Ne passons pas par quatre chemins, le problème qui se pose depuis le Ménon de Platon, et qui va nous préoccuper dans cet article, est le suivant : comment peut-on chercher à connaître ce qu’on ne connaît pas du tout ? 

Le paradoxe énoncé par Ménon est le suivant :

Ce que l’homme connaît il ne le cherche pas parce qu’il le connaît, et sachant cela il n’a nul besoin de le chercher ; mais ce qu’il ne connaît pas, il ne le cherche pas non plus, parce qu’il ne saurait pas ce qu’il doit chercher.

Vous allez me dire : « Diantre ! Mais quel est donc le rapport avec le thème de la mémoire ? ». Outre le fait que personne ne s’exprime ainsi dans la vie ordinaire, votre question demeure tout de même très pertinente. En fait, le lien avec le thème est le suivant : pour répondre au problème que nous venons d’énoncer, il est nécessaire de forger une théorie de la mémoire et nous allons voir en quoi au cours de cet article.

Comme nous l’avons dit, c’est dans le Ménon de Platon que nous voyons pour la première fois ce problème énoncé en ces termes. Selon Platon, c’est la réminiscence qui explique le processus par lequel nous pouvons connaître ce dont nous n’avons pas la connaissance. C’est en réponse à ce problème qu’Épicure, quant à lui, va former le concept de prolepse. Ce sont deux théories de la mémoire qui sont radicalement opposées. Nous étudierons d’abord celle de Platon, puis celle d’Epicure.

Connaître, c’est faire l’âme se remémorer – Platon

Platon : KEZAKO ?

  • Tout d’abord, il faut retenir l’idée principale suivante : Platon distingue le monde intelligible (le monde des Idées, celui de l’âme) du monde sensible (le monde matériel, celui du corps).
  • À partir de cette distinction fondamentale entre monde intelligible et monde sensible, Platon va affirmer deux thèses centrales (qui vont ensuite être discutées par Épicure) : 1) L’âme est immatérielle tandis que le corps est matériel ; 2) Par conséquent, l’âme est immortelle tandis que le corps est mortel.  
  • Si vous souhaitez en savoir plus sur les fondamentaux de la philosophie de Platon, nous vous invitons à relire les trois articles réalisés l’an dernier sur Platon et le corps. Ils se trouvent juste ICI : l’épisode 1l’épisode 2 et l’épisode 3.

L’âme immortelle, l’âme s’incarne dans le corps

  • Résumons en quelques mots cette théorie, qui est expliquée à plusieurs occurrences dans l’œuvre de Platon, notamment dans Phèdre. Tout d’abord, toutes les âmes humaines, avant de se loger dans un corps, vivent dans le monde intelligible, qui est le monde des Idées. Ces « Idées » sont les vérités éternelles que nous, pauvres mortels, cherchons à connaître. Notre âme, elle, avant de s’installer dans notre corps, a eu le privilège de côtoyer ces Idées et donc, de connaître la Vérité.
  • À chaque naissance, une âme venue du monde des Idées descend dans le monde matériel, le nôtre, pour s’incarner dans un corps. Mais hélas pour nous, au moment où l’âme s’incarne dans notre corps, elle oublie sa vie passée dans le monde intelligible : le passage dans le monde sensible lui fait perdre le souvenir de son contact avec les Idées. C’est pourquoi nous n’avons aucune connaissance à notre naissance : nous sommes « vierges » de connaissances.

La maïeutique : faire accoucher l’âme

  • Mais alors comment expliquer que nous pouvons connaître ce que nous ne savons pas ? Pourquoi pouvons-nous savoir ce qu’est le Beau, le Juste ou le Vrai alors même que nous n’en avons aucune connaissance ? Pour Platon, cela s’explique par le fait que notre âme, bien qu’ayant oublié la totalité de son existence au contact des Idées, conserve néanmoins des souvenirs de ces vérités éternelles.
  • Ainsi, connaître, c’est se remémorer : pour connaître le Bon, le Juste et le Vrai, il faut faire en sorte que l’âme se souvienne de son passage dans le monde intelligible. La maïeutique est la méthode employée par Socrate pour provoquer la réminiscence chez son interlocuteur. Il s’agit d’interroger son locuteur, pour que celui-ci, à force de questionnement, puisse se souvenir de ces Idées éternelles.
  • L’exemple le plus célèbre est celui du jeune esclave et du théorème de Pythagore. Pour prouver la pertinence de cette méthode, Socrate fait appeler un jeune esclave, et par questionnement, il réussit à le faire se souvenir du théorème de Pythagore.

« Ainsi, immortelle et maintes fois renaissante l’âme a tout vu, tant ici-bas que dans l’Hadès, et il n’est rien qu’elle n’ait appris ; aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que, sur la vertu et sur le reste, elle soit capable de se ressouvenir de ce qu’elle a su antérieurement. » Ménon – 81 b.

