Comment le nu est-il considéré au début du XXe ?

Le 5 février 1910, cinq peintres publient le Manifeste des peintres futuristes, qui complète le Manifeste du Futurisme publié en 1909 dans le Figaro par l’écrivain F. T. Marinetti. Le quatrième point indique : « Nous combattons contre le nu en peinture, aussi nauséeux et assommant que l’adultère en littérature. Expliquons ce dernier point. Il n’y a rien d’immoral à nos yeux ; c’est la monotonie du Nu que nous combattons. » Si peu des peintres du XXe ont revendiqué leur appartenance au futurisme, le nu n’a cependant pas cessé d’être renouvelé et étudié sous de nouvelles formes au cours du XXe siècle, les artistes héritant des études passées pour les appréhender sous une autre lumière (comme à chaque fois en art). L’abstraction est une voie de plus en plus étudiée ; un exemple célèbre en est Nu descendant l’escalier N°2 de Marcel Duchamp (1912).

Mais attardons-nous aujourd’hui plus en détail sur deux artistes emblématiques du XXème siècle, qui ont révolutionné le regard que l’artiste porte au corps : Egon Schiele (1890-1918) et Henri Matisse (1869-1954).

Egon Schiele, un génie qui dérange

Egon Schiele naît près de Vienne dans cette fin de siècle où l’effervescence culturelle et artistique de l’Empire austro-hongrois atteint son apogée. La société viennoise, multiculturelle, voit se développer une bourgeoisie importante, née de l’essor industriel du XIXe siècle. La collision entre un pouvoir politique rigide et archaïque et une société bigarrée donne naissance à « l’Apocalypse joyeuse » (Hermann Broch) de Vienne et, dans la lignée des travaux de Freud, à un questionnement psychanalytique sur le moi : l’œuvre d’Egon Schiele s’en ressent.

On peut éclairer les travaux de Schiele à la lumière des grands courants artistiques qui ont traversé son époque : l’influence de Gustave Klimt (dans le mouvement de la Sécession) est prédominante dans les premières oeuvres de Schiele, et celle de l’expressionnisme, qui se développe au début du XXe, en Allemagne en particulier. Les artistes de ce mouvement (qui ne sont pas nécessairement des peintres, mais aussi des architectes, des compositeurs, des chorégraphes, des auteurs, etc.) projettent leur subjectivité pour inspirer au spectateur une forte émotion : la réalité est donc déformée au profit d’une expression, d’une traduction des sentiments des artistes. Le traitement des corps s’en ressent : coloré selon le choix de l’artiste, ses traits sont exacerbés et ses contours contrefaits.

Revenons-en à Schiele !

Elève médiocre, Schiele entre à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne à seize ans et fonde le Neukunstgruppe (Groupe pour le nouvel art). Les tableaux de Klimt exercent une influence considérable dans ses premières œuvres ; mais rapidement, il s’émancipe des fonds décoratifs de ce dernier pour privilégier des fonds unis, blancs, qui soulignent l’isolement des sujets humains, et prend ses distances avec le mouvement de la Sécession. Deux questions prédominent dans l’œuvre de Schiele : la quête identitaire (il est son sujet principal de dessin, par de nombreux autoportraits), et la réponse au désir sexuel. C’est ce second point qui va valoir à l’artiste sa réputation sulfureuse : il est en effet mal accueilli dans différentes villes où il part s’installer avec sa compagne, Wally Neuzill, et est même arrêté en 1912 à cause de ses peintures, qui choquent l’opinion publique par leur caractère érotique, et d’un soupçon de détournement de mineurs.

L’œuvre de Schiele

Egon Schiele est un artiste prolifique, qui nous a laissé de nombreuses peintures, dessins, aquarelles et gouaches. Ses œuvres sont graphiques : le trait noir y tient une place importante ; il est énergique, voire violent. Il le complète avec un coloriage de gouache ou d’aquarelle, au trait parfois dégoulinant : la transparence de la couleur permet de ne pas masquer le squelette du sujet. L’anatomie occupe en effet une part importante des sujets du peintre, souvent peints dans des positions grotesques, ou quasiment désarticulées (certains de ses modèles étaient en asile psychiatrique). En particulier, les mains des personnages représentés sont souvent osseuses et décharnées, comme des squelettes. En résulte un sentiment d’angoisse et de quête existentielle, profondément liée chez Schiele à la question sexuelle : son père est en effet mort de la syphilis alors qu’il était adolescent, et ce décès l’a profondément marqué.

