Si d’aucuns n’hésitent pas à parler de « guerres économiques », les armes pour mener les batailles sont multiples et souvent assez mal cernées. L’une d’elles est pourtant bien connue des politiques et des économistes. La multiplication des décisions politiques pour baisser la fiscalité des entreprises révèle l’une de ces armes, offensive (ou plutôt « non coopérative » pour rester politiquement correct), la fiscalité.

Une compétition mondiale au moins-disant fiscal

Alors que Donald Trump vient de lancer sa réforme fiscale, considérée comme l’une des plus ambitieuse depuis des décennies et visant à diviser par presque deux le taux d’imposition sur les sociétés aux Etats-Unis, Bruno Le Maire rappelle au Medef les engagements de campagne d’Emmanuel Macron : ramener l’impôt français sur les sociétés à 25%. Cet impôt, existant dans tous les pays industrialisés et qui était autrefois une des bases du financement de l’Etat, est raboté au fil des réformes et ce, dans tous les pays de l’OCDE. Ainsi le taux moyen d’impôt sur les sociétés dans les pays de l’OCDE, passe-t-il de 30% en 2000 à 25% en 2012.

Mais pourquoi les États se privent-ils de cette source considérable de revenus ? Officiellement, la baisse de l’impôt sur les sociétés permet d’améliorer la marge des sociétés, qui a baissé en moyenne depuis la crise de 2008, et donc d’engendrer de l’investissement, de la R&D et des embauches. Officieusement, et les politiques s’en cachent de moins en moins, la baisse de l’impôt sur les sociétés vise à attirer les entreprises, à être « fiscalement compétitifs » à l’international pour capter les investissements et les implantations de firmes multinationales, à l’instar d’Amazon en Irlande.

Un changement profond dans le financement des États

Les États doivent se montrer « compétitifs » d’un point de vue fiscal pour attirer les entreprises à s’installer et à déclarer leurs bénéfices sur leur sol. En effet, force est de constater que, paradoxalement, les entreprises (ou du moins les bénéfices de ces dernières, dans le mesure où il est très difficile de parler de la « nationalité » d’une multinationale présente dans 120 pays) sont beaucoup plus volatiles que les hommes. Il faut donc, dans une société libérale où la compétition structure l’économie, chercher à attirer les bénéfices de ces entreprises.

Le cas de l’entreprise Schlumberger est très éclairant. Cette multinationale de plus de 100.000 salariés, leader des équipements pétroliers, a été créée en 1926 en Alsace et était jusqu’aux années 1970 une entreprise française et familiale. Mais l’entreprise prend un tournant radical au début des années 2000 quand ses dirigeants, considérant que l’impôt sur les sociétés en France est trop élevé, décident d’ouvrir un nouveau siège social à La Haye pour profiter des avantages fiscaux des Pays-Bas. Ces derniers sont cependant jugés insuffisants par les actionnaires, qui votent en 2004 la décision de délocaliser le siège de l’entreprise aux Antilles Néerlandaises, où l’impôt sur les sociétés est presque inexistant. Cet exemple montre combien les entreprises sont mobiles et quel handicap une fiscalité trop contraignante peut constituer pour un pays. C’est pourquoi depuis la crise de 2008, tous les gouvernements (voir le tableau) des pays industrialisés cherchent à réduire de manière drastique leur impôt sur les sociétés.

Cette généralisation de la baisse de l’impôt sur les sociétés induit un changement profond dans la philosophie de la fiscalité. Cette dernière doit, en effet, porter de moins en moins sur les entreprises et leur financement, et de plus en plus sur les ménages et la consommation. À l’instar de la réforme de l’ISF d’Emmanuel Macron, les Pays-Bas veulent, eux aussi, défiscaliser le financement des entreprises et donc défiscaliser les dividendes : le gouvernement néerlandais a décidé en Novembre 2017 d’abaisser le taux d’imposition sur les dividendes de 15% à… 0%. Encore plus frappant, le premier ministre chinois Li Keqiang annonce en 2016 que la Chine va lancer une réforme importante de sa fiscalité en transformant purement et simplement l’impôt sur les sociétés en TVA, faisant donc basculer le poids des 25% d’impôts sur les sociétés des entreprises vers les ménages. C’est un changement majeur et global de la fiscalité puisque les richesses produites par les entreprises ne sont plus considérées comme imposables au même titre que les richesses produites par les salariés ou la consommation des ménages.

Taux d’imposition sur les sociétés par pays :

Pays Taux en 2017 Variations passées et potentielles
Etats-Unis 35% 20%
France 33.3% 25%
Japon 30.9% Baisse en 2014
Allemagne 29.8% Baisse en 2009
Chine 25% 0% (remplacé par TVA)
Royaume-Uni 19% 15%

Une compétition à l’échelle mondiale mais surtout régionale

L’affaire des Paradise Papers de Novembre 2017 accuse les Pays-Bas de continuer leur politique « d’accords » avec les multinationales étrangères quant à leur taux d’imposition. Pierre Moscovici, commissaire européen chargé des Affaires financières, réagit « Le modèle néerlandais n’a plus sa place dans le cadre des nouvelles règles européennes ». Cet agacement d’un haut fonctionnaire européen montre à quel point la question de la fiscalité est sensible entre les membres de l’Union Européenne. Et pour cause, si les entreprises sont mobiles à l’échelle mondiale comme nous l’avons vu, elles le sont encore plus à l’échelle régionale, qui plus est dans un espace aussi intégré que l’UE. Et les États membres, loin de la soi-disant coopération clamée à Bruxelles, n’hésitent pas à se servir de l’arme fiscale à l’encontre de leurs partenaires. C’est le cas de l’Irlande qui, après la crise de 2008, décide d’abaisser son taux d’imposition sur les entreprises à 12.5% (un des plus bas du monde). Ce taux très incitatif pousse les multinationales, principalement américaines, à déclarer leurs bénéfices en Irlande. C’est ainsi qu’en 2014, Apple n’a payé que 6% d’impôts sur ses bénéfices en Europe, un manque à gagner certain pour les États. La Commission Européenne a alors enjoint l’Irlande de réclamer 13 milliards d’euros à Apple pour harmoniser son régime fiscal avec celui de ses voisins. Ceci n’a pas empêché Michael Noonan, alors ministre des Finances à Dublin, de déclarer « Il y a beaucoup de jalousie en Europe vis-à-vis de la façon dont nous avons réussi à attirer autant de sièges sociaux en Irlande ».

Tantôt partenaire, tantôt concurrent, cette « coopétition » européenne n’est pas terminée, de nouvelles réformes de l’impôt sur les sociétés ont été planifiées par les États Membres. Celles-ci, visent cependant une forme d’harmonisation autour du taux de 25% (taux qu’Emmanuel Macron veut justement adopter en France pour son caractère médian). Une harmonisation autour du taux d’imposition sur les sociétés de 25% permettrait à la fois à l’UE de rester attractive (25% c’est le taux chinois et le taux prévu aux Etats-Unis par la réforme de Donald Trump) et de ne pas mettre les différents États membres en compétition les uns avec les autres.

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