Cette dissertation a été rédigée par Matthieu Alfré, diplômé d’HEC Paris et aventurier dans l’âme.

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La dissertation

1ère partie à retrouvez ici

Du fait des contradictions internes, dans ses infrastructures ou ses superstructures, l’Amérique latine connaît une situation révolutionnaire. Or, elle possède bien des références, mythiques ou réelles, qui contribuent à favoriser ce mode de changement politique. Toutefois, conquérir le pouvoir est un enjeu, exercer le pouvoir en est un autre. Sur ce point, les gouvernements révolutionnaires se sont dans bien des cas montrés inaptes à adopter une culture de gouvernement qui corresponde aux aspirations des peuples. Par conséquent, la démocratisation engagée par l’Amérique latine la mène sur une voie réformiste qui renforce sa capacité à se structurer.

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C’est pourquoi, avec le déclin des régimes révolutionnaires, ou de leurs ennemis contre-révolutionnaires, l’Amérique latine connaît une poussée réformiste dans un cadre démocratique. En raison d’une porosité idéologique, sous l’influence du catholicisme social, les conceptions et les pratiques réformistes exercent aussi leur attrait sur les peuples. Dans L’Amérique latine, Sébastien Velut souligne cette dialectique entre « démocratie et autoritarisme » quoiqu’il remarque aussi que la « transition démocratique » est bel et bien enclenchée. En effet, l’activisme de la société civile permet de comprendre la volonté partagée de s’inscrire dans un jeu politique plus pacifique et plus démocratique. Ainsi, au terme de la transformation politique des années 1930 conduite par Getulio Vargas, fondateur de l’Estado novo au Brésil, les organisations syndicales sont mieux intégrées dans le système socio-politique. De fait, « la légalité dont bénéficie le syndicalisme brésilien n’a donc pas été une conquête des ouvriers mais un don du gouvernement » selon José Albertino Rodriguès dans la revue L’homme et la société (« L’intégration des syndicats au système socio-politique brésilien »). Ces organisations issues de la société civile permettent la prise en compte d’opinions alternatives dans la formation des décisions publiques. Par leur pouvoir de négociation et leur mode de pression, elles contribuent à faire accepter des changements qui auraient autrement été récupérés par des forces révolutionnaires. En ce sens, la Central Única dos Trabalhadores (CUT) ou Força Sindical (FS) contribuent aux politiques réformistes des conditions de travail au Brésil. Plus significatif encore de l’échec gouvernemental de la révolution, à la faveur des processus de paix achevant les guerres civiles, les révolutionnaires d’hier finissent par devenir les réformistes d’aujourd’hui. Un fois la paix acquise, ils réintègrent la vie politique à des postes à haute responsabilité. Par exemple, Sánchez Cerén, ancien membre des FMLN, devient Président du Salvador et José Mujica, ancien membre des MLNT, devient Président de l’Uruguay. Les réorientations de ces transfuges finissent par décrédibiliser la voie révolutionnaire et légitimer la voie réformiste.

Cette poussée réformiste est la cause de politiques publiques plus ambitieuses et plus sociales, capables d’atteindre leurs objectifs élevés. Au sein de l’Amérique latine, le réformisme politique construit une vision de l’État développementiste lequel se présente comme troisième voie dans l’opposition existant entre l’État libéral et l’État révolutionnaire. Pour Luiz Carlos Bresser-Pereira ainsi que Daniela Theuer dans la revue Recherches internationales : « L’État développementiste, dans le sens traditionnel du terme, est un État qui intervient directement dans l’économie dans le but de favoriser le développement national » (« Amérique latine : après les années néolibérales, l’État développementiste est-il de retour ? »). Cette vision de l’action publique sous-tend les stratégies de développement autocentré comme cette politique publique visant « l’industrialisation par substitution aux importations » (modèle ISI). Cette dernière orientation consiste à adopter un protectionnisme éducateur qui favorise la remontée des filières locales du secteur industriel. La constitution d’un tissu de petites et moyennes entreprises (PME), jointes à un champion national, permet de stimuler l’activité économique afin de conduire des politiques plus ambitieuses. C’est ce que met bien en évidence la politique de développement conduite par Luiz Inácio Lula da Silva qui est le Président du Brésil de 2003 à 2011. Comme le confirme Jean-Christophe Victor, dans Le dessous des cartes (« Quel bilan pour Lula ? »), le modèle de développement autocentré facilite l’obtention de résultats tangibles dans une conjoncture favorable. Sous le mandat du Président Lula, le taux de pauvreté passe de 25% à 7,5% de la population, la dette externe de 165 Md$ devient un crédit net de 4 Md$, et, enfin, l’ouverture internationale se précise avec le rapprochement des puissances lusophones (Mozambique, Angola) ou la dynamisation du Mercado Comum do Sul (MERCOSUR). Dans ce contexte, le choix opéré pour la voie réformiste a pu engager l’Amérique latine dans la direction du développement.

