« On peut obtenir par le droit et par le Hard Law tout ce que pouvait apporter la guerre, sans les moyens de la guerre » constate Hervé Juvin, essayiste et économiste français. En décembre 2014, la justice américaine inflige une amende de 772 millions de dollars à l’entreprise française Alstom pour une affaire de corruption en Indonésie. Trois jours avant, les actionnaires de l’américain General Electric décidaient du rachat de la branche énergie du géant français. Une simple coïncidence ? Pourtant de l’aveu même d’anciens cadres d’Alstom tout semblait prémédité : l’Amérique a saisi une opportunité de mettre sous pression l’entreprise française pour faciliter la vente (actée en 2015). Cette affaire a eu le mérite d’éveiller la curiosité dans un premier temps, puis l’indignation de nombreux dirigeants français. Avec cette perte, la France prenait conscience de l’emprise qu’avait acquise le droit américain.

Aujourd’hui, il n’est plus possible de déclarer une guerre ouverte à un autre Etat. L’arme atomique joue son rôle de dissuasion avec succès. La mondialisation a rendu les économies interdépendantes. Pourtant, on aurait tort de croire que les Etats ont renoncé à leurs élans belliqueux. La nouvelle guerre entre les grandes puissances est économique. Elle est secrète, longtemps inavouée ; on préfère évoquer la coopération dans l’intérêt général (n’est-ce pas l’objectif des zones de libre-échange régionales ?). Elle est l’œuvre des cols blancs. Dans la nouvelle donne mondiale chacun est allié et adversaire. On ne parle plus de coopération mais de coopétition. Or les Américains ont été rattrapés par la Chine et l’Europe. En voyant leurs avantages économiques disparaître, ils ont mis en place une nouvelle arme : le droit. En quoi le droit est-il devenu une nouvelle arme économique ? Pourquoi peut-on considérer aujourd’hui que le droit est un nouveau champ de bataille ?

Le droit a toujours été un outil dans le commerce international

Le droit est l’ensemble des lois qui s’appliquent sur un territoire. Il définit en lui-même la notion de souveraineté d’un Etat. C’est la loi qui décide de ce qu’une personne (physique ou morale) peut faire et doit faire. Ainsi depuis que les Etats ont su mettre en place un dispositif juridique accompagné d’instances pour le faire appliquer, ils ont su l’utiliser pour améliorer leurs « avantages comparatifs » dans les échanges commerciaux. Pour ainsi dire, le droit en lui-même est un « avantage comparatif ». Il y a plusieurs façons de le voir. Prenons un premier exemple : qu’est-ce qu’au fond le dumping social ou environnemental sinon un laxisme plus important dans la législation ? Ainsi l’absence de salaire minimum obligatoire, les faibles cotisations sociales (quand elles existent) ou le volume horaire qui peut être légalement travaillé dans la plupart des pays émergents leur permet d’être plus compétitifs face aux pays développés. C’est également les faibles exigences légales en termes de protection de l’environnement qui a permis à la Chine d’être le quasi seul producteur de terres rares (95% de la production mondiale pour seulement un tiers des réserves) devant les Etats-Unis ou l’Australie qui ont pendant longtemps interdit son exploitation.

Sûrement l’exemple le plus parlant est celui de l’optimisation fiscale. La mondialisation a davantage accru la compétition entre les différentes législations. Or les entreprises ont tout intérêt à payer le moins d’impôts possible. De nombreux Etats (surtout des micro-Etats) ont donc mis en place une fiscalité avantageuse pour attirer les entreprises ainsi que les privés et surtout instauré un secret bancaire ; c’est-à-dire qu’une banque n’est pas obligée de dévoiler l’identité de ses clients. Cette disposition a fait le succès de la Suisse jusqu’en 2009 lorsqu’elle a été sommée à l’occasion du G20 de Londres de mettre fin à ce système.

Le droit comme avantage comparatif est donc une réalité ancienne. La nouveauté a été apportée par les Etats-Unis. Le droit est devenu une arme dans la guerre économique – c’est-à-dire l’affrontement que se livrent les Etats pour s’accaparer les ressources rares que sont les travailleurs, le savoir, les marchés et les ressources naturelles.

