« Il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour ». Ces mots ne sont pas ceux d’un leader écologiste ou d’une énième publication scientifique alertant sur l’urgence climatique à venir, mais bien ceux d’Emmanuel Macron, prononcés lors de son allocution du 12 mars dernier. Alors que l’épidémie du coronavirus paralyse la vie sociale et économique de nos sociétés, beaucoup s’interrogent sur « l’après », se demandant si cette crise à l’ampleur sans précédent ne serait pas l’occasion de repartir d’un nouveau pas. Se dirigerait-on vers un changement de paradigme économique ? 

Une remise en cause des paradigmes existants ?

Dans une note au titre équivoque (La crise du coronavirus sonne-t-elle la fin du capitalisme néolibéral ?) publiée fin mars 2020, les experts de Natixis Research soulignaient déjà les effets potentiels de cette crise sur notre système économique.

Tout d’abord, les difficultés d’approvisionnement en équipements vitaux (masques, respirateurs…) et la concurrence impitoyable entre les pays occidentaux (incapables de les produire sur leur territoire) pour se les procurer risquent de remettre sérieusement en cause les stratégies de chaînes mondiales d’approvisionnement. Cette fragilisation des chaînes de valeur mondiales, reposant sur la recherche incessante de coûts bas en produisant toujours plus loin, entraînerait ainsi le retour à des chaînes de valeur locales, menant tout simplement à un phénomène de « démondialisation ». C’est le paradigme de mondialisation même, en place depuis une quarantaine d’années, qui serait ainsi menacé. 

La situation actuelle devrait par ailleurs également déboucher sur la nécessité d’une hausse considérable des dépenses publiques consécutives aux nouvelles dépenses dans la santé, le soutien aux entreprises ou l’indemnisation du chômage. De plus, ne pouvant plus accepter l’extraordinaire dépendance où se trouvent un très grand nombre de secteurs industriels (comme les médicaments) à l’égard de la Chine ou autres pays asiatiques, nombre d’acteurs politiques de divers pays parlent de « retrouver une certaine souveraineté » en termes de production, notamment dans les industries stratégiques. La réaffirmation du rôle de l’État comme acteur essentiel dans la définition et le développement de ces secteurs stratégiques (produits médicaux, énergies renouvelables, NTIC…) et par conséquent le renouveau de certaines politiques industrielles devraient ainsi également marquer « l’après-coronavirus ».

Enfin, la situation sanitaire actuelle rappelle la nécessité d’une protection sociale convenable pour l’intégralité de la population.

En bref, les experts de Natixis, comme nombre d’économistes, anticipent un retour de l’État sur la scène économique, lui qui s’était relativement effacé dans les dernières décennies à coups de privatisations et de coupes budgétaires. Il en découlerait la fin d’un capitalisme néolibéral qui reposait jusqu’alors sur la mondialisation et les délocalisations, une réduction du rôle de l’État, les privatisations ou une certaine faiblesse de la protection sociale dans certains pays comme les États-Unis. 

Pour finir, les fondements du capitalisme actionnarial semblent également fragilisés par cette crise. L’effondrement des indices boursiers, de même que la demande du ministre de l’Économie Bruno Le Maire aux entreprises cotées en Bourse de ne pas verser de dividendes à leurs actionnaires afin « que la trésorerie aille en priorité aux salariés et à l’investissement/que tout l’argent soit employé pour faire tourner les entreprises » sont autant d’exemples qui viennent raviver le débat autour de son apport pour l’économie réelle, 12 ans après la crise de 2008. 

Nul doute que la crise du coronavirus laissera des traces de par sa capacité à cristalliser les faiblesses du modèle actuel. Pour certains néanmoins, ses failles sont bien plus profondes et en viennent à questionner plus sérieusement encore sa capacité même à répondre aux crises de demain, notamment celle liée au dérèglement climatique. 

Quels axes de développement pour « l’après » ?

