Dans cet article, nous nous penchons sur la théorie du désir de Sade.

Quelques mots sur Sade et son ouvrage

Nous allons nous intéresser à un texte de Sade, philosophe et écrivain français du XVIIIe siècle. Ce texte se trouve dans un poème philosophique méconnu, La Vérité ; il s’agit plus précisément des vers 71 à 124.

Il s’agit d’un poème en alexandrins classiques, comportant 136 vers, qui constitue un abrégé de la philosophie sadienne. On y retrouve tous les thèmes chers à l’auteur : le matérialisme, l’athéisme, la divinisation de la Nature et l’amoralisme.

La question philosophique posée dans ce texte

Sade répond à la question suivante : existe-t-il des formes de contrainte qui puissent légitimement réguler les désirs des hommes ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : le XVIIIe siècle est un siècle où la religion subit les violents assauts de la critique philosophique : certains, comme Voltaire, formulent une critique de la religion positive tout en maintenant une position déiste ; d’autres, plus radicaux, comme le baron d’Holbach, rejettent toute forme de religion et défendent une philosophie athée. Dans ces conditions, les conséquences de l’athéisme sur la moralité des hommes fait l’objet de discussions approfondies : on se demande si les hommes peuvent et doivent encore agir moralement en l’absence de tout interdit religieux.

La thèse de Sade

La thèse défendue par Sade est que ni les interdits religieux, ni même la loi ou la morale ne doivent faire obstacle à nos désirs. Ces derniers sont tous légitimes en tant qu’ils nous sont dictés par la Nature, qui constitue pour Sade la norme suprême.

Le plan du texte

La première partie du texte expose la conclusion des vers qui précèdent dans le poème : Dieu n’existe pas et ne saurait constituer un obstacle à nos désirs. La religion n’est que l’instrument de la domination des élites religieuses et politiques : l’émancipation de l’homme passe par le rejet de cette domination, qui mène à la libération de nos désirs.

Dans la deuxième partie de l’extrait, Sade procède à une sacralisation du désir en tant qu’issu de la Nature : si Dieu n’existe pas, la Nature devient la norme la plus haute. Nos désirs, ayant une origine naturelle, cessent d’être condamnables et prennent au contraire une dimension divine.

La troisième partie de l’extrait répond à une objection tacite : si l’interdit religieux est caduc, on peut penser que la loi et la morale produisent toujours des interdits légitimes. Sade répond qu’au contraire, elles doivent, comme la religion, être disqualifiées.

Dans une quatrième partie enfin, Sade montre que l’homme doit prendre exemple sur l’amoralité des lois naturelles : il peut et doit, comme la nature, s’abandonner à ses désirs de destruction. C’est par là qu’il prend lui-même un caractère divin.

I – De l’athéisme au culte du désir

La première partie de notre extrait consiste dans les 5 alexandrins suivants :

Ne pouvant t’écraser, du moins, chez les mortels,

Je voudrais renverser tes dangereux autels

Et démontrer à ceux qu’un Dieu captive encore

Que ce lâche avorton que leur faiblesse adore

N’est pas fait pour poser un terme aux passions.

Le ton est posé, et le dernier vers indique clairement le rapport de la question religieuse à la question morale : si Dieu n’existe pas, alors la religion ne peut réguler le désir, ne peut « mettre un terme aux passions ». Mais avant de parvenir à cette conclusion, il faut mener une critique philosophique de la religion : celle-ci est la base de l’amoralisme sadien et doit donc ici être rapidement envisagée. Elle se trouve dans les vers qui précèdent notre extrait et se déploie en deux mouvements complémentaires : le premier consiste dans une réfutation, assez classique, de l’existence de Dieu. Le deuxième consiste dans ce qu’on pourrait appeler une généalogie du fait religieux : la religion est l’instrument du désir de domination des prêtres.

1) La réfutation de l’existence de Dieu

Nous mentionnerons rapidement l’argument principal, très classique, que Sade mobilise pour rejeter l’existence de Dieu :

À ce double embarras gagné-je quelque chose ?

Ce Dieu, de l’univers démontre-t-il la cause ?

S’il crée, il est créé, et me voilà toujours

Incertain, comme avant, d’adopter son recours.

L’hypothèse de l’existence Dieu comme cause première est stérile. En effet, elle échoue à remplir son objectif, à savoir mettre fin à la recherche des causes, car la cause de Dieu doit à son tour être recherchée.