La mise en place d’un arsenal puissant

En 1977, le Congrès américain promulgue le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) qui donne le droit au Departement of Justice (DoJ) de poursuivre toute entreprise internationale s’adonnant à des activités frauduleuses, notamment en matière de corruption, dès que l’entreprise possède un quelconque lien avec les Etats-Unis. Par ce biais, les Etats-Unis affirment l’extraterritorialité de leur droit, c’est-à-dire qu’il s’applique en dehors du seul territoire américain. A partir des années 1980, les différents gouvernements américains ne vont cesser de renforcer leur arsenal juridique. Les années 1990 sont l’occasion de coordonner l’action des différents services. Ainsi le FBI et la NSA travaillent étroitement avec le DoJ. La menace terroriste sert de prétexte au gouvernement Bush pour faciliter l’accès aux informations notamment avec le Patriot Act (2001) qui renforce les pouvoirs de la NSA ainsi que la loi Damato qui criminalise le commerce avec des Etats sous embargo américain. Enfin en 2010 la loi Dodd-Frank (Dodd-Frank Act) confère à la Securities and Exchange Commission (SEC) le pouvoir de réprimer toute conduite qui, aux Etats-Unis, concourt de manière signification à l’infraction, même lorsque la transaction financière a été conclue en dehors de leur territoire et n’implique que des acteurs étrangers ; autrement dit : toute entreprise non-américaine et n’agissant pas sur le territoire américain peut être poursuivie par la justice américaine pour des faits contraires au droit américain. De façon un peu simpliste on résume souvent la situation ainsi : il suffit qu’une entreprise réalise une transaction en dollar pour que la justice américaine déclare qu’elle doit respecter le droit américain.

L’emprise du droit américain sur le commerce mondial et même sur les lois nationales n’a depuis fait que se renforcer. Le droit américain est dit coutumier (common law) en opposition au droit continental (de tradition écrite et notamment appliqué en France ou en Allemagne). Le droit coutumier se caractérise par la prédominance du contrat sur la loi, autrement dit de la liberté des individus sur la loi alors que le droit continental fait prévaloir la loi avant tout chose. L’autre distinction principale est que dans le droit continental la justice est dite « inquisitoire », c’est-à-dire que c’est le juge qui mène le débat, alors que dans le droit coutumier la justice est « accusatoire », c’est-à-dire que ce sont les avocats qui mènent le débat. Une des conséquences est que dans le cas de la procédure judiciaire américaine, c’est à celui qui est accusé d’apporter les preuves de son innocence (et non à celui qui accuse d’apporter les preuves de la culpabilité). Plus particulièrement, une des phases procédurales appelée discovery oblige les deux parties à transmettre toutes les informations liées à l’affaire (favorables ou non).

Cette nature du droit américain a facilité sa diffusion. Il y a bien sûr d’autres raisons. L’une d’entre elles est sûrement que « la loi est toujours celle du vainqueur » et que la victoire des Etats-Unis à la fin de la Guerre froide a certainement légitimé tout ce qui les caractérise. L’autre victoire du droit américain a été de s’imposer dans les différentes organisations internationales. Les dispositions du FCPA ont par exemple été imposées à tous les pays ayant signé la convention de l’OCDE en 1998.  Autre exemple, le projet Doing Business de la Banque Mondiale qui établit un classement des pays selon la réglementation des affaires déclasse les pays de droit civil (droit continental) (l’Allemagne est 20E, la France 31e, alors que les Etats-Unis et le Royaume-Uni sont dans le top 10). Enfin une manière concrète de voir l’emprise du droit américain dans les accords de libre-échange. A l’image du récent TAFTA, ces accords de libre-échange intègrent systématiquement la mise en place de tribunaux d’arbitrage privés pour régler les contentieux entre les entreprises et… les Etats. Or ces mêmes tribunaux doivent être situés… aux Etats-Unis.

L’arme juridique au service d’intérêts multiples

Ce nouvel impérialisme américain a deux objectifs principaux qui se rejoignent sur une réalité : assurer la domination post-militaire des Etats-Unis. On peut ainsi distinguer deux chemins.

