Dans cet article, nous nous penchons sur la théorie du désir de Hobbes.

Quelques mots sur Hobbes et son ouvrage

Nous allons nous intéresser à un texte de Hobbes, philosophe anglais du XVIIe siècle. Ce texte se trouve dans son œuvre majeure, le Léviathan, plus précisément en I, 6.

Il commence à « Parce que la constitution du corps humain… » et s’arrête à « en faisant de sa sentence la norme du bon et du mauvais ».

Dans cet ouvrage, Hobbes expose principalement le passage de l’humanité de l’état de nature, chaotique et conflictuel, à l’état civil, ordonné et pacifié, par l’instauration de l’État. La première partie du livre expose la théorie hobbesienne de la nature humaine et le Chapitre 6 est plus particulièrement consacré aux passions. Notre texte est un extrait de ce chapitre.

La question philosophique posée dans ce texte

Hobbes pose la question suivante : Comment une multiplicité d’êtres humains aux désirs divergents, voire antagonistes, peuvent-ils coexister pacifiquement ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : l’homme est un être de désir, mais le désir varie d’un être humain à l’autre, et cette variabilité est source de discorde. L’objectif de ce texte est de montrer comment les hommes mettent un terme au conflit perpétuel qui découle de l’antagonisme de leurs désirs.

La thèse de Hobbes

La thèse défendue par Hobbes est que l’antagonisme des désirs trouve sa solution dans le recours à un arbitre qui sera juge de ce qui est désirable et de ce qui ne l’est pas.

Le plan du texte

I) La première partie du texte expose la théorie hobbesienne de la variabilité des désirs : les désirs varient non seulement d’un individu à l’autre, mais également au sein d’un même individu pris à différents moments.

II) La deuxième partie du texte, quant à elle, affirme que le bon et le mauvais sont relatifs au désir. Il n’y a pas de bon et de mauvais en soi.

III) La variabilité des désirs et la relativité des valeurs semblent condamner les hommes à la discorde. La troisième partie du texte montre cependant comment les hommes peuvent s’accorder, à savoir en instituant conventionnellement un arbitre jugeant de ce qu’il faut désirer.

(Retrouvez cet article sur le thème de l’Etat : “Tout ce que je suis je le dois à l’Etat“)

I – La variabilité des désirs

1) Rappel : le matérialisme de Hobbes

La théorie hobbesienne des désirs se construit sur la base de son matérialisme : contrairement à Descartes, Hobbes nie l’existence d’une substance pensante (âme) et réduit l’être humain, comme les autres choses, à un composé matériel (corps). Il défend la théorie de l’homme machine.

Les ressemblances et les différences qui existent entre les différents êtres humains doivent donc ultimement être ramenées à des ressemblances et des différences dans la manière dont est organisée la matière qui compose leur corps. Les variations psychologiques notamment sont réductibles à des variations de la constitution corporelle : je ne suis que matière ; si, donc, je pense ou ressens différemment de mon voisin, ce ne peut être qu’à cause d’une différence dans l’organisation matérielle de mon corps.

2) Variabilité individuelle du désir

Dans notre extrait, Hobbes applique cette conception matérialiste à la question du désir :

Parce que la constitution du corps humain est en mutation permanente, il est impossible que toutes les mêmes choses doivent toujours causer en lui les mêmes appétits et aversions.

Considérons attentivement le raisonnement de Hobbes : d’abord, nous venons de le rappeler, l’homme n’est qu’un composé matériel.

Nous constatons ensuite que ce composé matériel est en perpétuelle évolution : la jeunesse, la maturité, la vieillesse sont par exemple des époques de la vie où notre corps n’est pas tout à fait identique, bien qu’il conserve évidemment sa forme générale. Au sein d’une seule et même journée notre corps change également : nos organes ne sont pas toujours exactement dans le même état, mais subissent de légères mutations continuelles.

