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En ECT, on connaît surtout Stiglitz pour ses travaux sur la théorie du salaire d’efficience avec Carl Shapiro. C’est notamment pour cela (avec ses travaux sur les asymétries d’information aux côtés de Spence et Akerlof) qu’il a obtenu le prix Nobel d’économie en 2001. Pourtant, ses travaux sont bien loin de se limiter à cela et c’est un auteur mobilisable dans de nombreux sujets qui abordent des chapitres très différents. On pourrait même dire qu’il est possible de citer un ouvrage ou une de ses théories pour chacune des parties du programme, donc dans à peu près tous les sujets de question de réflexion argumentée. Bien sûr, on ne pourra pas ici faire un résumé succinct de tous ses apports à la théorie économique. Pour autant, nous allons nous attarder sur certains points qui sont particulièrement intéressants par rapport au programme et surtout qui permettrait de faire largement la différence au concours grâce une référence originale et qui fait plaisir au correcteur.

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Le salaire d’efficience

Stiglitz n’est pas celui que l’on considère comme à l’origine de la théorie du salaire d’efficience. En effet, dès 1957, ce sont les travaux d’Harvey Leibenstein qui lui ont donné naissance. Ce dernier part d’un constat empirique, et à priori plutôt logique, qu’une hausse du salaire entraîne une hausse de la motivation chez le salarié et donc une hausse de la productivité de celui-ci. Cependant, au plus le salaire devient élevé, au moins la hausse de motivation et donc de productivité devient significative jusqu’à atteindre un niveau où une hausse de la rémunération n’entraine plus de hausse de la productivité et ne devient donc plus que génératrice de coûts supplémentaires. Pour améliorer la motivation du salarié, il faudra alors jouer sur d’autres leviers, notamment ceux qui ne sont pas financiers (cf cette fiche sur la motivation et celle-ci sur la politique de rémunération en RH). L’employeur doit alors trouver le niveau de rémunération optimal, c’est-à-dire celui qui maximise la motivation du salarié sans pour autant générer de coûts inutiles. C’est ce niveau de rémunération optimal que l’on nomme « salaire d’efficience ».

Les travaux de Joseph Stiglitz et Carl Shapiro dans Equilibrium unemployment as a worker discipline device (1984) consistent alors à montrer que ce salaire d’efficience est un des facteurs qui empêchent l’offre et la demande de se rencontrer au prix d’équilibre sur le marché du travail, et donc qui créent du chômage. En effet, entre le salarié et l’employeur, on retrouve une situation d’asymétrie d’information qui fait que l’employeur n’est pas certain que l’employé maximise sa productivité. Or, pour éviter ce que les deux auteurs nommeront le comportement de « tire-au-flanc », c’est-à-dire où le salarié ne fait que le strict minimum, il agit alors sur ce puissant levier de motivation qu’est la rémunération afin justement d’atteindre ce fameux salaire d’efficience. On constate alors que ce niveau optimal de rémunération conduit à une hausse des salaires qui devient générale sur le marché du travail puisque la plupart des employeurs vont adopter le même comportement pour motiver leurs salariés. On se retrouve alors avec un prix supérieur à celui qu’on le devrait avoir en situation de concurrence pure et parfaite, ce qui provoque du chômage involontaire en rigidifiant le marché du travail. Cette conséquence devient alors d’autant plus motivante pour les salariés qui ont un emploi puisqu’ils auront peur de perdre leurs avantages et feront tout pour ne pas les perdre, ce qui incite encore plus les employeurs à adopter ce type de comportement.

Outre le fait que le salarié soit plus productif, les deux auteurs montrent que l’employeur est également gagnant en diminuant le turn-over. En effet, si l’entreprise se rend bien compte que son salarié tire-au-flanc, elle devra alors le remplacer car celui-ci nuit trop à la productivité. Or, remplacer un salarié induit deux coûts très importants : le licenciement du salarié, et son remplacement, qui génère également des coûts car le temps d’adaptation représente une baisse de la productivité, et rien n’assure que le prochain candidat sera le bon. Une simple hausse du salaire pour motiver le salarié de base est donc beaucoup plus rentable que prendre le risque que les salariés flânent et deviennent moins productifs.

La situation d’asymétrie d’information entre l’employé et l’employeur conduit donc ce dernier à rechercher le salaire d’efficience qui est source de chômage involontaire. Les travaux de Stiglitz et Shapiro sont évidemment un incontournable en cas de sujet sur le chômage, notamment pour contredire la thèse des néoclassiques comme quoi le chômage est volontaire et ne résulte que de l’intervention de l’Etat. Mais il peut être tout à fait pertinent de mobiliser la théorie du salaire d’efficience en management, sur une question portant sur la politique de rémunération de l’entreprise ou sur la motivation des salariés par exemple.