Ainsi, le développement enregistré en Amérique latine favorise une capacité à réformer ses institutions ainsi qu’à s’émanciper des dominations indésirables. Au plan interne, le sous-continent latino-américain engage un volet de réformes destinées à contrecarrer ses deux enjeux majeurs à savoir la corruption et l’insécurité. Contre la corruption, le Brésil présente une série de textes juridiques qui entrent en vigueur en 2014 tandis que le gouvernement de Dilma Rousseff est dans la tourmente. Ce groupe de textes de lois menace même d’anciens membres de l’exécutif dans le cadre de l’affaire Petrobras. Contre l’insécurité, la Colombie présente un accord de paix intégré avec les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC) en 2016. Elle prévoit leur désarmement et leur réintégration dans la vie publique. En complément, au plan externe, le sous-continent latino-américain met en œuvre une politique étrangère qui lui permet d’atteindre davantage d’autonomie. Ainsi, la volonté de juguler l’influence des États-Unis d’Amérique dans la vie politico-administrative contraint ces derniers à faire montre d’une action plus cohérente. Car, au fond, les intérêts des agences des États-Unis d’Amérique actives dans la zone n’ont pas toujours été alignés. Dans les années 1980 en Colombie, leurs ordres de missions sont amenés à se télescoper comme l’illustre la rivalité entre la Central Intelligence Agency (CIA, anti-communiste) et la Drug Enforcement Agency (DEA, anti-drogue). Tandis que la DEA est en conflit contre les grands cartels de la drogue, dont le cartel de Medellin de Pablo Escobar, la CIA soutient les paramilitaires de droite face aux guérillas communistes même s’ils se financent grâce aux narcotrafics (FARC, ELN). Dans les années 2000, avec la fin de la menace communiste, l’action des agences des États-Unis d’Amérique se recentre donc vers la lutte contre la criminalité associée au narcotrafic. Elles cherchent à mieux contrôler ce goulet d’étranglement qu’est l’Amérique centrale puisqu’elles disposent de bureaux pour ce qui concerne la représentation de la DEA (Honduras, Salvador, Equateur). L’Amérique latine semble avoir appris à se structurer et à s’émanciper grâce au choix de la réforme.

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Prenant acte des échecs de la voie révolutionnaire, la voie réformiste gagne de l’ampleur en Amérique latine à la faveur de la démocratisation. Elle a permis de placer le sous-continent dans une meilleure trajectoire de développement, de modérer l’emprise de l’hyperpuissance et de façonner les intégrations régionales. Pour autant, les fondements du modèle reposent sur l’exploitation des matières premières et un modèle d’agriculture productiviste. Face à la baisse des cours des matières premières et à la concurrence accrue sur les marchés agricoles, la voie réformiste ne peut plus se targuer de ses succès socio-économiques d’autant qu’elle constate son impuissance à résoudre les difficultés fondamentales de l’Amérique latine (corruption, insécurité, inégalités). Traversant aujourd’hui une crise politico-économique, l’Amérique latine connaît des défis qui devraient s’approfondir à l’avenir.

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L’Amérique latine fait face à des crises politico-économiques qui bouleversent sa fragile stabilité ce qui relance la dialectique entre la réforme et la révolution. D’une part, le continent latino-américain est bien souvent confronté à des crises conjoncturelles qui appellent des réformes structurelles susceptibles de déstabiliser sa société. Partenaire d’un Brésil plus compétitif et plus productif, qui dévalue le « real », l’Argentine connaît une crise brutale pendant quatre années de récession de 1998 à 2002. Ceci donne lieu à un plan d’ajustement structurel imposé par le « consensus de Washington » avec une déréglementation des secteurs d’activité, une baisse des dépenses sociales ou une réduction du nombre de fonctionnaires qui sont autant de mesures mal acceptées par la société. Néanmoins, malgré ces efforts drastiques, l’Argentine connaît à nouveau une crise économique en 2009 en raison du contexte mondial de la crise des « subprimes ». Pour Yves Gervaise, il en irait presque d’une « malédiction argentine (Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, « Argentine »). D’autre part, l’Amérique latine traverse une crise démocratique d’ampleur inédite qui s’amplifie à mesure de la lutte contre la corruption qui est devenue endémique. « Ce rétablissement de la démocratie n’a pas débouché sur une amélioration des conditions de vie de la majorité de la population et les efforts pour améliorer les institutions publiques et le respect des droits fondamentaux n’ont guère été couronnés de succès » en raison de la corruption selon Olivier Dabène dans son Atlas de l’Amérique latine. Cette tendance généralisée se retrouve dans le phénomène de démocratisation de l’Amérique centrale à partir des années 1980. Les gouvernements en place peinent à accepter les limites du jeu démocratique. Ils tentent ainsi de faire admettre une réforme constitutionnelle dans la perspective d’obtenir des mandats supplémentaires comme Oscar Arias Sanchez au Costa Rica en 2003, Manuel Zelaya au Honduras en 2009 ou Daniel Ortega au Nicaragua en 2009. En dépit de sa démocratisation et de son réformisme, l’Amérique latine connaît une phase durable de crise politico-économique qui la déstabilise en profondeur.