Mais si nos dispositions psychologiques sont en dernière analyse réductibles à des dispositions corporelles, et que celles-ci varient constamment, alors celles-là doivent varier constamment aussi. Hobbes applique ici ce raisonnement au cas particulier du désir, qui est l’une de nos dispositions psychologiques : puisque notre corps change, alors nos désirs, qui en découlent, doivent changer également.

Il s’ensuit qu’il existe une variabilité individuelle du désir : nous désirons différentes choses à différentes époques de la vie ou à différents moments de la journée.

3) Variabilité inter-individuelle du désir

Mais cette variabilité ne s’arrête pas à l’individu :

Les hommes peuvent encore moins accorder leur désir au sujet d’un même objet, quel qu’il soit.

Nous venons de voir que deux états sensiblement différents de mon corps produiront deux états sensiblement différents de mes désirs. Mais ce schéma s’applique également, et même à plus forte raison, d’un individu à l’autre : puisque les constitutions corporelles des individus ne sont pas les mêmes, alors leurs désirs ne seront pas les mêmes non plus.

En situant l’homme exclusivement dans le monde de la matière, Hobbes le contraint donc à subir, y compris au niveau de ses états affectifs, la mutabilité perpétuelle qui caractérise ce monde.

II – Le désir comme source des valeurs

1) La subjectivité du bon et du mauvais

Le deuxième moment de la réflexion de Hobbes consiste à affirmer la relativité du bon et du mauvais :

Quel que soit l’objet de l’appétit ou du désir que l’on éprouve, c’est cet objet qu’on appelle bon ; et l’objet de notre haine et de notre aversion est ce qu’on appelle mauvais

C’est donc le désir lui-même qui fait qu’une chose est considérée comme bonne ou qu’elle est considérée comme mauvaise : si je désire tel objet, alors cet objet est appelé bon ; si je hais tel objet, alors cet objet est appelé mauvais.

Ces considérations, lues superficiellement, peuvent apparaître comme des truismes et des platitudes. En réalité, il s’agit d’une véritable révolution axiologique (axiologique signifie « qui concerne les valeurs »). Dans la conception platonicienne par exemple, le Bien est une Idée immuable ayant une existence objective, et les hommes doivent s’appliquer à orienter leur désir vers ce Bien qui lui préexiste. Autrement dit, je connais d’abord ce qui est bien, et je m’applique ensuite à le désirer.

Dans la conception défendue par Hobbes au contraire, il n’y a pas de bien et de mal objectifs, nul bien, nul mal ne préexiste en soi à mon désir. C’est mon désir qui est la source des valeurs : c’est parce que je désire tel objet que je le juge bon, et non l’inverse. Le désir est premier par rapport à la valeur, et il la produit.

Le bon et le mauvais sont donc des valeurs subjectives : elles ne valent et n’existent que par et pour un sujet humain donné. Le bon et le mauvais sont dans notre tête et relatifs à nos désirs, ils ne sont pas dans les choses :

L’usage des mots bon, mauvais […] est toujours relatif à la personne qui les emploie ; il n’y a rien qui soit simplement et absolument tel, pas plus qu’il n’existe des règles du bon et du mauvais extraites de la nature des objets eux-mêmes

2) La variabilité du bon et du mauvais

Nous venons donc de voir que le bon et le mauvais sont déterminés par nos désirs. Mais nous avons vu précédemment que nos désirs variaient, à la fois dans un même individu et d’un individu à l’autre.

Il s’ensuit donc que les valeurs elles-mêmes varient : il n’y a pas de bien objectif que les individus pourraient chercher à connaître et sur lequel ils pourraient finir par s’entendre, comme on finit par s’entendre concernant la vérité objective d’un théorème mathématique. Il y a un bien et un mal différents pour chaque individu.

III – L’arbitre du désir et l’avènement de la paix

Dans ces conditions, il semble que le conflit perpétuel de l’état de nature, que la guerre de tous contre tous dépeinte par Hobbes dans le Léviathan soit une situation indépassable : les désirs des différents individus en guerre sont condamnés à un antagonisme éternel. On sait bien cependant qu’il n’en est rien et que cette situation conflictuelle, pour Hobbes, est surmontée et abolie par l’instauration de l’État. Nous allons voir comment.

