en décrire dans L’Ingénu), le XVIIIe siècle voit son rapport à la nudité changer progressivement, preuve que la perception des corps se modifie. De fait, les Européens découvrent des peuples totalement différents d’eux, aux coutumes qui leur semblent plus proches de l’homme « originel » puisque plus proches de la nature.

La société occidentale tend à réclamer plus de libertés, que ce soit dans les mœurs et dans la politique. Ainsi, cela a conduit en France à la Révolution en 1789, et avec elle la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le mouvement intellectuel des Lumières en est le précurseur, revendiquant la fin de la tyrannie du catholicisme, plus d’égalités sociales ; tout cela sous une monarchie absolue de droit divin.

Les moeurs ambiantes à l’époque sont partagées entre conservatisme et progressisme. L’ambivalence se retrouve dans la manière dont les écrivains traitent la nudité : littérature et philosophie oscillent souvent entre libertinage et persistance d’une pudeur excessive.

Sade est sans doute une référence beaucoup plus connotée dans les esprits que les deux précédentes : de son œuvre a découlé le terme de « sadisme », recherche du plaisir dans la souffrance infligée à autrui. Il a essentiellement traité de la sexualité et du crime dans ses romans, et utilisait la pornographie pour expliciter le message.

Mme de Saint Ange est le personnage qui ouvre La Philosophie dans le boudoir. Libertine accomplie, elle décide d’initier une jeune femme d’une quinzaine d’année, Eugénie, à cette pratique. Pour ce faire, elle demande à deux autres libertins de renom de l’aider : le chevalier de Mirvel, son frère, et Dolmancé, un ami de son frère. Dans l’extrait ci-dessous, Eugénie et Mme de Saint Ange entrent dans le boudoir de cette dernière. Eugénie, pensant qu’elles seraient seules, est outrée que Dolmancé les y attende :

« La pudeur est une vieille vertu dont vous devez, avec autant de charmes, savoir vous passez à la merveille. [La décence est un] autre usage gothique dont on fait bien peu de cas aujourd’hui. Il contrarie si fort la nature. »

« S’il était dans les intentions de la nature que l’homme fût pudique, assurément elle ne l’aurait pas fait naître nu ; une infinité de peuples, moins dégradés que nous par la civilisation, vont nus et n’en éprouvent aucune honte ; il ne faut pas douter que l’usage de se vêtir n’ait eu pour unique base et l’inclémence de l’air et la coquetterie des femmes ; […] ainsi la pudeur, loin d’être une vertu, ne fut donc plus qu’un des premiers effets de la corruption, qu’un des premiers moyens de la coquetterie des femmes. »

« Quoi qu’il en soit, de l’impudeur naissent des penchants luxurieux ; ce qui résulte de ces penchants compose les prétendus crimes que nous analysons et dont la prostitution est le premier effet. […] s’il y avait du crime à quelque chose, ce serait plutôt à résister aux penchants qu’elle nous inspire qu’à les combattre, […] la luxure étant une suite de ces penchants, il s’agit bien moins d’éteindre cette passion dans nous que de régler les moyens d’y satisfaire en paix. »

Extraits de La Philosophie dans le Boudoir, de Sade

Le corps, création de la nature

Dans son œuvre sulfureuse, Sade remet en cause la pudeur, principe « moral » de sa société. L’auteur prescrit de se débarrasser des règles introduites par la religion : elles ont été dictées par une crainte absurde en un être supérieur. Partant du principe qu’il n’existe aucun Dieu, il en déduit que la morale chrétienne, qui exige pudeur et chasteté n’est pas valables. L’impudeur a été proscrite par la religion puisqu’elle inciterait à la débauche (« ce qui résulte de ces penchants compose les prétendus crimes »), mais comme nous le verrons dans la seconde partie de cette analyse, Sade ne voit en la débauche que quelque chose de positif et en accord avec la Nature.

