analyse culture générale HEC/emlyon 2021

Découvrez l’analyse du sujet de culture générale HEC / emylon 2019 après la fin de l’épreuve :

Analyse du sujet et problématisation

        Voilà un sujet très large, bien plus historique que philosophique. L’association des deux mots : « les blessures » et « la mémoire » est ici plutôt inattendue et originale, ce qui facilite la problématisation du sujet mais il n’empêche pas quelques subtilités auxquelles il fallait bien faire attention. Tout d’abord, le pluriel. Il ne s’agit pas ici d’une blessure quelconque mais des blessures, avec un article défini au pluriel. Sans avoir à le commenter, il fallait en tenir compte dans son analyse du sujet. Le sujet invitait à réfléchir à différentes formes de blessures, à catégoriser et à faire des distinctions conceptuelles. Il ne s’agissait donc en aucun cas ici de raconter son cours et ses références, mais de réfléchir précisément à ce que pouvaient être ces fameuses blessures de la mémoire.  

        Pourquoi ne pas partir d’un exemple ? Une blessure commune de la mémoire – le deuil. La perte d’un être cher peut blesser, et cette blessure peut conduire à plusieurs réactions : l’envie d’oublier, la culpabilité, la soif de vengeance (pour un personnage particulièrement romanesque…). Les blessures peuvent donc être nombreuses et on peut d’ores et déjà distinguer deux catégories : l’envie d’oublier les souvenirs douloureux pour en effacer la blessure, et le danger de la répétition – l’envie de condamner, de libérer ses passions, en cherchant à corriger les blessures du passé. Guérir d’une blessure de la mémoire est donc un acte lent et difficile, qui est pourtant essentiel à tout être humain.

        Cette blessure peut par ailleurs se produire à une échelle individuelle – le deuil – ou à une échelle collective – les atrocités commises lors de la seconde guerre mondiale par exemple. L’approche de la mémoire dans les deux cas n’est pas la même. Dans le cas de la mémoire collective, il incombe au collectif de faire l’exercice de la mémoire – de bâtir par exemple un musée à Auschwitz, de faire des recherches, d’étudier … Afin que les souvenirs, même douloureux, même blessants, ne soient pas condamnés à l’oubli. Le sujet soulève donc des questions historiques très complexes et pourtant très importantes : qu’est-ce qui permettrait de soigner au mieux les blessures de la mémoire, un procès de Nuremberg ou le musée Auschwitz ? Ou est-ce que même ces efforts-là pourraient être considérés comme insuffisants ?

        De ces réflexions pouvait découler la problématique suivante : En quoi la guérison des blessures de la mémoire est-elle à la fois complexe et nécessaire à l’homme ?

Construire un plan

        La grande complexité de ce sujet résidait dans la construction du plan. Le sujet interroge, et touche de nombreuses notions qu’il est difficile de rassembler en une réflexion bien structurer. Il ne faut surtout pas céder à la panique et tenter de « tout mettre ». Il faut vraiment veiller à construire une réflexion aboutie, bien menée du début jusqu’à la fin. Commençons dans une première partie par développer l’aspect le plus simple du sujet – la relation de la blessure de la mémoire à l’oubli, en veillant bien à distinguer l’oubli collectif de l’oubli individuel, pour montrer dans une deuxième partie, qu’il est de l’ordre du devoir moral pour chaque individu et société de résister face à l’envie d’oublier. Dans une troisième partie, on expliquera ainsi comment dépasser l’oubli et guérir des blessures de la mémoire, en essayant de voir s’il est possible de distinguer une bonne d’une mauvaise « guérison de la mémoire ».

        Ce plan est bien sûr indicatif. La majorité des références sont seulement évoquées, vous pouvez retrouver les articles plus détaillés directement sur le site.

I- Les blessures de la mémoire mènent à l’oubli

A- Pour une approche scientifique des blessures de la mémoire, Rosenfield, Catégories de la mémoire, 1948

On pourrait tout d’abord prendre le sujet au pied de la lettre et considérer les blessures de la mémoire comme une pathologie de la mémoire. On pourrait s’intéresser à ce titre aux maladies de la mémoire – comme l’Alzheimer ou encore à l’origine scientifique de l’oubli.

