Dans la tradition philosophique, comme nous avons pu le voir au travers de nos différents articles consacrés au thème de cette année, il y a une valorisation de la mémoire. Chez Platon, il est même nécessaire de se remémorer en permanence, par la méthode maïeutique, afin que notre âme se souvienne de son passage dans le monde des Idées et nous permette de connaître la Vérité. Ou encore, chez Schopenhauer, nous avions vu que l’oubli était le signe d’une santé mentale défaillante et la parfaite capacité de se souvenir, le signe d’une bonne santé mentale.

Mais comme nous vous le montrions déjà l’année dernière dans notre série d’articles consacrée à Nietzsche sur le thème du corps, où il renversait la hiérarchie traditionnelle entre corps et âme, le philosophe va cette fois-ci renverser la hiérarchie traditionnelle entre mémoire et oubli.

En effet, dans son ouvrage intitulé Considérations inactuelles, dans la deuxième partie « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie », Nietzsche revalorise l’oubli contre la mémoire. Sa thèse est qu’il existe une forme d’oubli, un oubli que l’on pourrait qualifier de positif, qui est favorable à la vie humaine, voire qui est condition de l’action humaine. En nous appuyant sur la lecture de cet ouvrage (et plus particulièrement du premier chapitre), nous allons voir en quoi l’excès de mémoire, que ce soit à l’échelle individuelle ou collective, constitue une menace pour la vie humaine.

P.S. : sur le thème de l’hypermnésie et de ses dangers, je vous invite à relire cet article : Borges, L’hypermnésie.

Problématique : Faut-il se souvenir de tout ?

I – Un excès de mémoire est défavorable à la vie

1) La mémoire est l’histoire comme faculté psychologique

Dans un premier temps, il convient de donner une définition de la mémoire selon Nietzsche. La notion clé de cet ouvrage est celle d’histoire, qui est entendue en différents sens : histoire au sens d’une science, c’est-à-dire la science qui se donne pour objet la connaissance objective du passé ;  mais aussi histoire entendu au sens de mémoire : c’est la fonction vitale d’un individu doté d’une conscience qui lui permet de connaître le passé et d’anticiper l’avenir.

Autrement dit, la mémoire est l’histoire en tant qu’on la considère comme une fonction de la vie : c’est seulement sous cet angle que Nietzsche aborde cette notion dans ce texte. Il ne faut donc pas la confondre avec celle d’histoire comme connaissance objective du passé.

Ainsi, à la question de savoir s’il faut tout oublier, c’est le critère de la vie que retiendra Nietzsche et non celui de la connaissance pure. S’il considère exclusivement la question de la mémoire selon le critère de l’épanouissement de la vie, c’est parce qu’il fait d’elle la valeur suprême de toute sa philosophie. Par cette affirmation, Nietzsche s’oppose à nouveau à la tradition philosophique, où des auteurs comme Aristote considèrent que la connaissance désintéressée est une valeur ultime. Le philosophe allemand affirme que la vie, en tant qu’effort d’un être pour non seulement conserver son existence mais aussi pour la dépasser, est ce qui doit être placé au sommet de la hiérarchie des valeurs.

2) L’animal vit dans le présent

Nous allons nous pencher plus en détails sur le premier chapitre de cet ouvrage. Dès le début du chapitre, Nietzsche nous invite à comparer notre existence humaine avec celle des animaux, et plus précisément, à considérer les choses sous l’angle du bonheur. D’emblée, la thèse défendue dans cet ouvrage est affirmée : toute civilisation où règne une atmosphère d’oubli, s’opposant ainsi à une atmosphère historique comme celle de l’Allemagne moderne du XIXe siècle (une présence excessive de la mémoire du passé), est une civilisation florissante à l’échelle collective, mais où ses membres connaissent également le bonheur à l’échelle individuelle.

Pour démontrer cette thèse, Nietzsche va tout d’abord s’intéresser à un cas limite : celui des animaux. En effet, la spécificité de la vie animale est qu’elle est anhistorique : autrement dit, les animaux n’ont pas d’histoire, ils vivent dans l’instant présent. Ils vivent de manière spontanée, et n’ont aucun moyen réflexif sur leur existence puisqu’ils ne peuvent s’extraire du présent et établir des comparaisons avec leur situation passée ou future. Ainsi, il s’agira d’observer ce qu’est une vie où règne une pure atmosphère d’oubli pour l’évaluer selon le critère du bonheur.

« L’anhistorique ressemble à une atmosphère environnante dans laquelle la vie naît d’elle-même, et disparaît à son anéantissement. »

N’ayant aucune notion du temps, l’animal vit dans l’instant présent en suivant seulement ses sensations qui lui indiquent ce qui est bon pour lui ou non. Il vit ainsi de manière paisible : on voit que Nietzsche définit le bonheur de manière négative, c’est la faculté de pouvoir vivre sans connaître ni ennui ni souffrance.

3) La mémoire empiète sur la vie humaine

L’homme, contrairement à l’animal, vit de manière historique. Il est doté d’une conscience et d’une fonction vitale que ne possède pas l’animal : la mémoire. Dans ce premier chapitre, Nietzsche dépeint un homme qui observe avec jalousie la vie animale : il ne peut connaître un tel bonheur, puisqu’il est incapable de vivre uniquement dans l’instant présent.

Cela s’explique par le fait que, selon Nietzsche, le bonheur est la capacité de vivre sans avoir un jugement de valeur dépréciatif sur la vie présente. En effet, c’est parce que l’homme peut se souvenir du passé qu’il déprécie la vie présente : par comparaison entre ces deux états, l’instant présent et l’instant passé, il tend à dévaloriser le présent à la faveur du passé et donc à dévaloriser la vie présente.

À terme, un individu qui est incapable d’oublier finit par se détruire, donc prend le risque de mourir : vivant de manière uniquement « historique », il ressasse en permanence ses souvenirs, ce qui l’empêche de vivre. De même, à l’échelle collective, Nietzsche affirme qu’une civilisation vivant en permanence de manière historique finira par être détruite.

II – L’épanouissement de la vie humaine : entre oubli et mémoire

1) Cultiver l’oubli pour l’épanouissement de la vie

Nietzsche n’intime pas à l’homme de prendre exemple sur l’animal, qui lui ne vit que d’une manière anhistorique, puisque cela est impossible. Il faut qu’il cultive une faculté « négative », une défaillance de la mémoire, et il s’agit de sa capacité à oublier.

Bien que cela semble paradoxal, c’est justement ce qui apparaît comme un échec de la faculté de mémoire qui est ici valorisé puisque l’oubli joue un rôle vital dans l’épanouissement de la vie.

Ainsi, il faut aussi savoir oublier, et se souvenir d’oublier, pour pouvoir vivre.

2) L’oubli total est impossible

Même si l’homme doit rechercher une forme d’oubli, il reste qu’il est incapable d’oublier : lié à son passé, il ne peut se déposséder de sa faculté de mémoire. Sans mémoire, il lui manquerait une fonction vitale essentielle à son équilibre psychique, et donc à sa vie. Du point de vue collectif, sans mémoire, une civilisation ne pourrait non plus être pérenne puisque c’est la mémoire collective qui lui donne son unité à travers le temps. Ainsi, toute action comprend à la fois des éléments historiques, la nécessité de connaître le passé pour pouvoir agir dans le présent, mais également la nécessité d’éléments anhistoriques : faire abstraction du présent pour que la vie s’épanouisse.

« C’est cela le principe que le lecteur est invité à considérer : l’historique aussi bien que l’anhistorique sont bons pour la santé d’un individu, d’un peuple et d’une civilisation. »

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