I/ Le texte proposé

Depuis Procès ou Création (1989) et La Propension des choses (1992), François Jullien compare la pensée occidentale, telle que les Grecs l’ont fondée, et la pensée chinoise : chacune de ses oeuvres principales s’empare d’une notion qui sera ensuite déplacée d’un référentiel à l’autre (le langage, le temps, la morale, les formes artistiques ou encore l’idée même d’action). Ainsi François Jullien montre-t-il, par exemple, dans son Traité de l’efficacité, comment l’Occident envisage l’efficacité sous l’angle héroïque de l’action déterminée forçant le cours des choses, alors que la Chine la pense comme la manipulation et l’orientation des processus déjà en germe. Cette divergence s’incarne dans des pensées stratégiques radicalement oppo-sées : stratégies militaires ou industrielles de rupture brutale d’un côté ; manipulations moins bruyantes fondées sur une analyse des situations et des logiques du temps long, de l’autre. Les travaux de François Jullien révèlent à la fois l’écart qui existe entre la Chine et l’Occident, mais aussi la cohérence de ces deux continents culturels et leurs vertus respectives.
Dans son oeuvre, François Jullien ne se contente donc pas de présenter la pensée chinoise comme exotique mais propose plutôt de l’examiner comme un « dehors » de la pensée occidentale, « dehors » qui nous permet en retour de comprendre les limites et les potentialités de notre pensée.
Dans Le Détour et l’Accès (1995), François Jullien s’intéresse surtout à la parole chinoise, parole qu’il caractérise comme allusive et détournée : ce détour discursif fondamental rejaillit dans des domaines aussi éloignés que la sagesse, la poésie, la politique ou encore la pensée stratégique. L’extrait choisi, extrait du deuxième chapitre de l’ouvrage, entreprend de tisser des analogies entre stratégies militaires et discursives : apparemment éloignés, ces deux pratiques respectent des choix fondamentalement cohérents, que ce soit en Chine ou en Grèce.

II/ Compréhension

Le texte proposé ne présentait pas de difficultés rédhibitoires : le propos d’ensemble était aisé à identifier, les références culturelles (agôn, mètis…) permettaient aux candidats de mobiliser les connaissances acquises pendant leur scolarité, le raisonnement était soigneuse-ment construit sur une alternance d’hypothèses et de vérifications.
Pourtant cette relative facilité ne devait pas laisser croire aux candidats qu’un effort minimal suffisait pour s’assurer une bonne note : par définition, une épreuve de concours a pour fonction de distinguer et de classer les candidats ; il s’agissait donc ici de ne pas se contenter d’un résumé identifiant vaguement le propos d’ensemble, mais de restituer de manière
précise la finesse du raisonnement et de ses étapes, sans pour autant se perdre dans les détails.
A cet égard, un certain nombre de passages permettait de faire la part entre les candidats qui se satisfaisaient d’une compréhension minimale et ceux qui s’efforçaient d’approfondir leur compréhension de la source. La manière dont les candidats traitaient les passages suivants permettait aux correcteurs de classer efficacement les copies :
– les cinq premiers paragraphes de la source décrivaient les caractéristiques de la stratégie militaire chinoise ; mais loin de ressasser les mêmes idées comme ont semblé le croire certains candidats, François Jullien procédait par approfondissement successifs pour montrer que les choix chinois s’appuyaient sur une conception de l’avènement des choses (§4). Là où les copies moyennes entassaient des remarques répétitives et souvent à peine reformulées, les meilleures parvenaient à restituer la progression du raisonnement de l’auteur.
– le §6 présentait la pensée occidentale de la guerre comme logiquement opposée au modèle chinois : de nombreux candidats ont cru que cette opposition découlait du refus grec d’un modèle chinois antérieur et la présentait donc sur un mode chronologique. Un lien logique mal choisi signalait ici une compréhension approximative du texte.
– le §8 a entraîné de nombreuses confusions sur la notion de mètis.
– les §9 à 13 ne prétendaient pas établir une relation claire de cause à effet entre arts de la guerre et du discours. Nombreux pourtant ont été les candidats à affirmer, contre le texte, que le modèle hoplitique de la guerre avait permis à la démocratie d’émerger. Les liens complexes entre démocratie, agôn et logos étaient le plus souvent éludés : le cas concret des « antilogies » a le plus souvent totalement disparu des copies.
– La fin de la source permettait de vérifier, dans le cas chinois, la fertilité de l’analogie qui pouvait exister entre arts de la guerre et du discours : il ne s’agissait donc pas d’en rester à des généralités mais de préciser la validité concrète de cette analogie.
En-deçà de ces points de détail, c’est parfois la perspective d’ensemble du texte qui n’a pas été comprise : certains candidats ont cru que François Jullien s’employait à dénoncer la « fourberie » chinoise au nom de la rationalité et de la franchise grecques. Ce contresens assez fréquent est d’autant plus préoccupant qu’il témoignait d’un ethnocentrisme tout à fait con-traire aux valeurs d’ouvertures prônées par les écoles de management : François Jullien con-servait tout au long du texte une neutralité qu’il ne fallait évidemment pas trahir. Un correcteur s’étonne ainsi de voir certains candidats « reprendre des clichés que même Tintin au Ti-bet moque (« l’art sournois de la guerre chinois » ou leur « science de la torture psychologique ») ».