Le corps chez Schiele, un support artistique à son angoisse existentielle

Nu féminin, 1910 (cliquer sur le nom de l’oeuvre pour voir le tableau) 

Sur ce nu féminin apparaissent plusieurs caractéristiques de l’œuvre de Schiele : un corps de femme, nu, dans une position désarticulée, qui présente une main cadavérique ; le fond laissé uni, renforcé par le halo blanc qui entoure le corps du modèle, renforce sa solitude. La position, les yeux mi-clos et la main qui font presque penser à une figure mortuaire rappelle le rapprochement fort qui existe pour Schiele entre la sexualité et la mort. Contrairement aux tableaux traditionnels, le nu de Schiele est ici tout-puissant : sa main, prête à agripper le spectateur, ses yeux qui semblent lui jeter un sort, la lumière qui en émane font de cette œuvre une pièce inquiétante devant laquelle on ne peut rester indifférent.

Le nu n’est d’ailleurs qu’à demi dévoilé : les jambes de la femmes disparaissent sous ce qui semble être un tissu, et donnent alors l’impression que son corps disparaît dans un gouffre. La femme est allongée, et l’artiste la peint depuis un point de vue qui la surplombe ; il est par rapport à elle en position de domination physique. Schiele joue sur ce paradoxe, qui renforce l’érotisme qui se dégage de la scène : le nu renvoie un sentiment de toute – puissance inquiétant, puisqu’il flirte avec la mort et glisse dans la entrailles de la terre, mais la position de contre-plongée de la femme permet au spectateur de la dominer du regard et renforce la vulnérabilité de son corps maigre.

Que retenir sur Schiele par rapport au thème du corps ?

  • Il faut rattacher les nus de Schiele au courant de l’expressionnisme, qui rend au spectateur une réalité déformée par la vision de l’artiste. Ce courant est inspiré par la psychanalyse, qui prend son essor à l’époque.
  • Le nu est pour Schiele le vecteur de son l’angoisse existentielle ; ses sujets traduisent l’ambivalence du corps, à la fois source des pulsions sexuelles et symbole mortuaire.
  • Le corps de la femme dans Nu féminin traduit l’ambivalence entre la vulnérabilité du corps féminin (le sujet est regardé en contre-plongée, et est allongé, nu, mince) et sa puissance : désir sexuel et proximité avec la mort animent le tableau.

Henri Matisse

La peinture d’Henri Matisse est radicalement différente. Henri Matisse, qui commence à travailler comme clerc de notaire, découvre pour sa part la peinture alors qu’il est alité pour se soigner d’une crise d’appendicite, à vingt ans. Il décide alors de s’installer à Paris pour apprendre la peinture, et y suit les cours de Gustave Moreau. Il découvre les œuvres des impressionnistes, qui auront une profonde influence sur son travail, et expose ses premières toiles. Il devient chef de file du mouvement du fauvisme (appelé ainsi en raison de couleurs « fauves » des œuvres, c’est-à-dire des aplats crus et violents et peinture) après le Salon des Indépendants de 1905 ; il acquiert alors une certaine notoriété, et l’aisance financière qu’il en retire lui permet des voyages, au Maroc en particulier (entre 1912 et 1912) avant qu’il ne s’installe à Nice. Un voyage à Tahiti ouvre finalement le dernier pan de ses œuvres, à travers une nouvelle recherche sur la lumière.