Le premier est d’imposer la vision géopolitique des Etats-Unis à leurs alliés et si possible au monde entier. Pour faire simple : si les Etats-Unis déclarent qu’un pays n’est pas fréquentable, alors tout le monde doit le considérer comme infréquentable. De nombreuses entreprises sanctionnées par la justice américaine le sont ainsi au regard d’activités avec une entreprise, un gouvernement ou sur le territoire d’un pays lui-même sanctionné par les Etats-Unis (sous embargo par exemple). En France, le cas le plus marquant est celui de la banque BNP Paribas condamnée en 2014 à payer près de 8,9 milliards de dollars d’amende pour avoir violé l’embargo sur l’Iran et le Soudan. On peut voir ceci ainsi : en condamnant des entreprises étrangères de premier ordre sur des considérations géopolitiques, les Etats-Unis font pression indirectement sur les Etats qui sont obligés de se plier à la vision américaine pour que leurs entreprises continuent de commercer. Aujourd’hui encore, comme l’explique Karine Berger (PS), les entreprises françaises hésitent à investir en Iran, alors même que l’embargo est levé. Tout comme elles hésitent à investir en Russie (Airbus a dû s’adresser à des banques chinoises). Il faut toutefois relever que cet objectif sert le plus souvent de prétexte pour le suivant. Les Etats-Unis peuvent aussi contenir la montée de leurs rivaux en sanctionnant par exemple une entreprise qui signerait un contrat de transfert de technologie. Alstom avait par exemple entamé un rapprochement avec la Chine.

Le second chemin est certainement celui qui prime le plus. Sur les dernières années, les entreprises étrangères ont payé près de 40 milliards de dollars d’amende (ce chiffre date d’avant les amendes de 10 à 15 milliards de dollars infligées en 2016 à la Deutsche Bank et à Volkswagen) à la justice américaine (dont près de 25 milliards pour les entreprises européennes et 11 milliards pour la France !). Il y a tout d’abord un vrai business car cet argent est en grande partie redistribué entre les différents organes gouvernementaux (DoJ, FBI, NSA, …) mais il faut aussi ajouter les frais d’avocats issus le plus souvent de grands cabinets américains … L’objectif est ensuite inavouable mais pourtant bien réel : faciliter le rayonnement des entreprises américaines dans le monde. Et ce par divers moyens.

Un premier moyen est décrit par l’exemple d’Alstom. Il a montré comment en faisant pression sur le groupe, le rachat de la branche énergie a été facilité pour le géant américain General Electrics. Il existe en France un autre cas similaire, celui d’Alcatel. Au début des années 2000, le groupe français de télécommunications a le malheur d’avoir équipé le réseau irakien à l’époque de Saddam Hussein et de disposer d’une technologie supérieure à celles de ses concurrents américains, parmi lesquels Lucent. En 2005, le DoJ s’intéresse à une affaire de pots-de-vin versés par Alcatel à un politicien costaricien. Sous pression, l’entreprise rachète Lucent, alors que la plupart des observateurs de l’époque jugent cette fusion non-pertinente. Cinq ans plus tard, Alcatel est condamné à une amende de plus de 137 millions de dollars et Lucent prend le pouvoir sur Alcatel. Que la justice américaine condamne des entreprises pour des faits hors-la-loi c’est une chose. Qu’il y ait deux poids deux mesures quand il s’agit d’une entreprise américaine en est une autre. Lucent a par exemple été lui aussi condamné pour corruption de politiciens chinois mais à une amende de… 2,5 millions d’euros. Il y a certes le fait que les entreprises américaines sont davantage habituées à ce genre de procédure et négocient plus rapidement mais l’écart est peu justifiable. Il est à cet égard intéressant de constater que l’essentiel des sanctions ont été prises contre des entreprises européennes (64%) ; dans l’affaire Alstom par exemple, l’entreprise française était associée à une entreprise japonaise qui n’a payé que 88 millions de dollars d’amende …

Certains experts accusent également la justice américaine d’espionnage industriel pour plusieurs raisons. Tout d’abord la procédure discovery qui oblige les entreprises à partager des documents confidentiels qui peuvent par exemple faire état de la santé financière du groupe, de ses projets,… Ensuite quand l’entreprise décide de coopérer avec la justice américaine (ce qui est quasiment systématiquement le cas), elle est placée sous une phase de surveillance que l’on appelle le monitoring. Pendant trois ans, l’entreprise est placée sous surveillance pour vérifier qu’elle respecte bien les normes. L’ancienne déléguée interministérielle à l’intelligence économique Claude Revel explique que durant cette phase, le moniteur a accès à toutes les informations de l’entreprises et doit chaque année faire un rapport au DoJ, rapport qui contient régulièrement des informations confidentielles. Bien sûr, cette hypothèse fait débat car assumer que les Etats-Unis espionnent leurs alliés ferait à nouveau polémique (après les scandales de la NSA).

