Dans la nuit du 5 au 6 décembre 2017 s’est éteint celui qui restera le plus grand chanteur français du XXème siècle. Johnny Hallyday, né Jean-Philippe Smet, laisse des millions de fans orphelin à travers le monde et notamment dans les pays francophones. De sa première apparition à la télévision en 1960 aux côtés de Line Renaud – il a alors 17 ans – jusqu’à son dernier concert l’été dernier avec les « vieilles canailles », ses compères de toujours que sont Jacques Dutronc et Eddy Mitchell, notre Johnny national aura mené une carrière extrêmement riche, jalonné d’une cinquantaine d’albums et de plus de 100 millions de disques vendus. Surtout, il restera comme une « bête de scène » capable de remplir en quelques heures d’immenses lieux comme le Stade de France ou le Parc des Princes. En 2000, il réussit même l’exploit de rassembler 500 000 personnes devant la Tour Eiffel à l’occasion d’un concert gratuit.

Mais au fait, quel rapport avec la géopolitique ?

Les Etats-Unis et le soft power

Le soft power (en bon français puissance douce) est bien sûr ce concept théorisé par Joseph Nye en 1990 dans son ouvrage Bound to lead. Il se définit comme l’influence basée sur la séduction ou la persuasion qu’exerce une entité (un Etat, une ONG, un groupe…). Cette influence doit permettre d’inciter les acteurs extérieurs à agir d’une manière conforme aux intérêts de ladite entité.

Pour bien comprendre le fondement de la théorie de Joseph Nye, il faut se remettre dans le contexte du début de la décennie 1990 : la guerre froide est en passe de s’achever sous l’impulsion du dirigeant soviétique Mickael Gorbatchev, qui mène des réformes économiques et sociales structurelles dans son pays (les fameuses « glasnost » et « perestroïka ») et joue la carte de l’apaisement avec les Etats-Unis. Dans ce contexte international incertain, d’aucuns prédisent le délitement de l’hégémonie américaine sur le monde, qui s’est cristallisée durant cinq décennies autour de l’opposition entre le « monde communiste » et le « monde libre ».

A ceux qui se font le chantre de cette thèse décliniste, Joseph Nye rétorque que les Etats-Unis ont, depuis qu’ils ont renoncé à l’isolationnisme au sortir de la seconde guerre mondiale, posé les bases d’un monde dans lequel l’Amérique bénéficie de nombreux relais d’influence.

L’exemple le plus immédiat de ce soft power américain est explicité deux ans plus tard par Francis Fukuyama, qui dans son essai de 1992 « The End of History and the Last Man » annonce que la débâcle de l’URSS aura pour corollaire l’avènement de la démocratie libérale et de l’économie capitaliste sur le monde ; idéal sociétal dont les principaux promoteurs ont été les Etats-Unis, en qualité de chef de fil du « monde libre ».

Ce soft power américain se manifeste également dans le rayonnement des institutions des Etats-Unis, à l’image de ses établissements d’enseignement, de ses clusters comme la fameuse Silicon Valley ou encore de ses grandes entreprises multinationales.

Last but not least, le soft power américain réside aussi dans l’attractivité de son mode de vie. Partout dans le monde, « l’american way of life » irrigue les cultures locales, à des degrés certes diverses. Outre l’idéal de la consommation de masse, importé dès les années 1950 des Etats-Unis, l’Amérique fascine par sa culture et a su exporter sa langue, qui fait figure aujourd’hui de vecteur de communication mondiale (dans sa version appauvrie, le fameux « globish »).

Johnny Hallyday, allégorie du soft power américain

Si le père de Jean-Philippe est belge, celui-ci n’a jamais élevé son fils, puisqu’il l’abandonne lui et sa mère peu après sa naissance. La figure paternelle de l’enfance de Johnny sera en fait le mari de sa cousine Desta, un Américain qui se nomme Lee Hallyday. Ce hasard de l’existence donnera au jeune garçon son nom de scène très américanisé, et de surcroit sa passion de l’outre-Atlantique.

C’est ainsi qu’à travers les centaines de chansons qu’il interprétera au cours de sa carrière, Johnny Hallyday n’aura de cesse de véhiculer une image fantasmagorique de l’Amérique : celle des bluesmen et des motards qui sillonnent les routes désertiques sinueuses avec leur grosse moto et leur blouson en cuir.

Il est ainsi tout sauf anecdotique de constater que le chanteur français qui a eu le plus de succès dans notre pays et qui a marqué les générations des baby-boomers et des quadragénaires actuels soit un véritable étendard de la culture américaine : incarnation française du rock’n’roll du blues et du country, Johnny respirait les US au point que le New York Times saluait ce matin la mémoire du « Elvis Presley français ».

https://youtu.be/zGj_MUOKUFM

Johnny et l’exception culturelle française

Si Johnny Hallyday a beaucoup donné à l’Amérique, celle-ci ne lui a pas forcément bien rendu. Superstar française et dans quelques pays francophones – notamment la Belgique – Hallyday n’a pas moins échoué à donner une envergure internationale et surtout américaine à sa carrière. A partir des années 1970, il partage sa vie entre l’Europe et les Etats-Unis, mais ne parvient jamais à se faire un nom là-bas. Paradoxalement donc, l’artiste était taillé pour plaire à un public français.

A l’instar d’un Johnny plus francisé qu’on pourrait le croire, la France a toujours tenu à affirmer son identité culturelle propre au milieu d’une mondialisation teintée d’américanisme. Faut-il y voir l’héritage intellectuel de nos grands auteurs ou l’empreinte de De Gaulle et la « certaine idée de la France » qu’il se faisait ? Quoiqu’il en soit, si la France a œuvré depuis 1945 aux côtés des Etats-Unis à la promotion du libre-échange, elle a toutefois tenu à protéger certains bastions stratégiques de son industrie culturelle.

C’est ainsi que l’Etat français subventionne par des biais diverses le cinéma, le théâtre et la télévision afin de soutenir la production d’œuvres d’expression française. L’Etat interfère également dans la diffusion de ces contenus : en 1946, l’accord franco-américain de Blume-Byrnes prévoit la fin du régime d’interdiction des films américains en place depuis 1939, mais aussi que 4 semaines sur 13 soient réservées à la diffusion de films français. Aujourd’hui encore, dans les négociations délicates entre l’Europe et les Etats-Unis au sujet du TAFTA, l’une des pierres d’achoppement entre France et Amérique réside dans la préservation de cette exception culturelle, que pourrait menacer une libéralisation trop brutale de l’industrie culturelle.