Cet article d’analyse a été écrit par Christian Mousselard, professeur dans la prépa Notre-Dame de la Merci (Montpellier).

Si, pour paraphraser Jean Monnet, l’Europe s’est construite à travers les crises et se fera par les crises, alors il est permis de penser que l’intégration européenne est aujourd’hui en bonne voie… L’Union européenne se trouve aujourd’hui confrontée à quatre défis majeurs au moins, susceptibles de menacer sa cohésion (et jusqu’à son existence)… ou de la renforcer à terme.

Premier défi : la place de l’économie européenne dans l’économie mondiale et l’avenir de l’euro.

La crise des dettes souveraines a conduit à la mise en place d’instruments communautaires, dont personne n’osait rêver avant, et qui ont permis le renforcement – voire la survie – de la zone euro. Ainsi du Mécanisme européen de stabilité (MES), une sorte de FMI de l’UE, censé venir en aide aux Etats en grave difficulté financière. Ou de la synchronisation renforcée des budgets des pays par la Commission, afin d’identifier le plus tôt possible les dérives par rapport à la cible d’un déficit public inférieur à 3% du PIB.

Il y a aussi l’union bancaire, avec l’instauration d’un superviseur unique des banques en Europe, l’introduction de la « procédure pour déséquilibres excessifs », avec sanctions à la clé, si les déséquilibres économiques d’un pays mettent en danger l’ensemble de la zone euro. Ou – c’est moins connu – les compétences renforcées de l’agence Eurostat, chargée de produire les statistiques de l’UE. Avant la crise, elle n’avait pas le pouvoir d’aller vérifier les chiffres dans les Etats membres, qui estimaient que c’était une forme d’ingérence. Si Eurostat avait eu ce pouvoir il y a quinze ans, la Grèce n’aurait pas intégré la zone euro, ou alors le « problème » grec ne serait jamais devenu aussi important. Le pays a fini par avouer en 2009 avoir un déficit de plus de 15% du PIB, cela n’aurait pas dû être possible.

Malgré ces mesures exceptionnelles, la croissance en Europe, et particulièrement en zone euro, reste fragile. Et les déséquilibres entre pays encore criants : fort excédent commercial allemand, perte de compétitivité française, chômage de masse en Espagne, au Portugal, en Grèce…

Deuxième défi : l’accueil des réfugiés en provenance du Proche-Orient et d’Afrique.

L’accélération inédite des flux (37 000 arrivées en Grèce + Italie au mois de janvier 2016, 10 fois plus qu’en janvier 2015) concerne d’abord la libre circulation des personnes dans l’Union et la remise en cause des accords de Schengen. Le 4 janvier, la Suède établissait des contrôles aux portes du Danemark : toute personne souhaitant franchir la frontière doit désormais présenter des papiers en règle sous peine d’être reconduite. En réaction, le premier ministre danois Lars Lock Rasmussen, a annoncé des contrôles aléatoires à la frontière avec l’Allemagne. Rappelons que l’Autriche vient d’élever une clôture haute de 4 mètres et longue de 3,7 kilomètres à la frontière slovène : cette barrière, destinée à garantir un passage organisé des migrants, symbolise toutefois un durcissement historique, le pays ayant déjà rétabli le contrôle aux frontières en septembre 2015. Par ailleurs, la Commission européenne – par une décision du 27 janvier – et mandatée par les ministres de l’intérieur européens, a validé un rapport de Frontex – l’agence de gardes-côtes et gardes-frontières de l’Union -, établi sur des informations récoltées, mi-novembre 2015, dans les îles de Chios et de Samos, en mer Egée. Ce rapport conclut que « la Grèce néglige gravement ses obligations et qu’il existe des manquements graves dans l’exécution des contrôles aux frontières extérieures ».

Sur la foi de ce rapport de novembre 2015, et alors que, dans l’intervalle, Athènes a accepté de solliciter une aide supplémentaire de Frontex, Bruxelles a néanmoins décidé de déclencher une procédure, qui, si elle est menée à son terme, permettra de prolonger de deux ans le rétablissement des frontières intérieures de Schengen.

Même si la Commission s’en défend, cela abouti à une « mise en quarantaine » de la Grèce, pays par lequel sont entrés, en Europe, en 2015, l’essentiel des migrants venus de Turquie (900 000). Quelque 60 000 les ont rejoints depuis le 1er janvier. La procédure bruxelloise permettra à l’Allemagne de continuer à contrôler, voire de fermer, sa frontière avec l’Autriche. Idem pour l’Autriche, pour ce qui concerne sa frontière avec la Slovénie.

