Quand on connaît les règles imposées aux États membres de l’Union européenne en matière de discipline financière – critères de Maastricht –, on comprend rapidement que les comptes ne sont pas au vert. D’ailleurs, le passage de la barre des 100 % du PIB de dette publique est vécu comme un psychodrame par le gouvernement français. Déjà en 2018, le déficit public en France s’élevait à 2,5 % du PIB et la dette publique à 98,4 % du PIB. Pourtant, ce n’est rien à côté du fardeau du Japon avec sa dette publique à 238 % du PIB, ou même des États-Unis à 106 %. L’augmentation de l’endettement en point de pourcentage du PIB ne cessera pas d’ici demain : cette tendance est même globale et observable dans la grande majorité des pays développés. Les États se préoccupent de plus en plus de cette situation et tentent, quoi qu’il puisse leur en coûter, de rétablir l’équilibre dans leurs comptes. Mais comment s’y prennent-ils ? Et surtout, pourquoi cette volonté si forte de la part d’un État de retrouver des finances stables ?

Les raisons de réduire sa dette publique

Les programmes de consolidation budgétaire adoptés se fondent sur les hypothèses retenues par certains économistes. Ces dernières fixent les réactions des agents économiques à une baisse des dépenses publiques ou à une hausse des impôts. Elles trouvent notamment leurs fondements dans le modèle Ricardo-Barro ou dans les équivalences ricardiennes. Ce modèle repose sur une intuition initialement développée par David Ricardo et reformulée par Barro, selon laquelle la propension à consommer aurait une composante conjoncturelle et une composante stable. La première repose évidemment sur les revenus présents, la seconde sur la perception actuelle des revenus futurs et, plus globalement, sur le cycle de vie des revenus. Il s’agit donc clairement d’un cas d’anticipations rationnelles. L’application moderne de ce concept conduit à considérer qu’en cas de relance budgétaire financée par déficit, les agents économiques anticiperont la probabilité d’une hausse d’impôts future et augmenteront leur épargne pour s’y préparer, ce qui diminue les effets du multiplicateur keynésien traditionnel. Mais ce qui rend ce problème encore plus grave aujourd’hui, c’est que l’endettement actuel, des États européens par exemple, est croissant et ne finance pas de relance budgétaire. L’endettement est simplement le palliatif pour des États qui dépensent plus qu’ils ne collectent d’argent : une part de l’endettement finance le déficit de la Sécurité sociale (naturellement déficitaire), et non des investissements productifs pouvant tirer l’économie.

Au-delà de cette situation, c’est son évolution qui inquiète. L’État français s’endette donc pour réaliser ses dépenses, devenues maintenant pratiquement irrévocables (la Sécurité sociale est encore un bon exemple). De plus, pour un taux d’intérêt donné, toute hausse de la dette publique entraîne une augmentation de la charge d’intérêt. Si les autres dépenses publiques, les « dépenses primaires », ne sont pas réduites et si les taux de prélèvements obligatoires ne sont pas revus à la hausse – parce que le sommet de la « courbe de Laffer » est atteint ou parce que le Parlement s’y refuse –, le déficit public s’accroît du fait de ces intérêts et la dette augmente encore plus.

Si on va encore plus loin, on peut même considérer que les créanciers de l’État vont commencer à douter de sa capacité à emprunter suffisamment pour rembourser ses dettes anciennes et financer son déficit, surtout s’ils ne le croient pas capable d’augmenter le solde primaire en relevant les impôts ou en réduisant les dépenses publiques. Dans ces conditions, ils estiment prendre un risque en continuant à souscrire à ses emprunts et ajoutent une « prime de risque », symbolisée par des taux d’intérêt croissants. Cette hausse des taux d’intérêt ne peut cependant qu’aggraver l’effet boule de neige de la dette et la charge de celle-ci. Dans ces conditions, la souveraineté, qui réside pour une large part dans le pouvoir de lever l’impôt et d’en affecter le produit aux dépenses votées par le Parlement, n’a plus de réelle portée.

 

Comment se sortir de l’endettement massif ?

Comme je l’ai évoqué précédemment, les programmes de consolidation budgétaire adoptés encore aujourd’hui en Europe se fondent sur les hypothèses retenues par certains économistes concernant les réactions des agents économiques à une baisse des dépenses publiques ou à une hausse des impôts (hypothèses exposées ci-dessus). C’est Alberto Alesina qui s’est inspiré de ces idées pour théoriser à son tour « l’austérité expansionniste ». Il suggère que les multiplicateurs sont négatifs, même au cours d’une récession. Autrement dit, une consolidation budgétaire est susceptible de stimuler l’activité, notamment en nourrissant la confiance du secteur privé et en incitant par là ce dernier à dépenser davantage. En fait, l’impact négatif qu’un plan d’austérité exerce sur la demande globale serait plus que compensé par l’impact positif qu’il exercerait sur la confiance. Cette théorie semble quelque peu héroïque et, pourtant, subsiste à travers les années. La Grèce en a récemment fait les frais – et elle continue de le faire. Le déficit budgétaire, qui avait médusé l’Europe entière quand cette dernière a découvert à l’automne 2019 qu’il atteignait 15,6 % du PIB, a fait place l’an dernier à un excédent de 0,4 %. Le déficit courant, reflet de la faible compétitivité grecque s’est contracté, lui, de 18 % du PIB en 2008 à 0,4 % en 2018. Mais c’est sans compter le coût social de ces mesures : une situation vécue comme une véritable humiliation par tout le peuple grec. Les ménages ont perdu un tiers de leurs revenus disponibles et le pays un quart de sa richesse. Des dizaines de milliers d’entreprises ont mis la clé sous la porte et le pays s’est vidé de ses forces vives. Bref, l’austérité, lorsqu’elle fonctionne, a des effets pervers très élevés.