La Danse, Henri Matisse, 1909 (cliquer sur le nom de l’oeuvre pour voir apparaître le tableau)

La Danse est, avec La Musique, l’une des deux toiles commandées par le collectionneur russe Sergueï Chtchoukine à Matisse en 1909. Elle est aujourd’hui conservée au Musée de l’Ermitage de Saint Pétersbourg. C’est une huile sur toile d’une vaste taille (260×391 cm) qui reprend un sujet familier à Matisse, et courant dans le monde de l’art depuis l’Antiquité. On y voit cinq corps nus, sveltes, entraînés par un même mouvement dans une ronde harmonieuse qui semble les soulever de la terre. Ces silhouettes expressives, anonymes, sont simplifiées à l’extrême : l’accent est mis dans ce tableau sur la dynamique du groupe, et non sur les personnages individuels qui le composent. Quelle est cette danse qui semble les entraîner éternellement ? Peut-être un rite païen ou primitif ; les couleurs qui prédominent sont d’ailleurs les couleurs primaires (vert, rouge et bleu), crues et appliquées par aplats dans les contours marrons des corps, donnant ainsi à la danse sa candeur et son innocence ; ces éléments (l’utilisation des couleurs et l’impression de joie et de légèreté) sont caractéristiques du fauvisme. L’art africain, et ses sculptures en particulier, a beaucoup inspiré Matisse et explique le caractère primitif de cette toile qui s’apparente à un rite païen.

Et pourquoi des corps rouges ? La première version de la danse comportait une ronde quasiment identique, mais avec des danseurs à la peau rose. C’est alors dans l’héritage grec, et en particulier dans les vases des Ve et IVe siècles avant JC, qu’il faut chercher une explication. L’idée d’un renouveau de la danse par un retour aux origines, à  la fois à la nature et aux traditions grecques est en effet très présente dans le monde du ballet à l’époque où peint Matisse, lequel y a été initié par l’intermédiaire de la danseuse américaine Isadora Duncan.

Comment interpréter la main lâchée entre les deux danseurs du premier plan ? Voilà deux explications possibles : l’ouverture du cercle est une invitation pour que le spectateur rejoigne la ronde ; c’est également un symbole de fraternité, puisque le personnage de dos trouve un appui dans la main ouverte de son partenaire. Cette recherche de l’union communautaire était justement au coeur des débats des années 1910 : dans ses Écrits et propos sur l’art, Matisse témoigne être allé se ressourcer au Moulin de la galette, un lieu de bals et guinguettes, lors de la peinture de cette toile. Il s’y rendait le dimanche après – midi,  et s’intéressait en particulier aux farandoles des ouvriers, ces rondes humaines qui cherchaient à intégrer les égarés à leur danse. En effet, cette question de la communauté, que l’on voit dans l’harmonie de la ronde mais aussi dans l’appui recherché par les deux mains détachées, était d’une grande importance pour le peintre. Elle s’inscrit dans les débats des années 1910, qui appellent à un retour à l’influence de la nature pour ressourcer l’homme et raviver le lien de la communauté.

Notez avec quelle subtilité Matisse utilise la jambe du danseur au second plan pour coïncider avec le cercle ouvert, de sorte que la ronde rouge n’est pas interrompue.

Pour utiliser la Danse en dissertation :

  • Il s’agit d’un tableau d’Henri Matisse qui met en scène des corps sans identité, sans sexe, dans une ronde qui s’apparente à un rite païen. Les couleurs utilisées (bleu, rouge, vert) sont les couleurs primaires ; elles renvoient aux éléments naturels (eau, ciel, terre). Le caractère primitif de la peinture, inspirée de l’art africain et des vases grecs de l’Antiquité, permet d’insister non sur le détail des corps, mais sur l’union et l’harmonie de la danse.
  • Le corps est donc un vecteur d’unité : la danse, le toucher rapprochent les hommes, à l’image des farandoles ouvrières du Moulin de la galette. A travers ces corps nus, Matisse traduit la nécessité d’un retour à la nature, à la proximité avec les éléments primitifs, et s’inscrit dans les débats qui animaient alors le monde de la danse.
  • Le tableau montre enfin un corps vigoureux, sain, harmonieux, qui, bien que massif, peut s’élever à la grâce de la danse originelle. La couleur rouge, inspirée des vases grecs, renforce l’impression de force qui émane de ces corps.