Cela aura pour conséquence de bloquer la « route des Balkans ». Et ce, d’autant plus que, dans le même temps, la Commission a accepté d’aider la Macédoine, passage le plus emprunté par les migrants en transit vers l’Allemagne, à mieux contrôler ses frontières. Il n’est pas question de « sortir » le Grèce de Schengen – le traité de libre circulation ne le permet pas. Mais il s’agit de déplacer plus au nord, entre la Slovénie et la Croatie, la frontière extérieure de Schengen, à un endroit bien plus facile à contrôler que les îles de la mer Egée.

L’afflux des immigrants dans l’UE se transforme aussi en casse-tête budgétaire.

En novembre 2015, l’UE a promis 3 milliards d’euros à la Turquie, en échange de son engagement à limiter le flux de migrants vers la Grèce, porte d’entrée de la « route des Balkans ». Au mois de février, les fonds ne sont toujours pas disponibles : ils devaient provenir des budgets des Etats membres pour deux milliards d’euros, le solde étant tiré du budget européen. L’Italie a bloqué ce projet : la Commission européenne refuse de lui accorder plus de marge de manœuvre budgétaire…Matteo Renzi demande que les fonds européens soient davantage mis à contribution dans la question des migrants. La somme en jeu paraît pourtant bien modeste au regard, notamment, des dizaines de milliards d’euros mobilisés depuis 2010 pour sauver la Grèce de la faillite. Les Etats se montrent réticents à prendre en charge collectivement des dépenses que seuls quelques uns supportent jusqu’à présent : la Grèce, et surtout l’Allemagne et la Suède. L’Allemagne a accueilli la majorité des migrants arrivés en Europe en 2015 et leur consacre des sommes importantes. Wolfgang Schäuble – ministre allemand des finances – a dès lors proposé l’instauration d’un « prélèvement réfugiés » sur les consommations de carburant. C’est que le budget européen reste relativement peu important et aussi peu flexible : de 162 milliards d’euros pour 2015, il n’est pas conçu pour répondre à un besoin urgent de financement. Alimenté par les contributions des Etats, il est négocié sur une base pluriannuelle : il a fallu deux ans pour le boucler sur la période 2014-2020 et répartir ses différents chapitres : politique agricole commune (62 milliards d’euros = 38% du total), fonds de cohésion sociale et territoriale (61 milliards d’euros), aides à l’emploi… L’enveloppe « migration – développement » a été portée de 2 à 4 milliards d’euros pour 2016, elle reste insuffisante au regard des enjeux : plus de 54 000 migrants arrivés en Europe pour le seul mois de janvier 2016.

Troisième défi : une sortie du Royaume-Uni ?

Une nouvelle fracture se prépare-t-elle avec la perspective du Brexit (« British exit ») ? La question sera posée aux Britanniques lors d’un référendum en juin ou octobre 2016 : « Le Royaume-Uni doit-il rester membre de l’Union européenne [vote in], ou quitter l’Union européenne [vote out] ? ». David Cameron, premier ministre britannique, espère convaincre ses concitoyens de voter pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE en obtenant des concessions de la part de Bruxelles sur les conditions d’appartenance de son pays, en quatre points : amélioration de la compétitivité européenne, souveraineté, immigration, défense de la City…

Tout projet législatif européen pourra ainsi être bloqué si une majorité de 55% des Parlements nationaux le demande, ce sans aller vers une modification des traités européens. Un projet de déclaration est proposé, précisant que « le Royaume-Uni n’est pas obligé de participer à une intégration politique supplémentaire ».

Initialement, M. Cameron réclamait le droit pour son pays de priver d’allocations sociales les ressortissants des autres pays européens s’installant au Royaume-Uni pendant les quatre premières années de leur séjour. Cette revendication a été récusée par les autres pays comme étant « discriminatoire ». Elle a laissé la place à une contre-proposition de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission : permettre au Royaume-Uni, mais aussi aux 27 autres pays, d’actionner un « frein d’urgence » dans le cas où ils prouveraient que leurs services publics subissent une pression exceptionnelle du fait des arrivées. Londres a accepté cette proposition alternative, mais M. Cameron voudrait pouvoir la mettre en œuvre immédiatement pour une durée pouvant atteindre sept ans, et il souhaite éviter que d’autres pays puissent exercer leur veto.

