L’ISF (Impôt de solidarité sur la fortune) a été créé par le gouvernement Rocard en 1989 pour financer le RMI. Sa transformation en IFI (Impôt sur la fortune immobilière) par le gouvernement Phillipe en 2018 a été l’une des réformes les plus controversées du quinquennat. Il était dû en 2017 par les ménages résidant en France et dont le patrimoine net (en France ou à l’étranger) était supérieur à 1,3 million d’euros et par les ménages non-résidents possédant en France une valeur supérieure à ce montant (et hors placements financiers). Le taux d’imposition allait de 0,5 % sur la première tranche imposable (plus de 800 000 euros de patrimoine) à 1,5 % sur la dernière (plus de 10 millions d’euros). De son côté, l’IFI taxe au même taux que l’ISF, mais seulement les biens immobiliers et les actions détenues chez des sociétés immobilières, au seuil de 1 300 000 d’euros nets.

Cet impôt, à forte dimension symbolique, contribuait de manière limitée au budget étatique (quatre milliards d’euros en 2017, selon Le Monde), mais sa suppression a engendré une colère publique sans précédent. L’IFI, créé comme un remplacement avec la promesse d’empêcher l’épargne non productive, et qui aura une rentabilité budgétaire estimée à 1,2 million sur une assiette pratiquement divisée par trois (de 358 000 à 120 000 contribuables, selon Le Monde), ne fait pas, pour le moment, figure de remplacement acceptable. Essayons d’examiner les « pour » et les « contre » de la suppression de cet impôt.

Microéconomie des taxes – Théorie

Il existe différentes catégories de taxes, qui varient en fonction de ce qu’elles visent (des prix de manière ciblée, des prix en général, les revenus) et dans quel but (le financement de l’État, l’incitation ou non à la consommation d’un produit, la redistribution). Certaines de leurs conséquences peuvent aussi être des effets collatéraux, comme la baisse de la consommation entraînée par la TVA.

Dans le cadre d’un impôt sur le revenu et sur le patrimoine, ce sont les grands indicateurs macroéconomiques qui sont visés (consommation, épargne, investissement), bien qu’on puisse avancer que le passage de l’ISF au seul IFI aura une incidence sur le marché locatif de ce patrimoine immobilier.

Une taxe sur le revenu et non sur les produits, comme l’ISF, a la spécificité de conserver les mêmes préférences, puisqu’elle ne modifie pas les prix des produits en question. En effet, une taxe sur le revenu va diminuer uniformément le revenu disponible du ménage concerné. Par opposition, avec une taxe ciblée sur des prix, certains produits vont devenir plus abordables relativement à d’autres et ainsi modifier les demandes qui leur sont associées : les préférences des ménages. On qualifie donc l’ISF de non distorsif, ce qui est un avantage si le législateur ne veut pas décourager ou inciter à une consommation. Comme on le voit ici, le graphique de gauche présente une augmentation du prix X1 de p1 à p1′, avec pivot de la droite de contrainte budgétaire, alors que celui de droite présente une diminution du revenu W à W’, avec décalage de cette même droite.

Par opposition, un impôt plus ciblé comme l’IFI a comme conséquence d’effectivement détourner la fortune des investissements immobiliers vers des investissements dits productifs. Par la simple loi de l’offre et de la demande, cette offre locative pourrait entraîner une baisse de la quantité et une hausse du coût des locations, avec un effet dommageable sur les populations moins aisées (graphique), avec un effet miroir sur l’offre de capital.

Réalité et bilan économique

La théorie atteint en fait rapidement ses limites pour évaluer l’impact complexe de ces impôts et de leur impact sur des marchés interdépendants. L’ISF était déjà largement contournable, notamment à travers diverses exonérations (investissements dans des PME, dons), mais aussi grâce au bouclier fiscal (dispositif mis en place pour que l’impôt ne soit pas confiscatoire et qui depuis 2007, limite à 50 % la part totale du revenu que peut prendre la somme totale des impôts). Les biens professionnels et les actions dans des sociétés dirigées par l’individu étaient aussi exclus de l’ISF, et certains biens en sont partiellement exonérables (Fipeco), quand les individus n’envisagent pas l’exil fiscal.

Toutes ces manipulations ont affecté l’effet redistributif. Les 100 plus grosses fortunes françaises n’en étaient pas redevables, puisqu’elles déclaraient leurs possessions patrimoniales en biens professionnels, tandis que se multipliaient les profils de ménages dont le patrimoine avait pris de la valeur alors que leurs revenus étaient faibles (syndrome du paysan de l’île de Ré).

Il paraît compliqué pour les décideurs publics d’avoir pratiqué de la redistribution réelle en ignorant ces ultrariches. Pour autant, avec le passage à l’IFI, peut-on réellement imaginer une redirection de capitaux, d’ores et déjà fortement internationalisés, vers des placements plus rentables ? Peut-on établir avec sûreté des relations de cause à effet sur la baisse des exilés fiscaux constatée depuis la mise en place de la réforme ? Par ailleurs, 18 % des plus hauts patrimoines français ne sont pas redevables de l’IFI et 20 % de ceux qui le payent ont un revenu annuel inférieur à 60 000 euros, ce qui laisse supposer une idéologie plus qu’un raisonnement économique à la base de cette réforme.

