Dans cet article, nous allons nous intéresser à la conception de l’amour proposée par le personnage de Phèdre dans Le Banquet de Platon.

Quelques mots sur Platon et son ouvrage

Platon, disciple de Socrate, est l’un des philosophes les plus célèbres de l’Antiquité grecque. Ses œuvres se présentent sous la forme de dialogues fictifs sur un sujet déterminé (la piété, la justice, la vertu, etc.). Socrate est généralement le personnage central du dialogue et sert de porte-parole à l’auteur.

Le Banquet obéit à cette forme. Il porte sur l’amour, raison pour laquelle on l’appelle aussi parfois Discours sur l’amour. Il raconte les échanges d’un groupe de personnages grecs célèbres s’étant réunis à un banquet organisé par le poète Agathon afin de fêter sa victoire à un concours de tragédie aux alentours de 416 av. J.-C. Les convives décident, pour s’occuper, de faire tour à tour un éloge au dieu de l’Amour.

Du Banquet, on connaît surtout le discours de Socrate, qui présente la théorie platonicienne de l’amour comme moteur vers la connaissance des Idées, et le discours d’Aristophane, qui présente le mythe des humains doubles. Nous nous pencherons cependant ici sur le discours du personnage de Phèdre, moins souvent étudié mais également intéressant.

La question philosophique posée par Phèdre dans ce texte

Phèdre répond à la question suivante : quel est l’effet de l’amour sur la moralité des individus ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : l’amour peut être vu comme une passion qui pousse à de mauvaises actions (on peut tuer par amour), et qui sépare l’individu de la collectivité (l’amour pousse à un repli sur la sphère privée). Le discours de Phèdre vise à présenter une vision plus positive des effets de l’amour.

La thèse de Phèdre

La thèse défendue par Phèdre, en effet, est la suivante : l’amour améliore l’homme à la fois sur le plan éthique et sur le plan politique.

Le plan du texte

Le discours de Phèdre s’ouvre sur un éloge du dieu Amour.

Phèdre montre ensuite comment le sentiment amoureux pousse les hommes à bien agir moralement dans la sphère individuelle, et comment il fait d’eux de meilleurs citoyens dans la sphère politique.

Enfin, Phèdre se sert de la mythologie pour montrer les actions héroïques dont les amoureux sont capables, et pour confirmer la valeur de l’amour en montrant que les amoureux sont glorifiés par les dieux.

I – L’éloge à Éros : l’ancestralité d’Éros, signe de sa haute valeur

Le discours de Phèdre commence donc par un éloge adressé au dieu de l’amour Éros. Cet éloge se fonde sur la mythologie connue de tous les Grecs et présentée notamment dans la classique Théogonie du poète Hésiode.

La haute valeur de ce dieu viendrait premièrement de son origine : il est remarquablement ancien. D’après Hésiode, il fait partie des trois premiers dieux, après Chaos et aux côtés de la Terre. L’Antiquité grecque partage un mode de pensée traditionnel qui fait de l’ancestralité d’une chose le signe de sa valeur. Ce qui est ancien en effet se rapproche de l’origine divine des choses, ainsi que d’un temps où le monde était à son apogée.

II – L’amour et l’amélioration morale

Dans la deuxième partie de son discours, sans doute la plus intéressante, Phèdre explique que le sentiment amoureux permet aux amants de s’améliorer moralement.

1) L’estime morale de soi

Selon Phèdre, le but de la vie humaine est de « vivre honnêtement », c’est-à-dire de faire de grandes et belles choses. Autrement dit, plus simplement, nous devons faire le bien et éviter le mal. Mais il n’est pas toujours facile d’agir ainsi : certaines choses nous poussent à faire le bien, d’autres à faire le mal.

Mais, selon Phèdre, il existe un sentiment fondamental par rapport à l’idéal d’une vie morale, fondamental parce qu’il nous motive à agir conformément à cet idéal. On peut l’appeler l’estime morale de soi (bien que Phèdre n’emploie pas l’expression). Phèdre le définit comme étant

la honte du mal et l’émulation du bien

Il s’agit donc d’une tendance qui fait que nous sommes fiers de nous quand nous avons fait le bien, et qu’à l’inverse nous avons honte de nous quand nous avons commis une action moralement répréhensible.