Il est probable qu’un vote négatif de l’électorat britannique serait source de profonds désordres, non seulement pour le Royaume-Uni, mais aussi pour l’ensemble de l’Union. Il susciterait prioritairement trois types de question concernant les « quatre libertés » du traité de Rome.

  • La libre circulation des biens et des services : pour maintenir les liens étroits avec l’UE, la Grande-Bretagne devrait négocier avec elle un nouvel accord de libre échange pour conserver les avantages de l’accès au marché unique. Il est douteux que les gouvernements des Etats membres et leurs opinions publiques y soient favorables.
  • La libre circulation des capitaux : elle engage l’avenir de la City, devenue centre financier de l’Union, l’autorité bancaire européenne ayant aujourd’hui son siège à Londres. Dans l’hypothèse où le Royaume-Uni quitterait l’Union européenne, son libre accès au mouvement des capitaux pourrait se trouver remis en cause, de même qu’une partie des implantations londoniennes des banques étrangères.
  • La libre circulation des personnes : en application des traités, le Royaume-Uni demeurerait juridiquement dans l’Union pendant deux ans, mais les négociations pour sa sortie risquent de durer davantage. Tout devrait être rediscuté, en particulier le contrôle des Européens à l’entrée du Royaume-Uni, le contrôle des Britanniques vivant dans l’UE (environ deux millions de personnes), la situation des ressortissants européens installés au Royaume-Uni (700 00 Polonais au moins, par exemple).

Quatrième défi : la démocratie et l’état de droit à l’Est de l’Union.

La Commission européenne et le Parlement européen ont auditionné, les 18 et 19 janvier, le Président polonais Andrzej Duda, élu en mai 2015, et Beata Szydlo, chef du gouvernement europhobe « Droit et Justice » (PiS), issu des élections législatives d’octobre.

En quelques semaines, les conservateurs du PiS ont limogé les chefs de toutes les agences de sécurité, nommé hors procédure leurs hommes au sein du Tribunal constitutionnel et pris le contrôle des médias audiovisuels publics. Montrant ainsi leur volonté d’exercer un pouvoir absolu. L’UE brandit la menace d’une procédure pour atteinte à l’Etat de droit. Ce mécanisme, mis en place en 2014, n’avait jamais été utilisé jusqu’au débat de janvier, qui a ouvert une phase d’évaluation et donnera lieu à un avis. Lors de l’étape suivante, la Commission pourrait faire une recommandation. Si elle n’est pas suivie d’effet, elle peut aller jusqu’à priver la Pologne de son droit de vote au sein des réunions de l’UE. Une perspective guère crédible, le président hongrois Viktor Orbán, qui agit lui aussi autoritairement (il a réformé au profit de son parti la Constitution et la liberté de la presse), ayant déjà fait comprendre que la Hongrie mettrait son veto « à toute sanction » contre la Pologne.

L’UE a réagi rapidement, sans doute parce qu’elle a tardé à le faire avec la Hongrie et qu’elle s’aperçoit que l’Est est de plus en plus gagné par le nationalisme. En 2012, l’UE a ouvert trois procédures d’infraction contre Budapest, le tout s’étant soldé par une condamnation du Parlement européen. La participation de partis d’extrême droite dans des gouvernements ou leur soutien à des coalitions de droit, comme au Danemark ou aux Pays-Bas, ont cessé d’être un tabou à l’Est. Mais aucun de ces pays n’a jamais tenté de supprimer la liberté de la presse ou d’attenter à l’indépendance de la justice.

Le Groupe de Visegrád (Hongrie, Slovaquie, Pologne et République Tchèque), dont l’intégration à l’UE, en 2004, a peut-être été rapide selon de nombreux observateurs, fait plus que jamais figure de bloc eurosceptique au sein de l’UE. Cet été, il a été le premier à faire entendre un ton dissonant sur la répartition des migrants. Nations plus ethniques que politiques, ces pays souffrent d’un déficit d’attention envers les minorités. En juin dernier, le Conseil de l’Europe a épinglé la Hongrie pour son « discours de haine » envers les Roms, les juifs, les LGBT et les réfugiés. Et la Pologne, pour son attitude envers les homosexuels et les musulmans.

Les pays concernés figurent parmi ceux qui ont économiquement tiré le plus parti de leur intégration à l’UE : de quoi montrer, une fois encore, que le politique est loin d’être toujours corrélé à l’économique.

C. MOUSSELARD