Reste que ces amendes ont souvent une justification crédible (corruption par exemple). Cependant la FIFA, association internationale siégeant à Genève, a été condamnée à une amende de douze milliards de dollars par la justice américaine. La vraie question est : quelle est la légitimité des Etats-Unis à toucher cet argent ?

Les autres Etats tardent à réagir

Et la réponse est logiquement : aucune. Certains avancent que les Etats-Unis sont les seuls crédibles en matière de lutte contre la corruption. En réalité, les Etats-Unis ont su saisir une opportunité qui s’était présentée. Les Etats européens, entre autres, condamnent peu leurs entreprises pour des faits de corruption par exemple. Sur les vingt dernières années, la France n’a condamné aucune entreprise. Les Etats-Unis se sont donc engouffrés dans ce vide juridique prétextant que puisque personne ne le fait alors ils le feront et toucheront donc légitimement les fruits de cette action. En quelque sorte, une récompense pour leur travail à « moraliser les affaires » et faire respecter « la » loi. La situation est même bien pire que cela puisqu’il y a dans les instances dirigeantes nombre de cadres eux-mêmes convaincus par la supériorité présumée du droit américain. Le droit américain a en effet envahi les institutions internationales grâce à la langue tout d’abord (l’anglais étant privilégié), la formation des élites judiciaires dans de grands cabinets anglo-saxons, ou encore grâce au cinéma américain. Les entreprises ont de plus peur d’affronter la justice américaine et préfèrent suivre les recommandations dictées par le DoJ en faisant appel à des cabinets d’avocats américains pour se mettre aux normes ou à des cabinets d’audit du Big Four, tous américains, pour la gestion de leurs comptes sans savoir que ceux-ci doivent donner à la justice américaine toute information qui supposerait une possible infraction … La procédure pour se mettre aux normes coûte extrêmement cher (on compte en centaines de millions voire milliards de dollars).

Néanmoins les réactions commencent à apparaître. L’Union Européenne par exemple est de plus en plus intransigeante envers les entreprises américaines. Elle a notamment infligé une amende historique de 13 milliards d’euros à Apple pour arrangement fiscal avec le gouvernement irlandais. Ou encore une amende de 1 milliard d’euros à Intel en 2014. La France dispose pourtant dans sa législation de moyens de défense. On peut citer la loi « de blocage » promulguée en 1968 pour le secteur maritime puis étendu à l’ensemble de l’économie et qui interdit de divulguer des informations financières, technologiques,… à des puissances étrangères. Cependant cette loi n’a été utilisée qu’une fois et a donc été considérée caduque par les anglo-saxons. Les députés Pierre Lellouche (LR) et Karine Berger (PS) ont rendu un rapport sur l’extraterritorialité du droit américain à l’automne 2016 qui conseille tout bonnement d’instaurer un rapport de force avec les Etats-Unis. Faire condamner ses entreprises par sa propre justice a un double avantage : les indemnités payées vont directement dans le Trésor national au lieu d’aller au Trésor américain dans un premier temps ; et dans un second temps cela empêche la justice américaine d’agir au nom du principe qu’on ne peut être jugé qu’une fois pour un crime. La loi Sapin II promulguée en 2016 est un premier pas en ce sens. La « convention d’intérêt public » permet à une entreprise de négocier pour éviter le procès (sur le modèle… américain) et qui a été utilisée par HSBC par exemple en 2016. Surtout, la loi Sapin II introduit une disposition extraterritoriale qui permet de poursuivre une entreprise pour corruption à l’étranger. Comme le résume la députée PS Karine Berger « une entreprise américaine faisant du chiffre d’affaires en France et ayant commis des actes de corruption en Afrique peut désormais être poursuivie par la justice française ». En un mot : la guerre est déclarée.

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