En 2015, Philippe Aghion a donné une conférence au Collège de France intitulée « Les énigmes de la croissance ». On a pensé que ça serait bien de vous en parler car cela enrichit votre boîte à outils dans la case « Aghion », dont la contribution à la théorie économique n’est plus à faire. Soulignons que ce qui va suivre pourra être cité en dissertation accolé à un « (Aghion, 2015) » voire « (Aghion, leçon inaugurale au Collège de France, 2015) » pour ceux qui font du zèle !

Pourquoi élaborer une nouvelle théorie de la croissance ?

Dans son cheminement intellectuel, Aghion s’est heurté à l’inefficience de certains modèles non seulement d’un point de vue théorique, mais aussi empirique.
Prenons le modèle de Solow. On rappelle que ce modèle envisage une croissance basée sur l’accumulation du capital à court terme et moyen terme puis une croissance maintenue voire renforcée par le rôle de l’innovation à long terme.

Aghion énonce tout de suite les limites théoriques de ce modèle. En effet, pour Solow, l’innovation est une « manne tombée du ciel », un « résidu » qu’il s’estime incapable d’expliquer. Selon lui, l’innovation est un phénomène produit de manière exogène à l’économie. Ce n’est donc pas du ressort de l’économiste de comprendre l’innovation, mais celui du scientifique de la produire !

Cette inefficience théorique donne donc lieu à une inefficience empirique du modèle de Solow, qui empêche de comprendre des phénomènes bien présents dans la réalité tels que :

  • La croissance de long terme
  • Les différents niveaux de croissance entre les pays
  • Les phénomènes de rattrapage des niveaux de vie des pays développés observés chez les PED.

Dès lors, Aghion ayant remarqué les failles du modèle de croissance dominant, il produit en 1987 sa première théorie avec Peter Howitt qui est inspirée des idées schumpétériennes dont il ne manque pas de rappeler les trois idées centrales :

  • La croissance de long terme résulte de l’innovation
  • L’innovation est endogène. Elle est la conséquence de décisions d’investissement de la part d’entrepreneurs. Et ces mêmes entrepreneurs décident d’investir ou non en fonction de la conjoncture économique. C’est donc là qu’intervient l’Etat : il est nécessaire de mener des politiques de croissance pour agir sur ce climat économique, favoriser l’investissement qui stimulera l’innovation et donc donner lieu à de la croissance.
  • La destruction créatrice : les nouvelles innovations rendent les produits existants obsolètes.

Que dit le modèle d’Aghion et Howitt ?

Une de leurs contributions principales réside en la théorisation des rentes de monopole à l’innovation. En effet, en innovant, les entreprises bénéficient d’un surplus de rentabilité lié à la diminution de la concurrence (car soit les entreprises ne bénéficient pas des techniques nécessaires pour reproduire l’innovation, soit celle-ci est protégée par un brevet), ce qui incite les entreprises à innover.

Ils vont par la suite creuser ce lien entre concurrence et innovation. Après modification de leur théorie suite à des critiques, Aghion et Howitt expliquent que l’effet de la concurrence est différent vis-à-vis de l’innovation en fonction de la situation des entreprises présentes sur le marché.

Dans les secteurs où les entreprises sont dominées par une entreprise leader dans l’innovation, une augmentation de la concurrence n’a aucun effet sur l’innovation. En effet, l’entreprise leader n’est pas incitée à innover car elle est déjà en position dominante. Les autres entreprises qui sont loin de la frontière technologique ne sont pas incitées à innover non plus car du fait de leur retard en matière d’innovation sur le leader, elles savent qu’elles ne partageront pas la rente avec lui.

Dans les secteurs avec des entreprises sans leader, le cas est plus intéressant. Il permet notamment d’empêcher les entreprises de faire de la collusion. Ici, un renforcement de la concurrence est bénéfique car il diminue les profits perçus et pousse les entreprises, qui sont au coude-à-coude, à innover pour échapper à la concurrence par les prix (effet escape competition).