Connaître, c’est expérimenter et se souvenir – Épicure

L’âme est matérielle et donc mortelle

  • Dans La Lettre à Hérodote, Épicure va reprendre le fameux problème posé par Platon dans le Ménon (comment peut-on chercher à connaître ce qu’on ne connaît pas du tout ?). Mais pour comprendre la théorie qu’il propose, et qui est celle de la prolepse, il faut tout d’abord avoir quelques connaissances élémentaires du système épicurien.
  • Contrairement à Platon, Épicure démontre dans les œuvres que nous possédons que : 1) Il n’y a pas de monde intelligible : le monde est matériel, il n’y a que des corps. Tous les corps sont un composé d’atomes et de vide ; 2) Puisque tout est matériel, tout est périssable : l’âme et le corps sont matériels, et donc périssables. Ainsi, il n’y a pas de « mondes des Idées », ni d’âmes qui auraient séjourné dans ce monde-là. Nous pourrions ajouter également la théorie suivante : 3) Toute sensation est vraie. Pour les épicuriens, c’est seulement par la sensation que nous pouvons connaître (et non par la maïeutique) et c’est pourquoi il faut s’appuyer sur les sens pour connaître.
  • Mais comment répondre au problème posé dans le Ménon sans recourir à la théorie de la réminiscence ? C’est ce que nous allons voir tout de suite.

La connaissance passe par la prolepse

  • La prolèpsis est un néologisme formé par Épicure et repris par les stoïciens. La prolepse peut apparaître comme une réponse au problème du Ménon et l’avantage de l’explication par la prolepse est d’éviter de supposer un monde d’Idées substantielles. Tous les concepts que nous formons viennent de l’expérience, puisque notre âme est matérielle et qu’elle n’a pas « côtoyé de monde intelligible ». Ce que nous désignons sous le terme de « notion » est appelé par les épicuriens « prolepse ». Par exemple, là vous avez un écran devant vous, c’est un écran particulier. La notion générale est celle d’écran, c’est dans cette catégorie que vous rangez ce qui vous sert à lire cet article. Mais alors comment avez-vous réussi à former la prolepse d’écran ?
  • La prolepse est une vision conservée dans notre mémoire de ce qui nous est souvent apparu par le biais des sens ; elle est ancrée dans la mémoire par la répétition des perceptions qui lui correspondent. Par la suite, quand nous pensons à un objet sensible, par exemple à un écran, on mobilise aussitôt par la prolepse une image d’un écran. Ainsi, c’est par l’expérience et la répétition d’une expérience que nous produisons des prolepses.
  • La prolepse est une perception ou appréhension, une vision intellectuelle qui est un prolongement de la perception sensible ; comme la sensation, elle est donc toujours évidente et vraie. Mais à la différence de la sensation, elle est liée au jugement, car le jugement agence des prolepses. Quand je dis « ceci est un écran », j’identifie une réalité singulière au moyen de l’image proleptique. Ce que l’on recherche et ce que l’on nomme ne peut être cherché que parce que nous l’avons déjà connu par le biais des sens auparavant, et que nous en avons gardé une prolepse (c’est en cela que la prolepse épicurienne remplace la réminiscence platonicienne).
  • Ainsi, la prolepse est le critère du jugement vrai : le jugement est vrai si l’objet observé est conforme à la bonne prolepse. Lorsque j’observe un écran particulier et que je dis : « ceci est un écran », mon jugement est vrai car l’écran particulier que j’ai devant moi correspond bien à la prolepse d’écran.

La mémoire fonde la prolepse

  • Le rôle de la mémoire dans la formation de la prolepse est capital : la sensation elle-même n’a pas part à la mémoire ; mais la mémoire, en fixant les sensations répétées d’un même type de choses, fait naître la prolepse.

À retenir :

  • Selon Platon, c’est la remémoration de l’âme qui nous permet de connaître et de formuler des concepts vrais, comme celui de Juste ou de Beau. Nous avons tous en nous la connaissance de la vérité, il nous faut un accoucheur pour que notre âme se souvienne de son séjour dans le monde intelligible, au contact des Idées.
  • Pour Épicure, il n’y a pas de monde intelligible puisque tout est matériel, y compris l’âme. Ainsi, c’est le processus de mémorisation de phénomènes répétés qui nous permet de formuler des prolepses – autrement dit des notions générales. Notre jugement est vrai s’il est conforme à la prolepse. Ainsi, pour connaître, il faut former des prolepses sur le monde sensible, et ces prolepses sont formées grâce à la mémoire qui conserve en elle-même les multiples expériences qu’elle rassemble sous une même prolepse.

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