Voici un nouvel article consacré à un auteur fondamental pour le thème de cette année : Wittgenstein. En effet, son oeuvre est consacrée aux limites de la parole, qui se réfèrent notamment à l’indicible ou l’ineffable. Pour étudier Wittgenstein, qui est un auteur difficilement accessible, je me suis appuyée sur un ouvrage de Pierre Hadot intitulé « Wittgenstein et les limites du langage ». Si l’on devait grossièrement résumer l’oeuvre de Wittgenstein en la matière, il est l’auteur qui justifie d’une manière originale cette expression bien connue de tous « le silence est d’or, la parole est d’argent ». Je tiens à préciser qu’il existe une différence fondamentale entre le Wittgenstein I. (celui du Tractatus logico-philosophicus) et le Wittgenstein II (celui de Recheches philosophiques). En effet, tout ce qui suit s’appuie sur la lecture du Tractus logico-philosophicus, car Wittgenstein reniera complètement son oeuvre dans la seconde partie de son existence (du quasi jamais vu en philosophie !).

PS : J’utilise le terme de parole à la place de langage, en insistant sur la dimension d’usage individuel du langage, ce qui ne change pas grand chose.

  1) À quelles conditions la parole peut-elle être utilisée de façon à présenter un sens défini ?

Une idée capitale de Wittgenstein est que le langage n’a pas pour unique tâche de nommer ou de désigner des objets ou de traduire des pensées. Il n’y a d’ailleurs pas un langage unique, mais des « jeux de langage » se situant toujours dans la perspective d’une activité déterminée ou d’une forme de vie. Le langage sert à exprimer, et l’exprimable s’explique comme suit : tout ce qui se dit se dit selon une certaine structure. Cette structure est la même dans le monde des faits et dans le langage. C’est cet isomorphisme  ontologico-linguistique (c’est-à-dire une identité de structure entre le monde des faits et le langage) qui permet de traduire les faits du monde en énoncés, et Wittgenstein nomme cela la « forme logique » . Mais cette structure elle-même ne peut pas s’exprimer dans elle-même. Elle se montre quand on l’applique, mais elle ne se « dit » pas, puisque « dire » suppose déjà d’appliquer cette structure.

Comme le dit Wittgenstein : « Ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons l’exprimer par le langage. ». Donc cette structure elle-même est ineffable. Prenons un exemple pour être plus clair : on peut établir une analogie avec l’usage d’un « moule » (le moule correspond au langage). Avec le moule, on moule des biscuits de telle forme, mais on ne peut pas mouler le moule avec lui-même. C’est cette incapacité de la structure logique du discours à s’appliquer à elle-même qui produit l’indicible. Or, les propositions philosophiques sont dépourvues de forme logique : elles comportent des éléments dont la signification exacte ne peut être déterminée, et elle n’ont donc pas la structure d’un fait possible. “Ce qui peut se dire, peut se dire clairement; et au sujet de ce dont on ne peut parler, on doit se taire” .

2) L’expérience mystique : une limite de la parole

Vers la fin du traité, Wittgenstein s’approche de la sphère mystique. C’est que les limites de la parole ne s’offrent plus seulement dans une idée abstraite (concepts philosophiques indicibles), mais également dans un sentiment. Wittgenstein accorde une place prépondérante à la notion de « mystique » pour comprendre les limites du langage. Le concept de mystique chez Wittgenstein, une illustration – partielle – de la limite de la parole : il est synonyme de “ce qui ne peut s’exprimer”, “ce qui est indicible” il l’exprime dans son ouvrage de la façon suivante : “En tout cas, il y a de l’indicible. Il se montre; c’est cela le mystique”.

Quant à l’indicible, il faut distinguer :