Corinne Le Quéré, climatologue et présidente du Haut Conseil pour le Climat, a déclaré dans un article des Echos que l’ampleur des mesures prises par les gouvernements « montre ainsi bien la vitesse à laquelle ils peuvent agir dans l’urgence et face à la menace ». Dans le même registre, le WWF a également souligné la « capacité de l’État à rendre un risque invisible perceptible à l’ensemble de la population ». Un risque invisible, comme l’est le dérèglement climatique. 

Jusqu’alors, les volontés d’agir et l’ampleur des fonds nécessaires s’étaient souvent heurtées à l’inaction politique, mais aussi à ce que le gouverneur de la Banque d’Angleterre Mark Carney qualifie de « tragédie des horizons ». La logique en est simple : le spectre temporel qui importe pour les marchés financiers est le court terme, alors la lutte contre dérèglement climatique nécessite des investissements aujourd’hui, dont les bénéfices ne seront visibles qu’à long terme. Il en découle une certaine réticence des marchés à y investir.

C’est pourquoi beaucoup encouragent les gouvernements à reprendre l’initiative et à profiter de l’occasion pour orienter l’économie vers un modèle plus durable en orientant une part considérable des plans de relance actuellement mis en place ou annoncés vers les secteurs de « l’économie verte ». « Comme il va falloir reconstruire, autant reconstruire de manière compatible avec les accords de Paris », soutient ainsi Christophe Cassou, climatologue et chargé de recherche CNRS dans un article des Echos. 

Le WWF recommande ainsi de conditionner les aides aux grandes entreprises en fonction de leur engagement à s’investir dans la transition écologique, ou plus largement selon l’empreinte écologique de leurs activités. De son côté, le centre d’analyse et d’études I4CE propose une trentaine de mesures clés (développement des transports en commun, infrastructures de recharges électriques…) qui, couplées à une hausse de sept milliards par an des financements publics en faveur de la transition écologique, permettraient de déclencher 19 milliards d’euros d’investissements publics et privés par an jusqu’en 2023. Une telle hausse des investissements publics soutiendrait par ailleurs un secteur en plein essor : selon le même I4CE, lactivité économique générée par les investissements en faveur du climat s’élevait déjà à 46 milliards d’euros en 2018. L’investissement dans une transition écologique accrue pourrait ainsi constituer l’un des outils de sortie de crise. 

Une telle initiative n’est pas anodine alors même que de plus en plus d’études scientifiques semblent établir un lien entre la destruction de la biodiversité inhérente à nos modes de vie et l’accélération récente des crises sanitaires (Ebola, Zika…).

Par ailleurs, une économie plus sociale, plus « humaine », semble souhaitable. Sans tomber dans une certaine forme de naïveté, la crise actuelle peut aider à en saisir l’importance, en particulier avec la visualisation des conséquences des coupes budgétaires au sein des services de santé. Dès 2010, dans Adieu à la croissance, l’économiste français Jean Gadrey se faisait l’avocat d’un tel modèle économique. Loin de défendre ce qu’il décrit comme les « écueils de la croissance verte ou de la décroissance », il prône ainsi une économie basée sur quatre axes : la préservation et le renforcement du lien social (une économie plus humaine), la préservation de la nature, la prise en compte et le soin des personnes, et la prise en compte et le soin des choses. Dans cette logique, les secteurs de la santé, de l’éducation, de la solidarité… devraient ainsi faire l’effet d’attentions et d’investissements renouvelés, replaçant l’humain (le soin de l’humain, son éducation, sa formation…) au centre de l’économie. La valeur ajoutée de ces secteurs, en termes d’économie et de bien-être est bien supérieure à ce que l’on veut bien croire. Un tel revirement contribuerait ainsi à apporter des éléments de réponse aux questions que posait déjà John Maynard Keynes en 1936 : « Pour la première fois depuis sa création, l’homme sera confronté à son problème véritable et permanent : quel usage faire de sa liberté une fois dégagé de l’emprise des préoccupations économiques ? Comment vivre sagement, agréablement et bien ? ».