Pour parler un peu d’histoire, on peut remonter aux premiers trains de décrets-lois en juillet 1935 par Pierre Laval qui comportent, outre la réduction de 10 % de toutes les dépenses publiques, diverses économies (augmentation de taxes). C’est finalement le premier plan d’austérité mis en place. Paradoxalement, plus les dépenses sont rabotées, plus le déficit grossit. Les dépenses ne baissent pas vraiment (si elles perdent 10 % en valeur de 1930 à 1935, elles passent de 15 à 19 % du PIB) tandis que les recettes, plus sensibles à la conjoncture, chutent de 20 %. Tout ceci aggrave le déficit et le poids de la dette explose (de 75 % du PIB en 1930 à 133 % en 1935), surtout du fait du recul du PIB qui baisse de 32 % et du taux de chômage qui explose. Échec cuisant.

En conclusion, les « austériens » (Krugman) souhaitent un retour rapide à l’équilibre des finances publiques, voire à un excédent (« primaire »). Il s’agit d’éviter la fuite en avant, qui alourdit sans cesse la dette, au point qu’elle pourrait devenir ingérable, comme l’exemple grec l’a montré. Avant tout, il faut restaurer la confiance, comme le dit Jean-Claude Trichet : « La confiance est aujourd’hui le facteur déterminant. »

Pour discuter maintenant d’une deuxième façon de se dégager du lourd fardeau qu’est l’endettement public, nous pouvons prendre un exemple très révélateur. Le cas britannique, tel qu’Adair Turner l’a exposé, est intéressant. En 1945, sa dette publique était de 250 % du PIB et seulement de 50 % en 1970, grâce à une progression annuelle moyenne du PIB de 7 %, bien supérieure au taux d’intérêt versé aux créanciers, une inflation qui faisait grimper les prix de 4 % par an en moyenne. En effet, une inflation importante sourit aux emprunteurs puisqu’ils voient la charge de leur dette s’abaisser. Mais ces évolutions semblent irréalistes pour l’avenir : les facteurs démographiques et technologiques ne permettront pas ces taux de croissance réelle observés dans beaucoup d’économies avancées dans les années 1950 et 1960, et comme nous l’avons montré dans un article précédemment, l’inflation n’est pas près d’atteindre un tel niveau dans l’UE. Aussi, Adair Turner conclut que « si les dettes ne peuvent être érodées ni par la croissance réelle ni par l’inflation, elles peuvent être réduites par le défaut de paiement et la restructuration de la dette ». La restructuration de la dette semble être aujourd’hui beaucoup plus probable qu’un défaut total et unique de paiement. Par exemple, le FMI va imposer un plan de rigueur extrêmement douloureux en contrepartie de son aide. Cette particularité des dettes publiques, qui est de ne jamais être remboursées, peut disparaître en cas de crise et provoquer un grand mouvement de panique le jour du remboursement d’une tranche de dette. C’est en tout point ce qui est arrivé à la Grèce dans la foulée de la crise de 2008. C’est une nouvelle fois la solution de l’austérité qui est choisie.

Pourquoi l’austérité ne fonctionne-t-elle pas ?

Avant d’évoquer les autres possibilités pour réduire son endettement, il est intéressant de comprendre pourquoi l’austérité ne semble pas être d’ores et déjà le meilleur choix. Pour Robert Boyer (2015), une politique d’austérité se fonde sur des hypothèses très discutables. On peut en effet douter des hypothèses du modèle Ricardo-Barro, mais c’est un modèle et il est donc fait pour penser l’économie et non pour être la base même des décisions politiques. Robert Boyer juge d’ailleurs les récentes politiques d’austérité comme « les plus grandes erreurs des politiques économiques des 50 dernières années », mais il soulève que l’austérité peut aussi très bien marcher. Elle a fonctionné pour la Finlande, l’Irlande et le Danemark dans les années 1980-1990. En fait, le résultat de l’austérité ne peut être bon qu’à plusieurs conditions : il doit s’agir de petites économies ouvertes et dynamiques en termes d’innovation dans le secteur exportateur (minimum 50 % du PIB) avec un taux de refinancement de la banque centrale descendant rapidement si les investisseurs ont confiance, une négociation salariale efficace et des changes flexibles. Sans développer le pourquoi de ces conditions, on peut rapidement comprendre qu’un pays qui asphyxie sa demande sans lui donner les moyens de survivre – baisse des taux, donc hausse de l’investissement et de l’emploi ; hausse des exportations, donc des salaires et de l’emploi – n’a aucune chance de sortir la tête de l’eau. Sans surprise, aucun pays de l’UE en difficulté aujourd’hui ne remplit ces conditions.