Les énigmes de la croissance

       Le paradoxe argentin

L’Argentine a connu une situation économique pour le moins originale. En 1890, le PIB/habitant du pays était égal à 40% du PIB/habitant américain. Jusque dans les années 1930, ce rapport se maintient, signe que l’Argentine s’accroche au rythme de croissance américain. Puis il y a une rupture de tendance, donnant lieu à un vrai décrochage du pays. Comment cela se fait-il ?

La réponse d’Aghion est la suivante : l’Argentine n’a pas su faire évoluer ses institutions conformément à son rapport à l’innovation qui lui aussi a évolué. Le pays possédait en 1890 des institutions efficaces pour favoriser la croissance du pays, sachant qu’il était loin de la frontière technologique. Il y a donc eu un phénomène de rattrapage. Mais vers les années 1930, du fait de 40 années de rattrapage, le pays s’est rapproché de la frontière technologique. Aghion juge que ses institutions n’étaient dès lors plus adaptées car elles ne favorisaient pas la croissance par l’innovation (au contraire, elles favorisaient la croissance par accumulation du capital).

Plus un pays se développe, plus l’innovation-frontière devient un moteur de croissance, et les politiques à mettre en place ne sont pas les mêmes selon les stades de développement. Or, dans les années 1920-30, l’Argentine menait des politiques d’ISI, peu promptes à favoriser la concurrence (Balassa, 1979) et l’innovation.

Cette explication permet aussi pour Aghion de comprendre le cas japonais. On a observé un contrôle de la concurrence avec la création du MITI (Ministère de l’industrie et du commerce, 1949) qui limitait l’émission de licences d’importations et avec l’existence répandue des Keiretsu (conglomérats modernes ayant pris la place des Zaibatsu de l’avant-guerre, aujourd’hui on cite notamment Mitsubishi) qui étaient subventionnée par l’Etat. La conséquence pour Aghion est sans appel : le Japon passe d’une croissance enviée entre 1945-85 (dont 9-12% pendant les Trente Glorieuses) à une croissance faible dès lors.

     La relation entre inégalités, mobilité sociale et innovation

On démarre d’un constat simple : depuis les années 1980, il y a une augmentation accélérée des inégalités de revenu, en particulier par le haut. Comment l’expliquer ? Aghion introduit un élément auquel on ne pense pas souvent, c’est-à-dire qu’il y a une corrélation positive entre l’évolution du nombre du brevets et la situation du top 1%. Au moment où le top 1% gagne plus, l’innovation s’accélère… Pourquoi ?

En effet, quand on innove, on augmente sa marge bénéficiaire et en général on tend aussi à utiliser moins de facteur travail. Donc on s’enrichit et on emploie moins de personnes : l’écart se creuse entre le top 1% et les autres.
Cela veut-il dire qu’il faut bannir l’innovation au nom de la réduction des inégalités ? Absolument pas ! Aghion reconnaît que l’innovation est une source d’inégalités, mais une source que l’Etat se doit de traiter différemment pour plusieurs raisons :

  • L’innovation est la principale source de croissance des pays développés
  • Si l’innovation creuse les inégalités à court terme, à long terme ce n’est plus le cas car les rentes liées à l’innovation se dissipent (l’innovateur est imité et est dépassé par quelqu’un qui fait mieux).
  • L’innovation s’insère au sein de la destruction créatrice qui, quand elle a lieu, favorise la mobilité sociale. La destruction créatrice, en permettant à de nouvelles entreprises innovantes d’émerger sur la scène économique, permet à de nouveaux talents de s’enrichir tout en évinçant les conglomérats importants, désavantagés par leur faible flexibilité pourtant nécessaire pour innover. Empiriquement, on remarque que la Californie est l’Etat des Etats-Unis qui innove le plus, et l’Alabama est celui où on innove le moins. Pourtant, il y a beaucoup plus de mobilité sociale en Californie.
  • L’innovation n’augmente pas les inégalités au sens large. Elle creuse certes l’écart entre le top 1% et le reste de la population mais ne modifie pas le coefficient de GINI. On a observé ça pour la Suède qui a suivi des politiques d’innovation (réforme fiscale pour des services publics de qualité…) à partir des années 1990.

