Nous nous penchons dans cet article sur la théorie du désir de Sade.

Cet article est la suite de l’article SADE (1) – le désir contre la religion.

III – Le rejet de la loi et de la morale

À ce stade de la réflexion, Sade doit toutefois survenir une objection importante : s’il est vrai que Dieu n’existe pas et que la religion ne saurait donc être une source d’interdits légitimes, il existe cependant deux autres sources potentielles d’interdits légitimes, à savoir la loi et la morale (dans une version athée). Sade répond à cette objection dans les quelques vers que nous allons envisager maintenant.

1) Le désir contre la loi

Au sujet de nos désirs, Sade écrit :

Quel que soit le désordre où leur organe entraîne,

Nous devons leur céder sans remords et sans peine,

Et, sans scruter nos lois ni consulter nos mœurs,

Nous livrer ardemment à toutes les erreurs

Que toujours par leurs mains nous dicta la nature.

Le rejet conjugué de la loi et de la morale est clair : nous devons accomplir nos désirs « sans scruter nos lois ni consulter nos mœurs ». Il s’agit maintenant de comprendre pourquoi Sade délégitime ces deux sources potentielles d’interdits. La nature et les désirs qui en sont les messagers a précédemment été présentée comme la norme suprême ayant remplacé la religion. Mais pourquoi la nature devrait-elle aussi triompher des interdits légaux et moraux ?

Commençons par examiner le cas des lois, des interdits légaux. Comme pour le cas de la religion, Sade considère que les lois sont l’instrument des intérêts d’une certaine catégorie d’individus. Il rejoint sur ce point les conceptions de Calliclès exposées par Platon dans le Gorgias : les lois sont édifiées par les faibles afin de se protéger de la violence des forts. Tandis que la loi naturelle veut que le plus fort domine le plus faible, la loi humaine constitue une protection artificielle du faible contre le fort. Sade considère là encore qu’il s’agit d’une entrave illégitime à nos désirs naturels, dont il faut par conséquent se défaire. Les actions illégales sont donc autorisées, voire encouragées par la philosophie de Sade au nom de la sacralité des lois naturelles :

Ces douces actions que vous nommez des crimes,

Ces excès que les sots croient illégitimes,

Ne sont que les écarts qui plaisent à ses yeux,

les vices les penchants qui la délectent mieux ;

Ce qu’elle grave en nous n’est jamais que sublime ;

En conseillant l’horreur, elle offre la victime

Frappons-la sans frémir et ne craignons jamais

D’avoir, en lui cédant, commis quelques forfaits.

On notera que le champ lexical du mal (écart, vice, horreur, erreur…) est ici employé ironiquement par Sade : les actions et désirs ainsi qualifiés sont pour lui validés par cette norme morale suprême qu’est la nature. Il s’agit donc d’un détournement ironique du vocabulaire de la moralité et de la légalité traditionnelles.

2) Le désir contre la morale

Examinons maintenant le cas de la morale. En affirmant qu’il faut céder à nos désirs « sans remords et sans peine », Sade aborde clairement la question du remords. Celui-ci peut être conçu comme une forme de sanction morale intérieure qui suit la perpétration d’une action répréhensible. Il faudrait donc réprimer certains de nos désirs pour éviter la souffrance produite par le remords.

On peut considérer qu’il s’agit d’une discussion de la théorie de Rousseau, dont il est notoire que Sade l’a beaucoup lu. Rousseau considère que nous disposons d’une conscience morale naturelle, qui nous permet de distinguer intuitivement le bien du mal, et qui produit en nous du remords lorsque nous avons commis le mal. Il faut préciser que, chez Rousseau, la nature est l’exact opposé de ce qu’elle est chez Sade : c’est une nature paisible, libre de violence et de conflit.

Pour Sade au contraire, la prétendue conscience morale naturelle de Rousseau, loin d’être innée, est le produit des préjugés et des interdits sociaux. Comme il le précise dans la note 4 du poème,

La conscience n’est pas l’organe de la nature ; ne nous y trompons pas, elle n’est que celui des préjugés : vainquons-les, et la conscience sera bientôt à nos ordres.

Il faut donc, pour Sade, s’appliquer à satisfaire nos désirs socialement et moralement réprouvés afin de dissiper les préjugés moraux culturellement acquis et renouer avec l’amoralité de notre véritable nature.

IV – L’exemplarité de la nature et la légitimation du crime

Nous passons à la dernière partie de notre extrait, où sont abordés les thèmes de l’exemplarité morale de la nature et du caractère divin de l’homme naturel, qui s’abandonne à tous ses désirs.