III/ Expression

L’immense majorité des copies présentent des défauts d’expression tout à fait regret-tables : il faut rappeler que la prise en compte de la rigueur et de la correction de l’expression va bien au-delà des pénalités prévues pour toutes les fautes caractérisées.
Ce qui suit n’est pas un bêtisier : il ne s’agit pas de sourire de ces fautes, mais plutôt d’en déplorer la fréquence et d’inciter tous les futurs candidats à les reprendre pour éviter de les perpétuer.

– Orthographe :

– perte des accents : *destructuration, *dejouement
– confusion de genres : un *ennemie, *le peuple grecque, *l’affrontement finale
– confusion dans l’usage des majuscules : *la stratégie Chinoise, *les chinois, *le peuple Grec, *les grecs (nous invitons particulièrement les futurs candidats à revoir les règles d’attribution des majuscules dans le cas des gentilés) ; mais aussi attribution arbi-traire de majuscules : *la Ruse
– on retrouve enfin la litanie des fautes traditionnelles qu’un travail minime permettrait pourtant d’éviter : *abscence, *rationel, *rationnalité, *un champs, censé/sensé, *malgrés, *démocracie, *réthorique, *language, *existance.

– Lexique :

– cette année, les difficultés de reformulation rencontrées par les candidats les ont inci-tés à vouloir faire preuve d’inventivité lexicale : et ce, au détriment du sens de mots qu’ils semblaient ainsi redécouvrir. Combien de candidats parlent de « stratégie du dé-tournement » sans comprendre que « détour » et « détournement » n’ont tout sim-plement pas le même sens ; combien d’ « affronts » à la place d’ « affrontements » (pire, parfois cet « affront » est « frontal » : « les Grecs privilégient l’affront frontal »*) ? Ces confusions lexicales très fréquentes témoignent d’un manque confondant de maîtrise de l’expression : sans s’en rendre compte, du moins on l’espère, certains can-didats finissent par écrire des textes qui n’ont aucun sens.
– On soumettra à l’attention des candidats un exercice suggéré par un correcteur : êtes-vous réellement capables de distinguer le sens des mots suivants ? stratégie / strata-gème ; civil /civique ; confronter / affronter ; prescrit / proscrit ; prémisses / pré-mices ; équivoque / univoque ; affront / affrontement ; adversité / adversaire ; déser-ter / délaisser ; attention / intention ; objet / objectif ; habilité / habileté ; conjecture / conjoncture ; résolu / révolu ; sordide / morbide ; logique / logistique ; en joue / en joug ; rapport de face / rapport de force ; mobiliser / immobiliser ; face-à-face / tête-à-tête ; endiguer / enliser, ; relayer / reléguer ; à la différence de / *à l’indifférence de ; circoncire / circonscrire ; *pied d’estal / pied d’égalité ; insoluble / insolvable ; con-tour/contournement.
– Les termes pourtant expliqués en notes n’ont parfois pas été compris : la « phalange » devenait une technique de combat (alors qu’il s’agit bien d’une formation militaire).
– Registre :
– les difficultés de reformulation éprouvées par les candidats les conduisent parfois à choisir des expressions familières inadaptées comme « mener la danse », « leurs con-frères asiatiques », « envoyer ad patres » (ici on imagine un candidat pensant faire preuve d’élégance en utilisant une locution latine), « le leadership chinois », « les Grecs n’étaient pas des demeurés », « les hoplites n’y allaient pas de main morte », « les Grecs étaient très futés », « booster le combat ».