1) La morale de l’État

Hobbes écrit :

Ces règles [celles du bon et du mauvais] proviennent de la personne (là où l’État n’existe pas) […] ou d’un arbitre, ou juge, que ceux qui sont en désaccord établissent en faisant de sa sentence la norme du bon et du mauvais

Dans l‘état de nature, donc, le bon et le mauvais sont définis par les personnes, c’est-à-dire constitués par les désirs des individus, et varient donc selon l’individu. Les morales sont individuelles et opposées. Ce dissensus axiologique (c’est-à-dire concernant les valeurs) produit un conflit perpétuel.

Dans l’État au contraire, il existe une morale unique, la morale de l’État, qui est imposée à tous les citoyens. C’est donc l’imposition d’une morale unique qui permet de mettre fin au conflit perpétuel de l’état de nature.

Cependant, nous avons vu non seulement que les désirs-valeurs des individus étaient de fait différents, mais qu’en outre il n’existait aucun bien objectif sur lequel ils pourraient finir par s’accorder. Comment donc est-il possible que l’État impose une morale unique à la pluralité des désirs-valeurs antagonistes ? C’est la question la plus fondamentale de ce texte et il est très important de saisir la spécificité de la réponse de Hobbes.

2) Le caractère conventionnel de l’arbitrage

Pour accorder des individus aux désirs opposés, on peut imaginer plusieurs solutions. On peut imaginer qu’il existe un bien objectif, et qu’ils doivent finir par s’accorder sur une morale universelle conforme à ce bien objectif : c’est la solution platonisante. On peut également imaginer que cette morale universelle soit révélée et imposée par un être supérieur : c’est la solution du monothéisme abrahamique.

Hobbes rejette ces deux solutions. Pourtant, il évoque bien un juge dont la sentence est « la norme du bon et du mauvais ». Cependant, ce juge n’est ni un être supérieur, ni un philosophe-roi qui connaît et sait appliquer le bien objectif : c’est un être ordinaire, semblable à ceux dont il doit résoudre le conflit.

Comment, dès lors, peut-il assumer la mission d’imposer une norme morale à des individus aux désirs antagonistes ? En quoi est-il habilité à cette tâche ?

La réponse à cette question fait la spécificité de la pensée politique de Hobbes : si cet être ordinaire est habilité à imposer une norme du bon et du mauvais, c’est parce qu’il est conventionnellement reconnu par les individus en conflit. Ce qui constitue son autorité, ce n’est donc pas sa compétence, mais une pure convention. Plutôt que de demeurer dans une situation conflictuelle qui nuit à tous, les individus en conflit choisissent d’ériger l’un de leurs égaux en juge conventionnel dont on acceptera le jugement quel qu’il soit. Le but n’est pas d’obtenir un résultat « juste » au sens d’une justice objective (qui pour Hobbes n’existe pas), mais de faire cesser le conflit.

La solution à l’antagonismes des désirs et des valeurs des hommes est donc d’ériger l’un d’eux en juge conventionnel du bien et du mal : l’État.

Pour résumer ce texte de Hobbes

  • L’homme n’est qu’un composé de matière. Ses caractéristiques dérivent donc de sa constitution corporelle.
  • Or notre corps subit constamment des changements, aux différents moments de la journée comme aux différentes époques de la vie.
  • Nos désirs viennent de notre corps. Les hommes, donc, étant différents par le corps, ils auront aussi des désirs différents.
  • Il n’y a pas de bien et de mal absolus : le bien et le mal sont relatifs aux désirs de tel individu à tel moment.
  • Si les valeurs des hommes sont relatifs à des désirs différents d’un individu à l’autre, l’humanité semble condamnée à la discorde.
  • Il existe cependant une solution pour instaurer la paix : établir par convention un juge du bien et du mal : l’État.

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