Rosenfield est un neurologue du XXème siècle, qui s’est beaucoup intéressé à la question de la mémoire. Il démontre dans le livre Catégories de la mémoire, publié en 1948 qu’oublier, c’est ne plus être capable d’organiser les événements dans le temps. En perdant la mémoire, l’homme perd ainsi le contenu du temps qui n’est plus organisé. Le temps, en effet n’est pas en soi une dimension de la mémoire, c’est une mise en ordre d’individus, de lieux, de choses et d’événements. Si cette mise en ordre ne fonctionne plus, la mémoire ne fonctionne plus. Toute blessure de la mémoire, appelée pathologie peut ainsi mener indubitablement à l’oubli.

B- L’affaiblissement de la mémoire ou des blessures subies, Ribot, Les Maladies de la mémoire, 1902

Les scientifiques ne sont pas les seuls à affirmer que les blessures de la mémoire conduisent à l’oubli. Ribot, considéré comme le fondateur de la psychologie formée en tant que science en France explique longuement le paradoxe de l’oubli. Il distingue dans la mémoire deux sortes de souvenirs : les souvenirs intellectuels (connaissances scientifiques, mathématiques, etc…) et les souvenirs affectifs. Les deux types de souvenirs sont susceptibles d’être oubliés, ce qui s’explique par une forme de blessure de la mémoire, qui prend la forme d’une dégénérescence aggravée du cerveau humain.

Mais la démonstration de Ribot est d’autant plus intéressante, qu’il met en avant des facteurs, indépendants de l’homme qui conduisent à des blessures de la mémoire. Certaines facultés de notre mémoire seraient ainsi susceptibles d’être plus atteintes que d’autres. Il existe en effet une hiérarchie entre nos facultés intellectuelles et affectives, ainsi que des souvenirs plus ou moins stables. Plus un souvenir est récent, plus il est susceptible d’être effacé. Pa certains aspects, les blessures de la mémoire seraient ainsi indépendants de la volonté de l’être humain, et pourraient être provoquées ou aggravées par des facteurs extérieurs et subis.

C- De la blessure à l’oubli, un choix collectif, Svetlana Alexievitch, La Fin de l’Homme rouge ou le temps du désenchantement, 2013

Mais on pourrait étudier à tort les blessures de la mémoire comme des phénomènes scientifiques ou psychologiques indépendants de la volonté humaine. Dans de nombreux cas, l’oubli est conscient. C’est ce qu’explique notamment Svetlana Alexievitch, prix Nobel de la littérature dans ses nombreux écrits, et notamment dans La Fin de l’Homme rouge ou le temps du désenchantement, publié en 2013. « Deux catastrophes ont coïncidé : l’une sociale – sous nos yeux, un immense continent socialiste a fait naufrage : l’autre cosmique – Tchernobyl. Deux explosions totales. », écrivait-elle en 2015. Le vécu des hommes et des femmes de toutes les générations, dont la mémoire a été d’autant plus blessée par ces phénomènes, qu’il n’y avait ni « système de représentation, ni analogies, ni expérience. » Rien n’y était adapté : « ni nos yeux, ni nos oreilles, ni même notre vocabulaire. »