– Syntaxe :

– les candidats sont invités à ne pas faire usage des parenthèses ; en effet, celles-ci rom-pent la continuité logique de leur texte.
– on rappellera que le tour « celui/celle + adjectif » est incorrect : « La stratégie chinoise et *celle grecque… »
– les subordonnants « alors que », « tandis que », « si bien que… » ont pour vocation d’introduire des propositions subordonnées qui dépendent elles-mêmes d’une princi-pale. Ainsi la « phrase » « Si bien que les Grecs ont choisi le moyen le plus économique de faire la guerre. » n’est pas correcte.
– « Bien que » appelle le subjonctif : « Bien que la stratégie chinoise *tient compte de cette difficulté,… » est parfaitement incorrect.
– « Sans que » n’appelle pas de « ne » explétif en général (« le stratège attaque sans que l’ennemi *ne s’y attende »).
– les participiales doivent se greffer précisément sur la principale : une phrase comme « Ne comprenant rien à ce qui lui arrive, le général vainc l’ennemi » est évidemment particulièrement confuse puisque l’identification du sujet implicite du participe pré-sent « comprenant » est impossible selon la règle.
– confusion de constructions ; «*les Chinois privilégient la ruse à la force » : en effet « privilégier » ne se construit pas comme le verbe « préférer »
– Ponctuation :
– les correcteurs notent un relâchement dans ce domaine (virgules séparant le sujet du verbe : * « le stratège chinois, vainc sans combattre », virgules et points en début de ligne, virgules employées aléatoirement).
– Typographie :
– les alinéas sont indispensables pour clarifier la structure du texte proposé. A ce titre, ils constituent des éléments de sens. Leur absence ou leur multiplication aléatoire rendent certaines copies incompréhensibles.

IV/ Format et méthode

Le respect du format indiqué (400 mots +/- 5%) est impératif : les pénalités pour dé-passement sont appliquées strictement. Les candidats doivent également avoir conscience que ces pénalités sont majorées en cas de tentative de dissimulation : décomptes inachevés, absence des décomptes des cinquantaines, décomptes systématiquement faux (tranches théo-riques de 50 mots comportant systématiquement plus de 51 mots), décomptes faussement honnêtes (décompte final indiquant 424 mots alors que la copie en comporte 445 par exemple), tranches de 50 mots oubliées dans le décompte final, etc. sont systématiquement considérés comme des tentatives de dissimulation de dépassement et entraînent des pénalités automatiques. Le taux de copies pénalisées atteint parfois 15%, en fonction de la répartition des copies entre correcteurs. Ce chiffre témoigne d’un manque de sérieux et de fiabilité tout à fait atterrant.
On rappellera certains points de méthode étrangement négligés cette année :
– Les candidats n’ont pas à donner de titre à leur texte.
– L’énonciation de la source doit être respectée dans son esprit : il ne faut donc ni nom-mer l’auteur (*« Jullien démontre que… ») ni prendre de distance avec l’argumentation (*« Ce texte prouve… »). Cette année, l’auteur s’exprimait parfois à la première per-sonne : la reprise de cette première personne n’était pas obligatoire dans la mesure où elle n’impliquait pas un avis subjectif. Les candidats qui auraient repris ce « je » de Jul-lien n’étaient pas pénalisés à ce titre, mais leur texte perdait souvent en densité et en précision (commencer un paragraphe par une phrase comme « je vais désormais mon-trer… » paraît inutile et coûteux en mots)
– L’ordre de la source doit être respecté. Cette année pourtant de nombreux candidats ont remanié l’ordre des arguments, perdant de la sorte le fil de la progression argu-mentative voulue par François Jullien.
– Les candidats ne doivent pas inventer d’introduction ou de conclusion générales. De nombreuses copies proposent pourtant de telles introductions ou conclusions ab-sentes de la source. Il est bien évident que si, à l’inverse, l’auteur propose une intro-duction, ou une conclusion, générale explicite, celle-ci doit être restituée.
– Les grands équilibres des parties doivent être respectés : consacrer 200 mots à la première page de la source conduisait nécessairement à un survol hâtif et approxima-tif des suivantes.
– Les contractions ne doivent se présenter ni sous la forme d’un unique paragraphe, ni sous la forme émiettée d’une multitude de paragraphes.