  1. l’ineffable théologique des néoplatoniciens qui correspond à l’aboutissement de la théologie négative. Il s’agit d’une méthode rationnelle consistant à démontrer que le Principe de toutes choses ne peut être aucune chose et ne peut être défini que par négations de tous les prédicats possibles. La méthode rationnelle ne permet pas de comprendre ce qu’est l’expérience “mystique”. Le mystique est une expérience de connaissance supra rationnelle du Principe. Chez Plotin, le contact avec l’Un se produit par une expérience affective et extra linguistique (qui est donc indicible). [NB : On emploi le terme de « théologie négative » pour désigner les néo-platonicien, car la théologie correspond à la réalité suprême et donc à Dieu et si l’on dit « négative » c’est parce que l’on ne peut formuler que des jugements négatifs (ce qu’il n’est pas) et non positifs (déterminant ce qu’il est) pour désigner Dieu.]
  2. l’ineffable de l’expérience mystique traditionnelle est l’expérience de Dieu ( qu’il soit chrétien ou néoplatonicien) qui se rapporte à l’expérience extatique, c’est-à-dire l’extase qui est indicible. On ne peut dire, mettre des mots, sur l’extase.
  3. l’ineffable de l’expérience propre à Wittgenstein le mystique ne se rapporte ni à la théologie négative, ni à l’extase mais plutôt à un “sentiment”, une émotion, une expérience affective que l’on ne peut exprimer, car il s’agit de quelque chose d’étranger à la description scientifique des faits, quelque chose qui se situe alors dans l’ordre existentiel ou éthique ou esthétique. Et lorsque Wittgenstein parle de mysticisme il se réfère à sa propre expérience. “Le mystique, ce n’est pas le commencement du monde, mais le fait de l’existence du monde” (Tractatus). Son expérience mystique par excellence : “Je crois que le meilleur moyen de la décrire c’est de dire que lorsque je fais cette expérience, je m’étonne de l’existence du monde”. Analogue à l’expérience esthétique “Le miracle esthétiquement parlant, c’est qu’il y ait un monde.”
  • Qu’est-ce que l’expérience mystique, esthétique et éthique ?

La vision que Wittgenstein se fait du mystique, de l’esthétique et de l’éthique est dans le prolongement de la théorie de Schopenhauer selon laquelle le sujet connaissant peut s’affranchir de la tutelle de la volonté et de l’individualité. Pour Wittgenstein, le mystique est une expérience affective inexprimable parce qu’elle est étrangère à la description scientifique des faits. Le monde apparaît comme « totalité limitée » quand il est contemplé par un « sujet métaphysique » (le sujet pur de Schopenhauer qui est ni le corps humain ni l’âme humaine). Cette contemplation pure et désintéressée du monde a une double dimension éthique et esthétique selon Schopenhauer : l’œuvre d’art, c’est l’objet vu dans l’intemporalité de la contemplation pure ; la vie bonne, c’est le monde vu dans l’intemporalité de la contemplation pure. Il y a un désintéressement par rapport à l’utilité pratique de l’objet, cette contemplation désintéressée apporte le salut et relève en même temps d’une dimension esthétique. L’expérience esthétique conduit à la  libération du désir et permet de se libérer de la souffrance qu’induit la Volonté, on cesse d’être un sujet voulant. La morale est censée reproduire cet état de manière permanente. Ainsi, par cette expérience esthétique et éthique, on fait l’expérience de l’éternité (on découvre l’intemporalité). Il faut comprendre que la contemplation esthétique consiste à considérer l’objet comme pure représentation.

  • En quoi ces expériences sont-elles indicibles ? En quoi forment-elles une limite de la parole ?

L’esthétique et l’éthique relèvent donc du mystique, de l’indicible. Pour Wittgenstein, la tendance vers le mystique vient du fait que la science, même si tous ses problèmes étaient résolus, laisse nos désirs insatisfaits (à comparer avec le fait que, chez Schopenhauer, la science se borne à l’étude du champ phénoménal).

Le dernier mot du Tractatus est le fameux appel au silence : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Ce sur quoi il faut se taire, c’est justement cet au-delà de la parole qui a été montré précédemment. Cette dernière proposition du traité situe Wittgenstein dans la tradition des mystiques qui conduisent jusqu’aux portes du silence devant l’ineffable. Mais ce qui fait l’originalité de la position de Wittgenstein, c’est la manière dont il découvre et montre d’abord l’ineffable, à savoir dans le fait que je ne peux exprimer que ce qui a une forme logique, sans pouvoir exprimer la forme logique elle-même. C’est par là que Wittgenstein découvre l’ineffable, puisque la forme logique montre que tout ce qu’on peut viser ne se réduit pas au dicible. C’est la parole elle-même qui ouvre une voie vers la notion d’ineffable.

C’est par souci de cohérence qu’il voulut mettre en pratique ses conclusions dans le Tractatus : renoncer à la philosophie au profit de la vie et de la mystique, il espérait ainsi en finir avec la philosophie par ce livre. Il avait résolu les problèmes philosophiques au sens où il avait réussi à montrer qu’ils proviennent d’une incompréhension de la logique de notre langage.  Il va donc vivre dix ans de silence philosophique !