Bravo à Simon pour son 1er prix au concours du Diplo d’Or BNP Paribas 2016 !

 «America has lost». Usant d’une rhétorique ardente et  assumée, le président philippin Rodrigo Duterte a remis en question la  position américaine en Asie Pacifique au cours d’un discours officiel en Chine  le 20 octobre 2016. Alors qu’il n’a pris ses fonctions que  trois mois auparavant, Duterte a multiplié les invectives contre son allié de longue date, allant même jusqu’à insulter son homologue américain, Barack Obama.

 Entachée par des épisodes diplomatiques houleux, entre démagogie et populisme et une politique de répression interne brutale, la politique étrangère menée par Duterte relève cependant d’un habile  revirement stratégique. Il développe ainsi une diplomatie indépendante, qui hisse les Philippines, pourtant considérées comme  une  puissance moyenne, au  premier rang de la scène géopolitique régionale.

 Alors que le président philippin a engagé des relations de confiance avec la Chine  au nom  de son indépendance, il fragilise en même  temps l’assise américaine en Asie Pacifique en remettant en cause certains liens historiques, les Philippines ayant été successivement colonie, base militaire et partenaire privilégié des Etats-Unis.

 L’ambition affirmée de Duterte de construire une diplomatie indépendante, vers un rééquilibrage des forces

 Lorsque  Duterte entre en fonction en juin  2016, son  objectif principal est  d’éradiquer le trafic de drogues aux Philippines. Quatre mois plus tard, cette lutte acharnée, qui se traduit déjà par près de 3000 morts, a provoqué une vive réaction internationale, y compris de la part  des Etats-Unis.

 A côté  de cette lutte interne, le président Duterte opère  un véritable revirement stratégique pour une diplomatie indépendante.

 Alors que Duterte a parlé  à plusieurs reprises de « séparation » vis-à-vis des Etats-Unis, il s’agit en réalité davantage d’un « rééquilibrage » comme  l’affirme  le ministre en charge  de la planification économique Ernesto Pernia. Ce rééquilibrage est à la fois stratégique et économique.

Sur un premier plan, cela consiste à repenser l’unique accord  militaire des Philippines, conclu avec les Etats-Unis et renforcé en 2014, permettant surtout aux forces américaines d’utiliser cinq bases militaires des Philippines et d’avoir des troupes prépositionnées.

Sur un deuxième plan,  cela consiste à s’engager profondément avec la Chine sans s’éloigner pour autant des Etats-Unis, troisième partenaire commercial.

 Si les  Philippins sont majoritairement  pro-Américains, une  minorité dont  est  issu  Duterte est ouverte à un engagement plus poussé avec l’Empire  du milieu. Mué par un vif anti-américanisme et  une   idéologie  communiste   solide,   le   président  philippin a  opéré une réconciliation spectaculaire avec la Chine  qui a abouti à une  rencontre au sommet avec le président chinois Xi Jinping  en  octobre 2016. A l’issue de cette rencontre, le bilan du rééquilibrage stratégique de Duterte apparait positivement. Avec une diplomatie financière rompue à l’exercice, Pékin a offert à Manille plus de 9 milliards de dollars  de prêts à faible taux et des accords commerciaux ont été conclus à hauteur de 13,5 milliards de dollars.

 En  contrepartie, Duterte renforce ses  liens  avec  le  Japon.  Certes  grand  rival  de  la  Chine,  cela n’empêche pas le Japon  d’être  le deuxième partenaire des Philippines et de consolider les accords bilatéraux avec  l’archipel. Le déplacement de Duterte à Tokyo a ainsi  attiré des  investissements japonais de 1,85 milliards de dollars  et près  de 162 millions de dollars  de prêts et de subventions de la part  des autorités nippones.

 Entre  Chine, Japon et Etats-Unis, Rodrigo Duterte rebat  les cartes de son jeu diplomatique pour un rééquilibrage des  forces.  En  plus  de  bâtir  sa  politique étrangère sur  un  jeu  à  somme positive, Duterte recompose en même  temps très nettement le complexe de sécurité de l’Asie Pacifique.