Théorie du ruissellement et courbe de Laffer

L’argument économique sur lequel se base ce choix de favoriser les ménages les plus riches est la théorie du ruissellement (qui n’est attribuée à aucun chercheur en économie, malgré le bruit qu’elle continue de faire), qui s’appuie notamment sur la courbe de Laffer (1974). Selon son auteur, les impôts prohibitifs rapportent de moins en moins d’argent à l’État puisqu’il y a de moins en moins de revenus à imposer : « le taux mange l’assiette », car ce sont les plus riches qui tirent la croissance des revenus de toute la population à travers leur consommation et leur investissement.

Cet effet de ruissellement suppose donc que l’accroissement des revenus des plus aisés se répercute sur la population au sens large, effet invalidé empiriquement notamment par l’expérience de la crise des subprimes et de la trappe à liquidité qui a suivi. En ce sens, la limitation de l’ISF à sa partie immobilière pourrait s’entendre comme une réponse à cette invalidation, puisqu’elle distord les préférences vers des investissements non immobiliers, donc potentiellement vers l’économie productive. Pourtant, l’IFI conserve les mêmes taux marginaux sur l’immobilier que l’ISF : il ne rend donc pas l’investissement non productif moins intéressant dans l’absolu. De plus, dans une optique de libre circulation de capitaux et de rendements internationaux bien plus intéressants, on peut imaginer qu’une réorientation de l’investissement restera modeste, même s’il n’est pas possible de dresser un bilan sur une réforme aussi récente.

Certains chiffres témoignent cependant d’effets immédiats assez négatifs de la réforme :  selon l’Institut des politiques publiques, pas d’effet sur l’investissement des ménages les plus fortunés à noter pour le moment, mais un manque à gagner pour l’État de trois milliards d’euros annuels. Comme on l’a vu, l’assiette est plus axée sur les petites fortunes immobilières que sur les ménages réellement favorisés : selon Le Point, c’est 18 % des patrimoines supérieurs à 10 millions d’euros qui ne sont pas redevables de l’IFI.

Pistes sur la justice sociale

Un aspect mal maîtrisé de la première année du mandat de Macron est la symbolique qui s’est dégagée de la juxtaposition des annonces de la suppression de l’ISF et de la baisse des APL, qui avait elle aussi fait scandale. Ces mesures ont été le terreau du mouvement Gilets jaunes qui, au-delà de la fracture sociale dont il témoignait, a aussi représenté un coût économique important : une baisse de 10 % du tourisme au début du mouvement (jusqu’à fin 2018) et des pertes allant jusqu’à 40 % pour les commerces à l’approche de Noël, sans compter le coût des mesures mises en place par le gouvernement suite à cette révolte.

Il y a donc inadéquation entre la vision de la justice sociale de la population et celle des décideurs publics. Lorsque ces derniers évaluent l’impact en termes de bien-être social d’une mesure d’imposition, ils se réfèrent à une vision de la justice sociale en termes d’optimum de Pareto : celui-ci est atteint lorsqu’aucune utilité individuelle ne peut être améliorée sans en diminuer une autre. Or, une société extrêmement polarisée, avec des inégalités très visibles, peut correspondre à un optimum de Pareto sans correspondre aux fonctions de l’État-providence ni aux volontés de la population, ce qui joue évidemment dans les décisions d’une personnalité politique cherchant à se faire réélire. C’est pourquoi d’autres critères de choix collectif ont été théorisés, comme celui du maximin (Rawls, Théorie de la justice, 1971) : l’évaluation sociale d’une distribution de richesses est calée sur le minimum de bien-être individuel acquis avec cette distribution.

Bilan précoce et alternatives

La France est le 1er pays de l’OCDE en termes de place des dépenses sociales (31,2 % du PIB en 2018) et seulement le 14e pour le coefficient de Gini (0,29 en 2016), ce qui témoigne de l’inefficacité de la gestion des prélèvements obligatoires. L’ISF, conçu au départ pour financer le RMI, n’a finalement pas opéré de réelle redistribution. Il n’a prévenu ni l’augmentation du coefficient de Gini (0,256 seulement en 1994) ni celle des inégalités de patrimoine en raison de sa porosité : il n’a fait qu’alimenter une frustration qui a éclaté à l’annonce de sa suppression. Un remplacement maigre en termes budgétaires et d’idéal redistributif n’était ni idéal politiquement ni efficace économiquement, et d’autres propositions avaient été émises, par exemple des droits plus élevés sur les successions et les donations. Elles auraient eu l’avantage, sans pénaliser l’épargne nécessaire à l’investissement, de contribuer à l’égalité des chances.