Qu’il s’agisse de Tchernobyl, de la guerre d’Afghanistan ou de la Deuxième Guerre mondiale, tous ces événements fatals ont une résonance nouvelle dans La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement. L’effritement de l’URSS est au cœur de l’œuvre d’Alexievitch, dans Ensorcelés par la mort (1993), elle avait déjà mis en lumière le phénomène des suicides qui s’étaient multipliés lors du changement de régime dans la dernière décennie du XXe siècle. Alexievitch aborde dans son œuvre de multiples aspects de l’histoire soviétique jamais rationalisés. Alexievitch n’entend pas ainsi s’arrêter aux faits, elle veut aller plus loin – comprendre les émotions, donner une voix à ceux qui n’ont jamais pu s’exprimer et qui ont sombré dans l’oubli : « Ce livre ne parle pas de Tchernobyl, mais du monde de Tchernobyl. Justement de ce que nous connaissons peu. De ce dont nous ne connaissons presque rien. Une histoire manquée : voilà comment j’aurais pu l’intituler. ». L’histoire manquée, voilà ce qu’elle cherche à exprimer poussée par l’envie de soigner des blessures collectives bien trop graves pour l’oubli. « Chez nous, la vérité sert toujours quelqu’un ou quelque chose : les intérêts de la révolution, la dictature du prolétariat, le parti, un dictateur au front bas, le premier ou le second plan quinquennal, le énième congrès. ». Au milieu de l’Histoire prônée par le régime, la mémoire collective, l’humain et l’individu sont oubliés et c’est ce qu’Alexievitch remet au cœur de son œuvre, en essayant ainsi de soigner les blessures immenses d’un pays déchiré.

II- Il est nécessaire de lutter contre l’envie de soigner les blessures de la mémoire par l’oubli

A- Le bon usage des blessures de la mémoire, Paul Ricoeur

Paul Ricoeur distingue les les blessures de la mémoire personnelle, comme la perte d’un être cher et les blessures de la mémoire collective – la violence de l’histoire au sens de la liberté et de la justice. Pour lui, deux obstacles principaux freinent l’homme dans son combat contre les blessures de la mémoire. L’oubli en est le premier. L’homme est toujours tenté d’oublier les souvenirs douleur, pire encore, il est tenté de ne pas savoir, de ne pas chercher à savoir. L’exercice de la mémoire collective est ainsi polarisé aux extrêmes, d’où la nécessité de répondre « aux troubles, écrit Paul Ricoeur, (suscités) par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli » (Paul Ricoeur, La Mémoire, l’Histoire et l’Oubli, 2000). Il existe donc un équilibre complexe à trouver entre la mémoire et l’oubli.  

B- Le bon usage des blessures de la mémoire dans la mémoire individuelle

On pourrait parler ici de la thématique du deuil. Les exemples abondent – du cinéma (Tree of Life de Terrence Malick) à la littérature – Meuse L’oubli de Paul Claudel), de nombreuses oeuvres mettent en scène des protagonistes qui, face à la perte d’un être cher, apprennent à dépasser leur deuil. Ces récits peuvent prendre une forme merveilleuse et romancée pour personnifier le mal-être du personnage principal (A Monster Calls ou encore A Ghost Story) ou encore recourir à des descriptions très esthétiques et imagées pour rendre l’oeuvre d’autant plus forte. Toutes montrent à quel point la blessure est violente, le déni, tentant et le dépassement difficile. Mais à chaque fois, seule l’acceptation permet de se libérer pleinement de la blessure de son passé. Cela est magnifiquement décrit dans A Ghost Story, film de David Lowery, réalisé en 2017. Une jeune femme vit avec son mari, qui décède dans un accident de voiture. Son fantôme hante ensuite les lieux, retenu par la jeune femme qui ne parvient pas à l’oublier. Le film ouvre lieu à de nombreuses interprétations, mais décrit magnifiquement toute l’ambiguïté de la lente guérison de la blessure de la mémoire.