2) Les vertus éthiques de l’amour

Ainsi, l’estime morale de soi fonde la moralité de l’individu. Or, selon Phèdre, le sentiment amoureux, plus que tout autre chose, augmente pour ainsi dire la sensibilité de notre estime morale de soi :

le bien-aimé ne rougit jamais si fort que devant ses amants, lorsqu’il est surpris à faire un acte honteux

En effet, notre estime morale de soi dépend de l’opinion de celui qu’on aime plus que de tout autre chose. Par conséquent, le fait ou même l’idée que l’être aimé soit le spectateur de nos fautes morales ou au contraire de nos belles actions nous incite puissamment à la moralité.

3) Les vertus politiques et militaires de l’amour

Pour les mêmes raisons, la cité idéale serait une cité où tout citoyen serait amoureux d’un autre. Dans ces conditions en effet, toute la population serait fortement motivée par l’amour de l’être aimé, et par la crainte de son jugement, à agir aussi bien que possible.

Phèdre, conformément à l’esprit grec, s’attarde plus particulièrement sur le cas d’une armée composée exclusivement de couples amoureux. Une telle armée serait selon lui la plus puissante du monde, et pour deux raisons : premièrement, jamais un membre du couple n’oserait déserter sous les yeux de son amant ; secondement, un membre du couple sera toujours prêt à tout pour venir en aide à son amant et pour lui sauver la vie si nécessaire :

il n’y a point d’homme si lâche qu’Éros ne suffise alors à enflammer de courage au point d’en faire un vrai héros

III – La valeur de l’amour dans la mythologie

Pour terminer, Phèdre puise dans la culture mythologique qu’il partage avec les convives du banquet pour affermir l’idée centrale de son discours.

1) Un bel exemple d’héroïsme amoureux

Phèdre, pour confirmer l’idée que l’amour pousse l’amoureux à l’héroïsme, et notamment à braver la mort, choisit l’exemple mythologique d’Alceste. Alceste est l’épouse d’un roi nommé Admète. Celui-ci, ayant commis une faute envers Artémis, est condamnée à mort par la déesse. Apollon et les Moires viennent alors à son secours, mais ces dernières n’acceptent de sauver Admète qu’à la condition qu’une autre personne soit emportée à sa place dans la mort. Les parents d’Admète refusent tous deux de se sacrifier pour lui. La seule personne qui accepte de mourir à sa place pour le sauver est sa femme Alceste, grâce à son amour pour lui.

2) Le goût des dieux pour l’héroïsme amoureux

Enfin, Phèdre termine son discours en montrant que les dieux même admirent l’héroïsme amoureux. Il cite deux exemples bien connus à l’appui de cette idée.

Le premier exemple est celui d’Orphée. Orphée n’a pas le courage de mourir pour son aimée Eurydice. Il cherche à entrer vivant dans le royaume des morts pour essayer de la sauver. C’est pourquoi selon Phèdre il est sévèrement puni par les dieux.

Le second exemple est celui d’Achille qui, lors de la guerre de Troie, prend le risque de mourir pour venger son amant Patrocle. Cet acte d’héroïsme amoureux, contrairement à Orphée, lui valut les honneurs des dieux. Phèdre dit finalement :

Je conclus qu’Éros est de tous les dieux le plus ancien, le plus honoré, le plus capable de donner la vertu et le bonheur aux hommes soit durant leur vie, soit après leur mort.

Pour résumer ce discours de Phèdre :

  • L’Amour est un dieu de haute valeur parce qu’il est l’un des plus anciens.
  • L’estime morale de soi, sentiment qui suscite en nous la honte des actions mauvaises et à la fierté des bonnes actions, est la base de toute moralité.
  • Or, cette estime morale de soi est rendue plus sensible par le sentiment amoureux : nous craignons plus que tout d’être mal jugé par celui qu’on aime.
  • Par conséquent, l’amour nous pousse à nous améliorer moralement, à la fois en tant qu’homme et en tant que citoyen.
  • L’exemple d’Alceste, qui consent à mourir par amour pour son époux, montre jusqu’où va l’héroïsme amoureux.
  • Les dieux eux-mêmes célèbrent l’héroïsme amoureux, d’où le châtiment d’Orphée et les honneurs d’Achille.

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