La mondialisation et le paradoxe de l’abondance

Attaquons-nous maintenant à ce qui fait que Stiglitz a été particulièrement critiqué par certains économistes, et encensé par les mouvements altermondialistes ou tous ceux qui critiquent les dérives du libre-échange à outrance. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il a été vice-président et économiste en chef de la Banque Mondiale entre 1997 et 2000. Mais cela ne l’a pas empêché d’être particulièrement critique envers cette institution et le FMI. Dans La Grande désillusion (2002), il affirme notamment que ces institutions internationales sont à la solde des pays les plus influents, et notamment les Etats-Unis, et les privilégient au détriment des pays en voie de développement. Selon lui, leurs actions auraient aggravé la crise asiatique de 1997 et entrainaient des conséquences sociales désastreuses alors qu’il était en poste à la Banque Mondiale.

Mais la preuve la plus flagrante que les institutions internationales sapent le développement des pays du Sud est pour lui l’échec du cycle de Doha en 2001. En effet, au début de ce « round », les pays émergents exigeaient des accords qui permettent une mondialisation plus juste, que les règles du commerce internationale établies par l’OMC ne soient pas justes à l’avantages des pays développés, notamment en ce qui concerne l’agriculture et la propriété industrielle. Mais les pays développés ont campé sur leurs positions, entrainant ce que l’on considère comme un symbole de l’échec de l’OMC.

De manière générale, Stiglitz est particulièrement critique envers la tournure de la mondialisation actuelle. Dans le documentaire qui lui est dédié intitulé Le monde selon Stiglitz (réalisé par Jacques Sarazin en 2009, que je conseille vivement de voir, il est disponible gratuitement sur Youtube, en français en plus), il démontre les effets néfastes de cette dernière à la fois aux Etats-Unis mais également et surtout dans les pays émergents.

On y suit d’abord le prix Nobel dans la ville de son enfance, Gary, autrefois considérée comme l’avenir du pays grâce à ses usines et sa puissance dans l’industrie de l’acier, aujourd’hui devenue une ville désertée par les entreprises et durement frappée par le chômage et la pauvreté, incapable d’être compétitive face aux nouvelles puissances économiques comme la Chine.

Mais ce qu’il souhaite surtout dénoncer, ce sont les travers de la mondialisation dans les pays émergents. En effet, puisque ces pays abondent en ressources naturelles, et que les firmes transnationales (FTN) s’installent dans ces pays pour les exploiter, on pourrait alors penser que la mondialisation soit une véritable opportunité pour ces pays et les populations locales. Or, on constate ce que Stiglitz nomme « le paradoxe de l’abondance ». Normalement, au plus un pays est riche en ressources naturelles, au plus elle devrait parvenir à se développer. Or, dans les faits, c’est tout l’inverse. Les FTN viennent « piller » les ressources, sans prendre en compte les enjeux sociétaux et environnementaux. Les populations locales sont expulsées de leur village, et les activités économiques à proximité sont mises à mal par la pollution de ces usines. On y voit par exemple l’usine Texaco en Equateur, entreprise pétrolière dont les extractions ravagent l’agriculture du pays. Dans une logique de minimisation des coûts pour la maximisation des profits et de la rémunération des actionnaires, ces FTN ne prennent pas les mesures nécessaires pour limiter leur impact, ce qui sape totalement l’économie domestique. Ce sont donc les FTN qui jouissent de ces ressources naturelles, et il en résulte une explosion des inégalités dans ces pays. C’est justement cette situation et ce paradoxe que les pays émergents ont dénoncé à l’occasion du round de Doha car, pour l’instant, l’OMC ne prévoit aucune sanction face à ce genre de comportement, et le commerce international ne profite qu’aux pays puissants. Si un certain effet de la mondialisation est donc visible dans les économies développées, ce sont surtout les pays émergents qui sont frappés de plein fouet par la mondialisation, que ce soit économiquement, socialement, ou écologiquement.

Ce paradoxe de l’abondance peut donc être particulièrement utile en cas de sujet sur le commerce international, et notamment l’OMC ou le libre-échange. Il permet de mettre en exergue pourquoi l’OMC semble aujourd’hui à bout de souffle, et pourquoi le libre-échange n’a plus cette image d’une doctrine idéale qu’elle avait lors des accords du GATT en 1944.