Conclusion : pour traiter l’innovation comme une cause à part des inégalités qui ne doit pas être freinée, il faut une fiscalité qui sache distinguer entre l’innovation et d’autres sources d’inégalités.

 Débat sur la stagnation séculaire

En 1938, Hansen expliquait que selon lui les Etats-Unis étaient condamnés à une croissance faible au long terme. Depuis la crise des subprimes, Larry Summers et d’autres ont adopté le même jugement, allant jusqu’à employer le terme de « stagnation séculaire ». Ils expliquent ce constat différemment.

Pour Summers, l’extinction de la croissance va être causée par une insuffisance du côté de la demande. La demande en biens d’investissement est si faible qu’il faudrait un taux d’intérêt négatif pour rétablir le plein emploi.
Dans un article, « The Demise of US economic growth » (2014), Gordon prédit une croissance modérée sur les 40 prochaines années aux Etats-Unis de 0,9% du produit par tête en raison de plusieurs facteurs :

  • Evolutions démographiques défavorables : il y a une baisse de la population en âge de travailler donc augmentation des ratios de dépendance (enfants + retraités/population active).
  • Epuisement des effets positifs liés à l’éducation. Les pays développés ont déjà exploité le potentiel lié à l’allongement de la scolarité donc une partie de la croissance liée à l’amélioration du niveau global d’éducation est derrière.
  • Niveaux de dette élevés qui obligent soit à augmenter les impôts soit à réduire les dépenses, ce qui nuira à la croissance.
  • Réchauffement climatique qui va générer des coûts supplémentaires du fait des externalités négatives.
  • Le progrès technique est faible et va demeurer ainsi, pour Gordon. Il envisage l’innovation selon la métaphore de l’arbre fruitier : les fruits les plus faciles à atteindre sont les meilleurs, tout comme l’innovation. Les grandes innovations ont déjà eu lieu. Maintenant que la frontière technologique a été repoussée encore plus loin, il est encore plus difficile d’innover, et les innovations restantes seraient celles qui rapporteraient le moins de gains de productivité. Gordon était déjà sceptique au sujet des effets de NTIC. Donc pour Gordon, la stagnation séculaire c’est aussi un problème d’offre !

Les schumpétériens, eux, ont une vision plus optimiste du futur pour plusieurs raisons.

  • Pour Aghion, la révolution des communications et des techniques de l’information a amélioré la façon de produire des idées. Il y a une meilleure mise en lien des idées et théories, ce qui favorise l’innovation.
  • La mondialisation augmente les gains potentiels de l’innovation donc l’incitation à innover est plus grande qu’avant. Aghion dit qu’on assiste bien à une augmentation de l’innovation car augmentation du nombre de brevets (Aghion le dit, mais ça reste contestable… y’a qu’à voir la guerre des brevets que se livrent Samsung et Apple). Mais malgré cette augmentation de l’innovation, il ne semble pas y avoir d’augmentation de la productivité. Il faut se méfier, dit Aghion, car il y a bien eu une augmentation de la productivité, seulement elle n’a pas été prise en compte par les indices permettant de la mesurer. Les innovations mettent du temps avant d’être prises en compte par les statistiques, surtout lorsqu’elles s’accompagnent de destruction créatrice. Dans certains cas, l’augmentation de la productivité est entravée à cause d’institutions inadaptées. Pour Gilbert Cette, l’Europe croît moins que les Etats-Unis car ils n’ont pas fait de réformes structurelles nécessaires pour poursuivre le rattrapage. La Suède a quant à elle réformé son système dans les années 1990 et a par conséquent multiplié son taux de croissance de la productivité par plus de 3.

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