Or, cette situation de crise politico-économique se combine avec une incapacité structurelle du réformisme à atteindre les objectifs du développement durable ce qui est la marque même d’une certaine impuissance. Tout d’abord, l’Amérique latine fait face à l’enjeu du renouvellement de son modèle économique. Quand l’environnement macroéconomique se caractérise par une faiblesse des cours des matières premières (brent à 55$ en 2017), les économies qui se fondent sur la rente des matières premières connaissent des difficultés. Par conséquent, l’objectif affiché par les réformistes consiste à œuvrer dans le sens de la diversification sectorielle sinon à rechercher de relais de croissance économique. Ainsi, au lieu de la recherche de la rente, les modèles fondés sur l’investissement dans la « knowledge economy » augmentent mieux la « croissance endogène » pour Philippe Aghion (Économie des institutions, de l’innovation et de la croissance). Ensuite, l’Amérique latine demeure plus que jamais confrontée à la réduction des fragmentations sociales pour rendre ses sociétés plus cohésives. Non seulement, elle connaît une résurgence de l’indigénisme et de l’indianisme après des siècles d’oppression qui se sont sédimentés. Contre l’Accord de libre-échange des Amériques (ALENA) de 1994, le « subcomandante » Marcos mène à la révolte les indigènes laissés-pour-compte dans l’État du Chiapas au Mexique. Mais, de surcroît, les villes latino-américaines sont fracturées des inégalités sociales qui se traduisent en une ségrégation socio-spatiale. Ainsi, à Bogota, les six strates hermétiques de la société colombiennes (« estratos ») se succèdent entre le quartier Nord d’Usaquen et le quartier Sud de San Cristobal. Cet enjeu fort est pris au sérieux par les réformistes tant la fragmentation des sociétés augure de la venue des révolutions. Au demeurant, la question environnementale se pose avec une acuité de plus en plus pressante. Les grandes métropoles, dont Mexico DF ou Lima, font face à un engorgement des transports, un gaspillage de l’énergie et une pollution de l’air. Et, les milieux ruraux comportent des fronts pionniers qui résultent en une destruction de la biodiversité et en une pollution des sols à la manière de l’Amazonas. Si la crise politico-économique est caractérisée, les insuffisances du réformisme donnent lieu à des difficultés structurelles.

Ceci est d’autant plus fondamental que deux tendances de fond viennent limiter les tentatives du réformisme quitte à laisser craindre un basculement vers l’autoritarisme. D’une part, l’absence de maîtrise du territoire finit par nuire à la stabilité des régimes politiques. En ce sens, la guerre ouverte entre les forces de l’ordre et les cartels dans l’isthme de Tehuantepec finit par engendrer de la frustration populaire. Sur la dernière décennie de conflit ouvert, ce ne sont pas moins de 90 000 morts, sans compter les disparitions, qu’a subi la population du Mexique. Les cartels de Sinaloa, de Juarez ou de Tijuana font régner la terreur dans le Nord du Mexique. L’opinion publique est si excédée et si révoltée par ces conflits qu’elle organise des manifestations sporadiques contre les politiques menées par le gouvernement d’Enrique Peña Nieto. D’autre part, il n’est pas exclu que la dynamique de mondialisation dans laquelle elle est engagée puisse imposer à l’Amérique latine de nouvelles dépendances néocoloniales qui seraient préjudiciables aux populations. De Philippe Moreau Defarges à Olivier Dollfuss, les observateurs avertis de la mondialisation des échanges savent combien elle est susceptible de polariser les territoires donc d’engendrer des conflits. En particulier, l’Amérique latine y développe une nouvelle dépendance à la Chine mondialisée avec un mode de rapports économiques qui est « tout à la fois inégalitaire (il génère une majorité surexploitée d’un côté, et une minorité très riche de l’autre), destructeur de l’environnement – monocultures intensives en pesticides, mines polluantes, déforestation, etc. – et asymétrique au niveau des échanges commerciaux » pour Frédéric Thomas dans la revue Recherches internationales (« Chine – Amérique latine : enjeux conflictuels d’une relation »). Dans ce contexte sensible, le manque de maîtrise du territoire et la dépendance envers l’étranger pourraient modifier le consensus autour de la voie réformiste en Amérique latine.

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Si l’histoire de l’Amérique latine est caractérisée par une dialectique entre la révolution et la réforme, elle paraît aujourd’hui à la croisée des chemins. La révolution a montré son inaptitude à exercer sa culture de gouvernement pour assurer la prospérité. La réforme a montré son inaptitude à résoudre ses difficultés structurelles qu’il s’agisse des inégalités sociales ou de la corruption politique. Or, face à la montée des instabilités internes et des dépendances externes, le réformisme doit se montrer à la hauteur du besoin de développement durable formulé par les populations. Certes, comme George Couffignal, dans L’Amérique latine est bien partie, nous pouvons affirmer qu’elle est devenue « prudente, solide, dynamique, inventive ». Le mode de résolution des crises actuelles nous permettra de conclure si l’Amérique latine s’apprête aussi à redevenir révolutionnaire ou à demeurer réformiste.