Le mythe du « Tradeoff » entre efficacité économique et lutte contre les inégalités

En dehors de son rôle à la Banque Mondiale, Stiglitz est également célèbre pour avoir été le conseillé de plusieurs candidats démocrates pour les présidentielles, dont Obama puis Hilary Clinton en 2016. L’un de ses objectifs était de convaincre les dirigeants politiques du bienfondé de sa principale revendication dans Le prix de l’inégalité (2012) : lutter contre les inégalités ne se paie pas en perte d’efficacité économique. Bien au contraire, les inégalités représentent un manque à gagner en termes de croissance économique.

De nos jours, la montée des inégalités est incontestable dans bon nombre de pays développés, et tout particulièrement aux Etats-Unis : « Les USA sont le pays développé avec le niveau d’inégalités le plus élevé, et contrairement aux autres pays, les Etats-Unis ne font rien pour mettre en place des mesures de redistribution et endiguer cette recrudescence ». Il illustre ce fait par plusieurs chiffres directement réutilisables pour une question de réflexion argumentée : En 2012, les 1% les plus riches de la population américaine possédait plus de 40% de la richesse totale. Encore plus parlant, le revenu médian aux Etats-Unis est inférieur à celui d’il y a 20 ans.

Pour lui, cela démontre alors deux choses. D’abord, que les Etats-Unis ne peuvent plus être considérés comme « a land of opportunity » puisque le sort d’un enfant américain dépend avant tout du revenu et de l’éducation de ses parents, le mythe de l’American dream n’étant alors entretenu que par « quelques exceptions d’élévations sociales qui ne reflètent pas la réalité ». Surtout, cela remet en cause ce que l’on appelle le « trickle-down », ou la théorie du ruissellement en français. C’est une doctrine économique selon laquelle le fait d’avantager les plus riches est bénéfique pour l’ensemble de l’économie puisqu’ils vont investir et ainsi créer des emplois et de la richesse. C’est exactement la vision du président français actuel (même s’il préfère utiliser l’image du « premier de cordé » pour bien faire ressortir l’idée que ce sont les riches qui tirent l’économie) avec son projet de loi de Finance du 26 Septembre 2017 qui prévoit par exemple la fin de l’impôt sur la fortune pour le remplacer par l’impôt sur la fortune immobilière, ce qui sort les actifs financiers de l’assiette de calcul, soit environ 49% des recettes de l’ISF. C’est d’ailleurs pour croire en cette théorie du ruissellement que certains l’accusent d’être un « président des riches ». Or, cette concordance entre la hausse des revenus des 1% avec une augmentation des inégalités seraient bien un argument empirique contre cette théorie.

Mais l’objectif principal de son livre est bien de prouver que le mythe du « tradeoff », en référence à un article de Arthur Okun, mais qui fait également écho à la pensée de plusieurs auteurs de l’école autrichienne (Hayek, Von mise, Nozick) selon lequel lutte contre les inégalités et performance économique sont incompatibles, est totalement faux. Selon lui, la croissance des Etats-Unis serait plus élevée si les inégalités n’étaient pas aussi fortes. Pour argumenter son propos, il affirme que « si l’on prend une liste répertoriant les 1%, on ne retrouve pas des grands innovateurs ou des personnes qui contribuent grandement à l’activité productive mais des rent-seekers ». Ces « rent-seekers », ce sont ces riches qui jouissent d’un monopole et qui exercent des pressions politiques et économiques (lobbying) pour le conserver. Dès lors, « pour avoir une plus grosse part, au lieu d’agrandir le gâteau en participant à l’activité productive, en innovant, en investissant, en embauchant, ils prennent plutôt la part des plus pauvres ». De plus, puisque les ménages les moins aisés ont une propension plus élevée à consommer que les plus riches, une augmentation de leurs revenus seraient beaucoup plus bénéfiques et stimulerait beaucoup plus l’activité économique. Lutter contre les inégalités serait donc bien bénéfique à la croissance, et non pas nuisible.

Dans une année 2017 fortement marquée par les inquiétudes sur les inégalités dans les pays développés, Les idées de Stiglitz peuvent donc parfaitement être utilisées dans un sujet portant sur les inégalités ou sur la croissance, voire sur un sujet encore plus d’actualité interrogeant les relations entre ces deux concepts (type performance économique et justice sociale), et pourquoi pas même en anglais, puisqu’il est directement question de remettre en cause l’American dream.