2) Le prêtre derrière la religion

Mais c’est le deuxième versant de la critique sadienne de la religion qui nous intéresse plus particulièrement ici. Cette critique s’exprime particulièrement dans 4 vers qui précèdent notre extrait, où Dieu est considéré comme une fiction manipulatoire,

Devenant tour à tour, aux mains de qui l’érige,

Un objet de terreur, de joie ou de vertige

Que l’adroit imposteur qui l’annonce aux humains

Fait régner comme il veut sur nos tristes destins.

En effet, si Dieu n’existe pas, il faut tout de même expliquer le fait religieux. D’où vient la religion ? Pour Sade, la religion est un instrument de domination politique employé par une minorité d’hommes pour régner sur la majorité. Comme Sade l’écrit dans la Philosophie dans le boudoir :

Moïse, Jésus-Christ, Mahomet, tous ces grands fripons, tous ces grands despotes de nos idées, surent associer les divinités qu’ils fabriquaient à leur ambition démesurée, et certains de captiver les peuples avec la sanction de ces dieux, ils avaient, comme on sait, toujours soin […] de ne leur faire répondre que ce qu’ils croyaient pouvoir les servir. (La Philosophie dans le boudoir, Cinquième dialogue)

Le christianisme, en ce qui concerne plus particulièrement l’Europe, présente une affinité naturelle avec le pouvoir royal, d’où le fait que les rois et les aristocrates de l’Ancien Régime l’ont toujours soutenus. Christianisme et despotisme, pour Sade, marchent ensemble : la religion chrétienne propose la fiction d’un Dieu punisseur qui cache la domination des prêtres et à travers elle celle du roi-despote. Croire et agir en chrétien, ce n’est donc pas se soumettre aux désirs d’un être supérieur, mais se soumettre aux désirs d’un « imposteur » qui manipule le peuple par la fiction de Dieu.

La libération de l’homme passe donc par la relégitimation des désirs condamnés par la religion, qui n’est que le masque et l’instrument des désirs tyranniques d’une minorité dominante. C’est pourquoi Dieu « N’est pas fait pour poser un terme aux passions ».

II – La sacralisation du désir

1) Le désir, nouveau sacré

La sacralité perdue par la religion, dans la philosophie de Sade, est réinjectée dans l’homme lui-même, et plus exactement dans ses désirs :

Ô mouvements sacrés, fières impressions,

Soyez à tout jamais l’objet de nos hommages

Puisque Dieu n’existe pas, le divin est relocalisé dans les passions des hommes. En effet, la religion chrétienne opposait deux champs de l’être, celui des choses spirituelles et divines (Dieu, notre âme) et celui des choses matérielles (le monde sensible et notre corps), le second étant dévalorisé au profit du premier. L’homme chrétien a pour tâche de lutter contre ses désirs corporels pour se consacrer à ses désirs spirituels (comme l’explique par exemple Thomas d’Aquin).

Mais dans la conception sadienne, la matière seule existe. Sade est matérialiste, et la disparition du monde spirituel implique qu’il n’existe plus rien en face de quoi le corps doive s’incliner. Le monde corporel, la Nature, devient donc la réalité première et la seule réalité existante. Elle hérite donc de la sacralité anciennement attribuée aux choses spirituelles. Or nos désirs, pour Sade, nous sont dictés par la nature. Loin, donc, de devoir se soumettre à une norme morale supérieure, nos désirs corporels deviennent la seule norme de nos comportements.

2) L’accès au bonheur

Les désirs corporels, selon Sade, sont

Les seuls que la nature offre à notre bonheur !

Les interdits posés par la religion chrétienne au profit des prêtres et des tyrans, en effet, réduisaient les hommes à l’insatisfaction et, par là, au malheur. S’émanciper intellectuellement de la croyance en Dieu, c’est donc également s’émanciper politiquement de la tutelle des tyrans soutenus par les prêtres, et ouvrir la possibilité du bonheur, c’est-à-dire de la satisfaction de tous nos désirs sans restriction arbitraire.

Pour résumer ce texte de Sade

  • Les commandements de Dieu ne doivent pas entraver nos désirs, car l’existence même de Dieu est une fiction.
  • Cette fiction est un instrument de manipulation et de domination dans la main des prêtres et des rois. Il faut s’émanciper de cette domination et libérer nos désirs : la libération politico-religieuse est une libération pulsionnelle.
  • La nature hérite de la sacralité anciennement attribuée aux choses spirituelles : nos désirs étant toujours dictés par la nature, ils sont tous licites, voire divins.

La suite de cet article ici : SADE (2) – Le désir contre la morale

Retrouvez nos autres articles de culture générale