Le principe fondateur de la pensée de Sade est que tout ce qui respecte l’ordre de la Nature a une place dans le monde. De ce fait, si les hommes naissaient avec des habits, il serait clair que la nudité serait contre-nature. Or, le nourrisson sort nu du ventre de sa mère : la nudité n’est donc pas contre les principes naturels puisque la Nature nous conçoit tels. Sade l’exprime à travers les mots de Dolmancé : la pudeur est un usage qui « contrarie si fort la nature » et donc on doit faire « bien peu de cas aujourd’hui ». Le port des habits est superficiel et n’est qu’un moyen pour s’adapter à son climat, mais aussi pour chacun de se rendre plus attirant aux yeux d’autrui : « il ne faut pas douter que l’usage de se vêtir n’ait eu pour unique base et l’inclémence de l’air et la coquetterie des femmes ».  La pensée de Sade semble se rapprocher ici de celle de Rousseau. Cependant, Rousseau affirme que les habits faits de matériaux et outils simples restent en accord avec l’état de nature, alors que Sade prêche la nudité la plus complète. De là découlent leurs raisonnements complètement opposés : Rousseau pense que l’homme devrait être tel un animal, dans un état d’inconscience de lui même ; alors que Sade voit la débauche consciente comme la condition pour être en accord avec la Nature.

Tous les goûts sont dans la nature

« Ces mots de vice et de vertu ne nous donnent que des idées purement locales. Il n’y a aucune action, quelque singulière que vous puissiez la supposer, qui soit vraiment criminelle ; aucune qui puisse réellement s’appeler vertueuse. Tout est en raison de nos mœurs et du climat que nous habitons ; ce qui est crime ici est souvent vertu quelque cent lieues plus bas, et les vertus d’un autre hémisphère pourraient bien réversiblement être des crimes pour nous. »

« Ne sois pas la dupe, Eugénie, de ces femmes que tu entends nommer vertueuses. Ce ne sont pas, si tu veux, les mêmes passions que nous qu’elles servent, mais elles en ont d’autres, et souvent bien plus méprisables… C’est l’ambition, c’est l’orgueil, ce sont des intérêts particuliers, souvent encore la froideur seule d’un tempérament qui ne leur conseille rien. »

Extraits de La Philosophie dans le Boudoir, de Sade

L’écrivain est surtout connu pour la façon dont il conçoit le désir et les actes sexuels ; il a d’ailleurs été enfermé en prison pendant près de 27 ans, notamment pour ses pratiques sexuelles. De fait, il pense que toutes les pratiques sexuelles sont bonnes, puisqu’elles sont dictées par la nature. Elles ne doivent donc pas être sources de honte ou être cachées ; c’est le fait de réfréner ses pulsions qui est contre-nature : « s’il y avait du crime à quelque chose, ce serait plutôt à résister aux penchants qu’elle nous inspire ». Ce que la société appelle « vice » est en vérité source de bonheur, alors que la chasteté provoque frustration.

En réalité, tout le monde est régi par des passions, explique Sade. Les passions sont tout à fait naturelles, et même les soi-disant « vertueux » les laissent guider leur corps : « C’est l’ambition, c’est l’orgueil, ce sont des intérêts particuliers ». Mais ces passions réfrènent les désirs sexuels naturels, il est donc moins sage d’écouter celles-ci. L’auteur va d’autant plus loin qu’il réfute toute notion de vice et de vertu, puisqu’elles seraient pour lui déterminées selon la culture : « tout est en raison de nos mœurs et du climat que nous habitons ». Ce qui est condamné change d’un lieu à un autre, tout comme ce qui est loué. L’hédonisme total que prêche Sade, hommes comme pour femmes, ne saurait être donc objectivement un vice. Inceste, homosexualité, et toute autre pratique qui paraîtrait peu ordinaire ne devraient donc être interdites.

Conclusion

Le corps a été créé sans habits par la nature :

  • Puisque Dieu n’existe pas, la morale chrétienne qui exige pudeur et chasteté n’est pas valables.
  • Tout ce qui respecte l’ordre de la Nature a une place dans le monde.
  • Le corps naît sans habits : la nudité est donc voulue par la Nature.

Tous les désirs, toutes les pratiques sexuelles sont bonnes :

  • Tout le monde est régi par des passions, même si elles sont différentes. Mais celles qui réfrènent les désirs sexuels, comme la pudeur, vont à l’encontre de la nature.
  • Vice et vertu sont déterminées selon la culture : les normes sociales changent selon les zones géographiques.