Finalement, toute la question repose sur la grande incertitude qui entoure la capacité du modèle de régulation actuel à laisser la place à une forme de capitalisme vert, fondé sur les bases d’un État libéral néokeynésien et d’une accumulation écoresponsable, voire éthique.

Des espoirs à tempérer

Il est en effet en réalité plus que probable d’imaginer que les efforts du gouvernement dans les semaines qui suivront la sortie de cette crise seront consacrés au soutien des secteurs en difficulté comme l’énergie (fortement affectée par la chute du prix du pétrole) et le transport aérien, qui représentent un bassin d’emplois conséquent, au plus grand regret des organisations écologiques. Le Réseau action climat (RAC) redoute ainsi que le gouvernement soutienne « de manière inconditionnelle les entreprises dont l’activité participe à l’aggravation de la crise climatique et au gaspillage des ressources naturelles » par le biais d’un plan de relance qui mettrait les bouchées doubles pour compenser les pertes accumulées.

Nombre de ces industries restent en effet centrales à notre économie et il sera, pour beaucoup, difficile de s’en passer lors de la relance de l’économie afin de ne pas pénaliser une part importante de la population. Par ailleurs, la responsabilité qui incomberait au gouvernement de « condamner » ainsi certains secteurs serait certainement insoutenable et se répercuterait probablement aux prochaines élections, rappelant par là les critiques de l’école des choix publics (Public Choice). Celle-ci critiquait en effet dans les années 1970-80 l’action de l’État comme étant au service de certains intérêts économiques, le jugeant ainsi incapable de prendre les décisions adéquates et nécessaires à l’intérêt général. 

De même, le fort rebond de l’économie mondiale dès 2021 auquel s’attend le FMI dans ses estimations laisse à penser que l’économie reprendra certainement son cours à la sortie de cette crise. Pour Dani Rodrik, cette crise ne va ainsi tout simplement « rien changer ». Les lois de l’économie resteront les mêmes : Business as usual.

De telles transformations supposent enfin un changement culturel et l’acceptation par les populations d’un effort collectif considérable. Bien que les préoccupations environnementales soient de plus en plus ancrées dans la population, il reste cependant fort à parier que les populations resteront encore relativement réticentes à modifier radicalement leurs modes de vie. C’est pourquoi il importera d’impliquer les citoyens dans ces projets de transformation, à l’instar de ce qui est fait avec la Convention citoyenne pour le climat ou diverses consultations. 

Quant à la perspective d’une économie plus humaine, pour Daniel Cohen interviewé par Le Monde, une telle crise devrait davantage marquer l’accélération du capitalisme numérique. Celui-ci se caractérise par la numérisation de tout ce qui peut l’être (télétravail, visites médicales à distance, streaming…), que l’on peut voir à l’œuvre en cette période de confinement, seul moyen pour le capitalisme du XXIe siècle d’obtenir de nouvelles baisses de coûts. Ce faisant, il réduirait l’être humain à un ensemble de données pouvant être prises en compte à distance. L’avènement d’un homo numericus finalement, dont les prémices semblent en partie déjà visibles aujourd’hui.

Conclusion

Beaucoup de choses laissent à croire que la crise que nous connaissons actuellement sera passagère et que les mesures prises par les gouvernements ainsi que la fin de l’épidémie et du confinement seront en mesure de rétablir la croissance et de permettre un redémarrage de l’économie mondiale. Elle n’en est pas moins une crise profonde qui a contribué à révéler au grand jour nombre de failles dans notre modèle actuel. Ce faisant, elle constitue une opportunité unique d’accélérer la transition de nos modèles afin d’être en mesure de répondre aux crises suivantes, qu’elles soient économiques, sanitaires ou écologiques. Face à cette réalité, il ne reste donc désormais qu’à savoir quel « après » nous souhaitons construire.