1) La Nature criminelle, un modèle moral

Nous avons vu que la nature était pour Sade la norme morale suprême. On peut distinguer la nature de l’homme, qui lui dicte ses désirs, et la nature extérieure, celle dont les lois se déploient dans le spectacle du monde extérieur. Celle-ci, pour Sade, doit servir de modèle à la première ; autrement dit, pour retrouver notre nature primitive et chasser les préjugés sociaux et moraux, il nous faut observer la nature telle qu’elle existe en dehors de nous.

Cette nature extérieure et moralement exemplaire, pour Sade, se montre d’une amoralité radicale :

Examinons la foudre en ses mains sanguinaires

Elle éclate au hasard…

Ce que Sade relève ici, c’est que loin d’obéir à la morale artificielle des hommes, la nature se montre d’une amoralité radicale : elle peut détruire tout et n’importe quoi sans aucune considération de justice, à l’instar de la foudre qui tombe aussi bien sur le juste que sur le méchant. On peut ici mentionner le fameux tremblement de terre du 1er novembre 1955 à Lisbonne, qui a alimenté de nombreuses controverses philosophiques chez les philosophes de l’époque et qui a servi à Voltaire d’argument contre Leibniz pour montrer que nous ne vivions pas dans le meilleur des mondes possibles. Cette catastrophe naturelle a fait environ 60 000 morts d’un coup. C’est un bon exemple de l’amoralité de la nature telle que Sade la conçoit.

Mais si la nature est la norme suprême et qu’elle s’adonne elle-même à la destruction, à des actions qui semblent immorales du point de vue de la morale artificielle des hommes, alors l’homme peut et doit suivre son exemple. Autrement dit, il peut également s’adonner à des actions destructrices et contraires à la morale commune. Aucun désir, donc, n’est à réprimer ; même les désirs destructeurs entrent dans l’ordre naturel et deviennent légitimes :

Usons des droits puissants qu’elle exerce sur nous

En nous livrant sans cesse aux plus monstrueux goûts.

Aucun n’est défendu par ses lois homicides,

Et l’inceste et le vol, le viol, les parricides,

Les plaisirs de Sodome et les jeux de Sapho,

Tout ce qui nuit à l’homme ou le plonge au tombeau,

N’est, soyons-en certains, qu’un moyen de lui plaire.

En égalisant ainsi tous les désirs, jugés naturels, Sade procède à deux renversements importants des conceptions ordinaires du désir, un renversement moral et un renversement psychologique : premièrement, il n’existe aucun désir qui puisse être considérée comme un crime (vol, parricide) ; deuxièmement, il n’existe aucun désir qui puisse être considéré comme une perversion au sens d’un dévoiement par rapport à la nature (inceste, homosexualité).

2) L’homme naturel, un dieu amoral

La conception de Sade aboutit finalement à la divinisation de l’homme. S’il n’existe aucun Dieu et que la nature est divine, l’homme, produit naturel, prend lui-même un caractère divin (« En renversant les dieux, dérobons leur tonnerre »), surtout s’il s’applique à désirer et agir conformément à la nature, c’est-à-dire à une nature radicalement amorale.

Dans le monde de Sade, il n’existe donc plus rien de sacré ou de respectable qui puisse opposer un obstacle à la réalisation de nos désirs. Eux seuls sont sacrés, et tout le reste doit s’y soumettre :

Il n’est rien de sacré : tout dans cet univers

Doit plier sous le joug de nos fougueux travers.

Pour résumer ce texte de Sade

  • Les lois sont des produits artificiels des hommes, et plus particulièrement des hommes faibles, pour empêcher la domination naturelle des forts. Elles constituent donc une entrave à la loi naturelle, qui est la loi du plus fort, et à l’assouvissement de nos désirs naturels de destruction.
  • Contrairement à la thèse soutenue par Rousseau, la conscience morale, qui nous fait ressentir du remords à la suite de nos « mauvaises » actions, n’est pas la voix de la nature, mais le résultat des préjugés sociaux et moraux. Elle ne doit pas nous empêcher de réaliser nos désirs.
  • La Nature est la seule norme valide et montre un comportement totalement amoral, étranger à toute forme de justice. Il faut suivre son exemple.
  • En dehors de la nature, il n’existe rien de sacré ou de respectable qui puisse constituer un obstacle à la réalisation de nos désirs. Eux seuls, étant naturels, sont sacrés, et tout le reste doit s’y soumettre.

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