La monnaie unique menace l’avenir de l’Europe

Intéressons-nous enfin à son ouvrage le plus récent : L’euro : comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe (2016). A la suite du Brexit et le gain de popularité de nombreux partis politiques des extrêmes farouchement opposés à l’UE, beaucoup ont cru au début de la fin pour l’Europe. Et si la situation semble aujourd’hui plus rassurante et loin d’être aussi catastrophique que prévue, les idées que met Stiglitz en avant permettent de rappeler que tout est loin d’être parfait. Nous allons ici simplement s’attarder sur les idées principales de son raisonnement.

« Si la zone euro connaît aujourd’hui des difficultés importantes, c’est parce que le projet de l’euro dès le départ était vicié, basé sur une surestimation des gains potentiels de l’intégration monétaire. Aujourd’hui, la solution est qu’il y ait soit « moins d’Europe », soit « plus d’Europe » ». Avec cette première phrase, l’auteur donne le ton et montre qu’il ne va pas être tendre avec le projet européen. Pour montrer l’échec de l’UE avec des chiffres, il rappelle que le PIB de la zone euro en 2015 n’était supérieur que de 0,6% par rapport à 2007. De même, alors que le taux de chômage est rapidement passé de 10% en 2009 à 5% en 2010 alors qu’il plafonne encore actuellement aux alentours de 10% dans de nombreux pays de l’UE. Pour lui, l’incapacité des pays de l’UE, contrairement aux Etats-Unis, à se remettre de la crise de 2008 illustre de nombreux défauts de la monnaie unique.

Le principal des défauts d’avoir une monnaie unique est de ne plus pouvoir mener de politiques monétaires pour pouvoir agir sur sa compétitivité. Ces dernières ne peuvent être menées que par la BCE. Or, le problème de l’UE est que c’est une zone très hétérogène économiquement. Les situations économiques différent fortement d’un pays à l’autre et il apparaît évident que la BCE ne puisse mettre en place une politique monétaire adaptée à l’ensemble des pays. Il en va de même pour le taux de change. « Qui dit monnaie unique dit taux de change unique ». Et le taux de change est un outil de compétitivité non négligeable que la monnaie unique confisque aux Etats. Ce taux de change unique ne peut convenir à l’ensemble des pays de l’UE. Par exemple, là où la France, avec un déficit commercial de 62 milliards d’euros en 2017, aurait besoin d’un euro moins fort pour améliorer sa compétitivité et exporter plus, l’Allemagne, la même année ; battait un record concernant son solde extérieur avec solde positif de plus de 252 milliards, ce qui fait que la demande d’euros était très importante, et donc poussait le prix de l’euro à la hausse sur le marché des changes. L’hétérogénéité des pays de la zone euro constitue donc selon Stiglitz une preuve que le projet de la monnaie unique, à si grande échelle, n’est pas viable, et l’échec de l’UE est de ne pas avoir établie une institution capable de faire face à ces divergences de situations. « Les gains potentiels étaient surestimés et le coût des crises liés à la perte du taux de change comme arme de régulation étaient, quant à eux, sous-estimés ».

De plus, il fait remarqué qu’en plus d’avoir privé les Etats membres de politiques monétaires, les règles du Traité de Maastricht de 1995 les gênent également dans leur politique budgétaire. En effet, en imposant de ne pas dépasser 3% du PIB de déficit public et 60% du PIB en ce qui concerne la dette publique, les Etats se retrouvent dans l’incapacité de pouvoir s’endetter afin de mener une politique de relance en cas de choc pour relancer l’activité économique. En effet, alors qu’à la suite de la crise de 2008, les Etats-Unis se sont fortement endettés pour mener une politique de relance, ce qui leur a permis un retour à la croissance et au quasi-plein-emploi assez rapidement, les pays de l’UE, sous l’influence notamment de l’Allemagne, ont fait le choix de l’austérité et du retour à l’équilibre des comptes publics, avec les conséquences que l’on sait en Grèce par exemple. Pour un pays comme la France où la dette publique frôlait les 100% du PIB en 2015 et le déficit 3,1% du PIB, les Etats se retrouvaient alors totalement désarmés face à la crise pour relancer l’activité, ce qui expliquerait pourquoi la reprise a été beaucoup plus longue pour les pays de l’UE que pour les Etats-Unis.

Sur un sujet qui traite de l’UE, de l’euro ou même du taux de change, Stiglitz, en véritable couteau-suisse, peut encore une fois se révéler être une référence tout à fait pertinente.