L’unité européenne est un projet ancien. En 1648, les traités de Westphalie, clôturant la guerre de 30 ans, fixaient déjà les bases d’un droit public européen. A de multiples reprises, des Européens se sont unis par nécessité politique, et non par idéalisme. Les premiers projets d’union ont été motivés par la nécessité d’affronter un ennemi commun en temps de guerre, ou au contraire dans un objectif pacificateur après des conflits. L’idée d’un réel « esprit européen », hérité des Lumières et affirmant l’existence d’un ensemble de traits culturels et de valeurs, est restée pendant longtemps l’apanage des élites européennes. Après la Seconde Guerre Mondiale, cette idée est totalement abandonnée, assombrie par la caricature hitlérienne d’une Europe unie et homogène.

L’identité européenne : un projet revalorisé dans les années 90

La construction européenne, très pragmatique, a laissé de côté la question de l’identité jusqu’aux années 90. A cette époque, la fin de la guerre froide et des clivages idéologiques détruit le mode « d’identification contre ». L’ennemi soviétique commun ayant disparu, la vague identité qui se nourrissait de l’anticommunisme ne peut plus s’en contenter. Comme l’écrit Amartya Sen dans Identités et violence, « C’est dans l’adversité que l’identité se construit ».

Entre réunification de l’Allemagne et demandes d’intégration des PECO, il est de plus en plus complexe de définir une identité culturelle commune étant donné le nombre croissant de pays à inclure. L’Europe institutionnelle préfère alors dans un premier temps redéfinir le projet politique autour d’un ensemble de valeurs communes, à vocation unificatrice, comme le libéralisme politique et économique. La notion d’identité n’est pas clairement mentionnée. Le Traité de Maastricht, qui introduit la citoyenneté commune dans l’UE en 1992, précise le « respect de l’histoire, de la culture et des traditions » des Etats membres. En 2000, la Charte des droits fondamentaux fait vaguement référence aux « valeurs communes » et au « patrimoine spirituel et moral » européen.

Les principaux angles de réflexion et défis

L’identité a longtemps été exclue du projet européen. Selon Raymond Aron, la construction peut effectivement précéder le sentiment européen, mais celui-ci est indispensable pour éviter une Europe irréelle, où la population ne se retrouve pas. En 1973, il écrit dans un article du Figaro : « Il est temps que l’Europe se préoccupe d’autre chose que d’agrumes, de dollars et de céréales ». En 1992, cette idée est soutenue par Jacques Delors, pour qui il est nécessaire de « donner une âme à l’Europe, (…) une spiritualité et un sens » au-delà de la simple réalité économique et administrative. Il appelle à une Europe qui proposerait une vision transcendant les seules connaissances juridiques et économiques, pour bâtir une réelle union.

Pourtant, définir une identité européenne est un processus très complexe. De l’extérieur, « être européen » parlera plus à un Chinois ou à un Américain. Mais sur le plan interne, la géographie est très insuffisante pour définir l’Europe aux yeux de ses habitants. Selon Jean-Baptiste Duroselle, « il y a eu, depuis que les hommes réfléchissent, une immense variété d’Europes ».

Des critères culturels sont alors utilisés. Paul Valéry dénombre par exemple trois héritages majeurs pour définir cette identité : la démocratie grecque, le droit romain et la tradition judéo-chrétienne. Toutefois, Emmanuel Berl, auteur d’Histoire de l’Europe, critique cette thèse réductrice qui suppose un gradient d’européanité, décroissant d’ouest en est. Pour lui, l’Europe est protéiforme et aucune culture historiquement marquée ne l’emporte sur une autre. L’islam européen, qui concerne 8% de la population, et qui justifie en partie les réticences à l’élargissement à la Turquie, est une des facettes de l’identité européenne plurale qu’il présente.