C- Le bon usage des blessures de la mémoire dans la mémoire collective

Les blessures de la mémoire justifient ainsi aux yeux de Ricoeur, l’importance des musées – “des lieux, des établissements, des institution en charge de rassembler, protéger et accompagner d’un discours pédagogique, les vestiges des activités et des souffrances d’autrefois”. On pourrait parler dans cette partie de tous les musées liés aux horreurs de la seconde guerre mondiale. Il serait intéressant par exemple d’évoquer ici le musée d’Auschwitz, et son importance mémorielle. On pourrait également le mettre en perspective avec le film Austerlitz réalisé en 2016 par Sergei Loznitza. Le réalisateur y filme, en noir et blanc, les touristes venus visiter les camps. Il montre ainsi à quel point leur comportement peut sembler décalé par rapport à la mémoire du lieu. Ne pas oublier les blessures collectives passées, leur donner une vie, et les protéger est une tâche complexe. On aurait pu également évoquer les fims qui traitent des camps de concentration et de la mise en scène des horreurs commises par les nazis, comme par exemple le film de Laszlo Nemes Le fils de Saul sur les camps de concentration. Le choix d’adopter un point de vue interne avec une caméra qui suit le personnage principal dans son quotidien dans les camps, oblige le spectateur de voir ce qu’il ne veut pas voir et de revivre les souffrance d’autrefois- tout en étant protégé par la bienveillance du réalisateur. Le choix du point de vue interne permet ainsi de restreindre le champ de l’image et de laisser beaucoup de sous-entendus sans forcément montrer crûment les horreurs des camps.

III- Comment dépasser l’oubli et guérir des blessures de la mémoire ?

A – Le danger de la répétition : purger de son cœur la haine

En reprenant Ricoeur (mais d’autres références étaient justes ici), on aurait pu montrer que comprendre les blessures de la mémoire, les accepter, n’empêche pas pour autant de les condamner ou de les louer. La mémoire (et ses blessures) est essentiellement tournée vers le passé (rétrospective). Pourtant, le travail de la mémoire aide à se projeter dans l’avenir. Le bon usage des blessures de la mémoire se résume à faire le travail de mémoire à l’encontre de l’oubli et de la répétition nostalgique. On pourrait parler ici de nombreuses références qui racontent les cycles de vengeance (les tragédies antiques, les nombreuses références cinématographiques (Le Parrain, entre nombreuses autres, les films de gangsters (Public Ennemies), la plupart des films de Tarantino, les romans…). La vengeance est une thématique commune qui montre à quel point il peut être commun et tentant de soigner les blessures de la mémoire en blessant les autres.

B- La violence des blessures de la mémoire collective

On aurait pu poursuivre cette réflexion en évoquant des exemples empruntés à la géopolitique : le conflit en Yougoslavie dans les années 1990 par exemple au cours duquel de nombreux actes de violence étaient des règlements de comptes qui n’avaient rien ou peu à voir avec l’idée même de guerre, ou encore au conflit entre Israël et la Palestine, lequel prend souvent la forme de vengeances mises en scène pour les mass médias et revendiquées comme telles. Les exemples historiques ne manquent pas.

C- “Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre”, Churchill

On pourrait évoquer ici Ricoeur (“habiter le présent”), ou encore de nombreux autres philosophes, historiens ou sociologues qui ont démontré que l’Histoire, en tant que discipline important avant tout pour comprendre le passé et construire son avenir. Guérir les blessures du passé n’est donc pas un enjeu inscrit seulement dans le passé et dans le présent, cela a un impact direct sur l’avenir aussi bien individuel que collectif. Si on n’a pas de références précises, on peut recourir une fois de plus à des exemples de culture générale – des films qui traitent de ces thématiques là, des livres … Il y en a moult.

Conclusion

Il ne faut jamais négliger la conclusion d’un devoir. Dès que vous commencez à rédiger votre devoir assurez vous d’avoir jeté par écrit quelques éléments de la conclusion, afin d’avoir un devoir terminé, le cas échéant, vous en serez fortement pénalisés. Le début de la conclusion doit récapituler le mouvement de la pensée opéré lors du devoir – Le blessure de la mémoire semble nous mener inexorablement à l’oubli, cependant l’individu et la société doivent nécessairement lutter contre cette tentation. Comment définir alors le bon usage des blessures de la mémoire? Il s’agirait alors pour l’individu d’accepter par un long travail sur lui-même sa blessure pour en guérir, et pour la collectivité d’établir des institutions gardiennes de la mémoire collective. Cependant il ne faudrait pas pour autant rester prisonnier de la mémoire, il faudrait au contraire chercher à s’en affranchir pour construire un meilleur avenir aussi bien individuel que collectif.

Retrouvez toute l’actualité des concours dans notre rubrique Inside Concours !