V/ Proposition de lecture

(§1) Introduction (présente dans le texte) : (§1) La pensée militaire chinoise est liée à des partis pris culturels fondamentaux.
(§1-§5) Caractéristiques de la stratégie militaire chinoise : (§1 suite) Elle proscrit la confrontation, et prescrit à l’inverse des menées indirectes de déstabilisation de l’adversaire et donc paradoxalement l’évitement du combat. (§2) La stratégie consiste alors agir avant que la situation ne se cristallise ; puisque lorsque le rapport de force se précise, les marges de manœuvres diminuent. Il s’agit alors moins de combattre les armées ennemies qu’à faire en sorte qu’elles se débandent avant l’affrontement. (§3) Cette préférence stratégique tire sa cohérence de l’opposition conceptuelle du direct et de l’indirect, opposition qui configure les questions aussi bien tactiques que stratégiques, où l’indirect recouvre aussi bien le surprenant que le dissimulé. (§4). Mais ce couple notionnel renvoie surtout plus profondément à une conception de l’avènement des choses : la confrontation directe oppose des réalités ayant pris forme concrète alors que le rapport indirect permet d’intervenir lorsqu’elles ne sont encore qu’en germe. (§5) La stratégie chinoise reposerait donc sur le refus de l’affrontement paralysant de forces actualisées, et donc équivalentes en ce sens.
(§6-§8) La stratégie grecque repose sur des principes inverses : (§6) La pensée occidentale de la guerre s’oppose radicalement à ces conceptions stratégiques. En effet, elle rompt vers le VIIe siècle avec la guerre homérique faite d’embuscades et de duels, et ce pour imposer l’idée d’un affrontement ordonné au cours duquel deux corps d’armées homologues se heurtent frontalement. (§7) Paradoxalement cette conception de la guerre répond à un principe économique : ce type de bataille était le seul susceptible de régler rapidement et de manière indiscutable les conflits entre cités grecques. Toute manœuvre d’évitement risquait, selon ce modèle, de rendre ambiguë l’issue de la confrontation : tout l’inverse en somme du modèle chinois de la guerre. (§8) Non d’ailleurs que les Grecs aient ignoré les pouvoirs de la ruse : ils ont en fait relégué celle-ci dans le domaine du mythe en-deçà de toute théorisation explicite.
(§9-§13) Ce modèle est lié aux options politiques et théoriques grecques : (§9) Il semble-rait que la phalange hoplitique soit au cœur de la stratégie grecque dans la mesure où elle reposait sur une structure analogue à celle de la Cité : hoplites et citoyens sont les éléments équivalents d’une cité égalitaire. A ce titre le modèle grec de la guerre pourrait bien être l’écho d’un trait culturel démocratique. (§10) La bataille hoplitique semble en effet une transposition du principe de confrontation des discours au sein des cités égalitaires. Cette confrontation des discours repose sur la confrontation d’arguments, organisés ; l’issue du débat dépendait aussi en effet de la pesée publique des deux colonnes d’arguments antagonistes, meilleur moyen d’obtenir une décision ne prêtant pas à controverse, par un vote à la majorité, chacun pouvant se faire une idée claire des arguments en présence ; en ce sens, le débat contradictoire est étroitement lié au contexte démocratique qui le sous-tend ; et à l’inverse, on peut craindre que la préférence chinoise pour l’indirect soit intrinsèquement incompatible avec une quelconque démocratisation du régime, puisque cette préférence ne peut laisser de place
au débat contradictoire public. (§11) Le débat contradictoire relève donc moins d’une forme universelle de pensée que d’un choix culturel : (§12) alors que la pensée chinoise n’approche de son objet que de manière détournée, (§13) on peut définir le logos grec comme computation des arguments allégués de part et d’autre.
(§14-§15) Retour au cas chinois : équivalence stratégie/rhétorique chinoises : (§14) Cette équivalence entre stratégies discursive et militaire se vérifie aussi en Chine. (§15) Le discours détourné permet de miner l’adversaire, en s’en tenant aux menaces voilées, et ce sans se découvrir. Cette stratégie permet de s’adapter aux circonstances et d’en rester maître. L’allusion tient sous la menace sans pouvoir être contrecarrée. Ici encore stratégie et rhétorique reposent sur les mêmes fondements conceptuels.

VI/ Conclusion

En somme, l’apparente simplicité du texte proposé cette année n’a pas empêché de classer efficacement les copies en fonction de leur compréhension du texte et de leur capacité à en restituer les nuances de manière fluide et logique.
Les pénalités de format et d’expression jouent un rôle considérable dans la répartition des notes : on peut regretter que, malgré les sempiternelles mises en garde formulées dans les rapports, de nombreux candidats ne prennent pas la peine de réaliser le travail formel mini-mal qui leur permettrait probablement de mieux faire valoir leurs qualités.