Le risque, en définissant une identité européenne, est de se fermer à d’autres cultures qui ne correspondraient pas aux critères prédéfinis. Pour faire face à cette difficulté, l’imprécision reste de mise : le Traité de Lisbonne évoque par exemple des « héritages culturels, religieux et humanistes », notions très générales.

De plus, il serait illusoire voire dangereux d’imposer une homogénéité culturelle de principe à des Etats dont les identités nationales sont très variées. Il convient donc d’aborder la question identitaire sous de nouveaux angles. Jean-Marc Ferry, philosophe français, explique que la construction européenne a fait émerger des différenciations nouvelles, entre citoyenneté et nationalité par exemple avec l’introduction d’une citoyenneté postnationale apparue en 1992. De la même façon, on peut envisager une identité européenne distincte qui se superpose aux identités nationales propres, plutôt que de se substituer à elles.

Mais qu’en pensent les Européens ? 

Les études Eurobaromètre, enquêtes d’opinion réalisées depuis 1973, ont été introduites par Jacques-René Rabier, ancien directeur de cabinet de Jean Monnet. Ces enquêtes montrent qu’identité européenne et identité nationale ont tendance à se superposer plus qu’à s’exclure mutuellement. En 2009, 3 Français sur 5 se sentent à la fois français et européens, un sentiment dominant dans toutes les franges de la population, sauf chez les sympathisants FN. Cette tendance n’est toutefois pas géographiquement homogène. 63% des Britanniques privilégient uniquement leur nationalité, contre 27% des Luxembourgeois.

Au cours de ces études, on demande aux sondés les notions qu’ils associent spontanément à l’Union Européenne : démocratie, droits de l’homme, liberté de circulation et euro sont les plus citées. On observe des divergences entre les générations : celles ayant connu la guerre directement ou par le récit de leurs parents mentionnent la paix, tandis que les plus jeunes évoquent parfois l’économie de marché.

L’idée selon laquelle l’identité se construit par opposition à d’autres groupes se confirme également puisque 60% des Européens disent être tout à fait ou plutôt d’accord avec l’idée selon laquelle « en comparaison avec d’autres continents, il est nettement plus facile de voir ce que les Européens ont en commun en termes de valeurs ».

Une action des institutions pour promouvoir ce sentiment européen

Les institutions européennes sont à l’origine de différentes réalisations concrètes pour renforcer le sentiment d’appartenance des ressortissants de l’UE.

Sur le plan culturel, l’UE ne se dote d’une politique dédiée que dans les années 70 avec la directive « Télévision sans frontières », qui permet la libre-circulation des programmes télévisés et réserve plus de la moitié d’antenne à des œuvres européennes. Plus récemment, entre 2007 et 2013, le programme Culture a bénéficié d’un budget de 400 millions d’euros pour financer d’autres activités culturelles. Bien qu’il s’agisse d’un poste de dépense minoritaire dans le budget global de l’UE, il n’est pas non plus négligé.

L’UE mise également sur des symboles, souvent officieux : le drapeau, l’hymne (prélude de l’Ode à la joie de Beethoven), la devise « Unis dans la diversité », la journée de l’Europe le 9 mai… Des grands évènements culturels fédérateurs sont organisés, comme les Journées du patrimoine, ou l’élection des capitales de la culture. Enfin, la mobilité des jeunes est encouragée avec le programme Erasmus lancé en 1987, qui a permis à 5 millions d’étudiants de se rendre dans 33 destinations européennes.

Certaines réalisations de nature politique ciblent également l’unité de l’Europe, sur le plan technique mais aussi social. La monnaie unique, « morceau d’Europe en poche » (Dominique Strauss-Kahn, 1998), est un exemple majeur. Le défi de la communication, pour un projet européen plus lisible auprès des 500 millions de ressortissants, dans 24 langues différentes, est également abordé : en 2004, un poste de commissaire spécifiquement chargé de la communication est créé à cet effet. Enfin, les valeurs communes sont réaffirmées par le biais de l’action judiciaire menée par la Cour européenne des droits de l’homme.