 Le revirement stratégique philippin, à l’aube d’une recomposition du complexe de sécurité est- asiatique

 Les  Philippines  sont   une   puissance  moyenne.  Pourtant,  plusieurs  éléments  du   revirement stratégique de  Duterte se  répercutent dans  la  zone  Asie  pacifique. Cette  répercussion peut  se mesurer de manière optimale selon  le prisme des « complexes de sécurité ».

Cette  théorie a été  développée par Barry Buzan  dans  son ouvrage People, States  and Fears (1983). Elle  envisage  le  système international  selon   une   division entre  unités  régionales, au   sein desquelles les interactions sécuritaires peuvent être soit conflictuelles, soit coopératives.

 Lorsque  Duterte choisit d’engager de  solides  relations avec  la Chine,  de  collaborer étroitement avec le Japon sur le plan  stratégique ou commercial ou encore de promouvoir l’indépendance vis- à-vis   des   Etats-Unis,  il  s’inscrit  directement  dans   le  complexe  de  sécurité est-asiatique et reconfigure l’échiquier de puissance établi  en Mer de Chine. Duterte confie  ainsi  un  rôle  plus important aux Philippines dans  les interactions sécuritaires en Mer de Chine et dans le règlement des conflits latents.

 En  mettant entre parenthèses le  jugement en  faveur des  Philippines de  la  Cour  permanente d’arbitrage (CPA) onusienne sur le contentieux territorial l’opposant à la Chine au  profit  d’un règlement bilatérale, Duterte renforce l’importance de la diplomatie philippines tout en ouvrant une  perspective d’issue  bien  plus  favorable pour  son pays aux négociations avec la Chine.  Par cet exercice, Duterte prouve en même  temps sa volonté d’émancipation vis-à-vis des Etats-Unis et sa capacité à peser en tant qu’acteur autonome et souverain.

 A côté  de ces négociations avec  la Chine,  Duterte a prouvé une  fois de plus  son  ambition d’être une puissance à part  entière en se tournant vers le Japon. Le bilan de son déplacement à Tokyo est positif, avec la conclusion de plusieurs accords certes commerciaux mais  également stratégiques. Parmi  eux, les accords renforçant la collaboration en matière de gardes-côtes entre les autorités nippones et  philippines, tant sur  le  plan  matériel que  financier avec  un  prêt  du  Japon  de  157 millions de dollars  spécifiquement dédié,  envoient un  message de fermeté à la Chine  quant aux règlements des différends en Mer de Chine.  Si le jugement de la CPA est  relégué au second rang par  Duterte, il ne s’agit  pas pour  autant de cautionner les multiples incursions chinoises dans  la zone économique exclusive des Philippines.

 Réciproquement, la position des  Etats-Unis semble fragilisée dans  le complexe de  sécurité est- asiatique à cause  de la diplomatie de Duterte, ce dernier ayant décidé  de ne plus être  le vassal  des Etats-Unis. Cette  remise en question s’est traduite par l’intention de repenser l’accord  militaire de 2014. Duterte exige par exemple le départ des forces  américaines prépositionnées aux Philippines sous deux ans.

 Pour  les  Etats-Unis, un  tel  revers  est  dommageable car  il vient  effriter leur  maillage sécuritaire constitué autour de la Mer de Chine. Et cette érosion est doublement importante. D’une part  parce qu’elle  se place  sur un axe géographique à la fois stratégique et commercial très  crucial,  entre la Mer  de  Chine   orientale et  la  Mer  de  Chine   méridionale. Et  d’autre part   parce   que  la  Chine constitue en  parallèle un  véritable « collier  de perles  », avec  des  avant-postes maritimes tout le long de sa route commerciale jusqu’au Moyen-Orient.

 Si les  relations militaires entre les  Philippines et  les  Etats-Unis demeurent proches, des  signes alarmants viennent néanmoins ternir la  fonction américaine d’hégémon stabilisateur  dans  la région au  profit  de  son  rival  chinois. Ce rééquilibrage au  détriment des  Etats-Unis est  d’autant plus fort qu’il y a un véritable renforcement du complexe de sécurité est-asiatique soutenu par les interactions coopératives entreprises par Duterte.

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