Quelles alternatives ?

Paul Krugman, particulièrement critique à l’égard de ces théories, a parlé à plusieurs reprises de la « fée confiance » pour en souligner les fragiles soubassements. Le blabla des « austériens » a le don de l’agacer et il se range sans hésitation dans le camp des « dépenseurs ». Pour lui, réduire sensiblement la dépense publique (ou augmenter les impôts, ce qui modifie la catégorie des personnes qui sont perdantes, mais pas le résultat final sur l’économie), c’est réduire d’autant la demande, alors que celle-ci est déjà comprimée par les difficultés issues de la crise. C’est donc plonger la tête la première dans la déflation et son cercle vicieux, au terme desquels il ne peut y avoir que davantage de chômage et moins d’activité, si bien que le PIB diminue et que le rapport « dette publique/PIB », loin de se réduire, peut augmenter. C’est d’ailleurs ce que les exemples historiques cités montrent. Si l’on raisonne dans un cadre keynésien comme Krugman, les consolidations budgétaires impressionnantes, imposées aux pays dans le cadre d’un contrôle et de règles renforcés, supposaient des multiplicateurs faibles ou nuls. Alors qu’ils étaient fondés sur des valeurs autour de 0,5 (une contraction de 1 % des dépenses publiques entraîne une baisse de 0,5 % du PIB), des études basées sur des modèles de la BCE et de l’OCDE, ainsi que sur des travaux du FMI et d’Olivier Blanchard, ont montré qu’ils oscillaient entre 0,9 et 1,9.

Le regain d’intérêt pour la politique budgétaire s’est d’abord imposé en pratique lorsque l’on regarde les effets des plans de relance mis en place en 2008 et 2009. Les États-Unis, pour faire face à un chômage très important dans un contexte de protection sociale faible, ont pris des mesures budgétaires de l’ordre de 5 % du PIB, alors que le Japon a mis en œuvre quatre plans de relance successifs en 2008-2009. L’Europe a aussi développé une stratégie qui a mobilisé 200 milliards d’euros, soit 1,5 % du PIB européen. Les plans de relance menés par les grands pays développés face à la crise de 2008 ont pu être interprétés comme le « retour de Keynes » (Daniel Cohen). Après la crise de 2007, l’intérêt renouvelé pour la politique budgétaire comme instrument contracyclique a mené à en reconduire l’analyse empirique. Celle-ci a montré que ses effets sont variables selon la position de l’économie dans le cycle au moment de la relance budgétaire ou de la consolidation. La reprise nette dans tous les pays en 2010 s’est suivie d’un ralentissement conjoncturel en 2011. Cependant, alors que les États-Unis et le Japon ne relâchaient pas leurs efforts, l’Union européenne a imposé à ses membres des efforts d’assainissement des finances publiques qui ont entraîné une grave détérioration de la croissance et de l’emploi. La relance budgétaire, si elle passe par un surcroît d’investissement public, contribuerait par contre efficacement à relever le taux d’intérêt naturel et à sortir les économies de la trappe à liquidité. Certains vont encore plus loin en suggérant, à travers l’hypothèse d’une stagnation séculaire, que le taux d’intérêt naturel est structurellement poussé en territoire négatif, en raison d’une faiblesse persistante de l’investissement et d’une épargne excessive (Summers, 2014). Autrement dit, les économies, en particulier développées, font face à une insuffisance durable de la demande globale et au risque récurrent de se retrouver dans une trappe à liquidité. Une relance par les infrastructures publiques, comme le conseille le FMI, contribuerait à accroître l’investissement et à absorber une partie de l’épargne excédentaire. Le stock de capital public reste insuffisant dans les pays en développement, tandis qu’il s’est dégradé ces dernières décennies dans les pays avancés, notamment aux États-Unis et en Allemagne. En outre, même si cette relance est financée par emprunt, le ratio dette publique/PIB est susceptible de diminuer, dans la mesure où le numérateur s’accroît plus lentement que le dénominateur. Autrement dit, si elle est correctement mise en œuvre, elle peut s’autofinancer. À nouveau, les effets de la relance par les infrastructures publiques sont d’autant plus importants que la politique monétaire est accommodante et les taux d’intérêt bas.

Ce qu’avance cette théorie peut vous sembler encore plus héroïque que celle d’Alesina : « Plus s’endetter pour alléger sa dette », c’est le motto de ces économistes. En réalité, c’est très sensé !

Dans le prochain article, nous discuterons en l’occurrence du rapport dette/PIB et nous verrons que la relance peut en effet être une bonne option. Nous évoquerons aussi les différents critères auxquels s’intéresser pour déterminer la soutenabilité de la dette et, enfin, nous relativiserons l’endettement dit excessif des États en analysant la composition de celui-ci.