Vous avez sûrement déjà entendu parler des divers scandales financiers ayant joué un rôle dans l’éclatement de la crise des subprimes (que le documentaire Inside Job de Charles Ferguson, primé aux Oscars, résume très bien). Mais connaissez-vous cet impressionnant scandale qui a très fortement marqué le secteur de la finance, et qui, bien que moins connu des étudiants, n’en soit pas moins devenu un cas d’école ?

Révélateur des dérives de la finance dérégulée des années 1990, l’histoire de la faillite du fonds spéculatif (hedge fund) Long-Term Capital Management (LTCM) est un excellent exemple à connaître et à mobiliser pour argumenter sur l’efficience informationnelle des marchés financiers, la régulation financière, la rationalité limitée des agents, le shadow banking system, ou encore sur l’excès de confiance des banquiers centraux avant la crise des subprimes. Bref, un récit riche d’enseignement !

La sueur froide d’une crise systémique

Quelques définitions

Un fonds spéculatif est un fonds d’investissement qui réalise des placements à hauts risques pour de hauts rendements. Moins régulés que les fonds de placements classiques, ils ne peuvent être ouverts au grand public et sont réservés aux grandes fortunes et aux investisseurs institutionnels (les « zinzins » : OPCVM, fonds de pension, compagnies d’assurance … i.e. des intermédiaires financiers non bancaires).

Ils se distinguent des OPCVM (organismes de placement collectif en valeurs mobilières), importants en France, en ceci qu’ils doivent passer par l’emprunt pour constituer leurs portefeuilles d’actifs ce qui explique leur besoin de placements à forte rentabilité. On parle alors également d’institutions financières à fort effet de levier (Iffel), l’effet de levier étant le fait de financer un investissement par l’emprunt en espérant que la rentabilité générée par l’investissement couvre, voire dépasse, le coût de l’emprunt (on parle dans le cas contraire d’effet de massue).

La construction du fonds le plus prestigieux de Wall Street

Tout commence avec John Meriwether : bien qu’à la retraite depuis peu, suite à un scandale interne qui l’a obligé à démissionner de la banque d’investissement Salomon Brothers, l’appel des marchés le pousse à fonder en 1994 le fonds spéculatif LTCM. Ancien trader star et vice-président de la banque susnommée, qui, au passage, était réputée pour sa culture du risque, lui et son équipe avaient contribué aux profits records que celle-ci connut lors des 5 dernières années qu’il passa dans la firme avec pas moins de 500 millions de $ par an en moyenne.

Après avoir contacté la banque d’investissement Merrill Lynch pour lever des fonds, Meriwether met en place une politique de recrutement de figures universitaires et de professionnels de la finance reconnus pour gonfler les rangs de son équipe, comme il le faisait chez Salomon Brothers. Diplômés du MIT, de la LSE (London School of Economics), professeurs d’Harvard … ses plus beaux succès sont le recrutement du vice-chairman en exercice de la Fed, qui démissionna pour le rejoindre, et des deux économistes réputés Robert Merton et Myron Scholes, respectivement professeurs-chercheurs à Harvard et à Standford.

Les conditions sont alléchantes : le salaire fixe de chaque associé est de 10 millions d’euros par an pendant trois ans. La part variable, elle, est déterminée par des commissions astronomiques : 25% sur les gains obtenus et 2% sur le montant des investissements réalisés. Cela n’empêchera pas pour autant la Banque centrale d’Italie, la Banque centrale de Chine, la banque japonaise Sumimoto, la Chase Manhattan Bank ou encore l’Union des Banques Suisses (UBS) de participer au tour de table initial.

Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes

Le fonds commence donc avec 1 milliards de $ d’actifs et les résultats sont extraordinaires pendant les premières années de son fonctionnement. Résultats qui ne manqueront pas de convaincre les derniers investisseurs encore réticents à répondre à l’appel de Meriwether. Son objectif est de « battre le marché » et son équipe de choc conserve le secret sur les techniques employées pour réaliser de telles performances mais on considère que ses membres sont tous des virtuoses des mathématiques financières, sous la houlette de Merton et Scholes.

Après paiement des associés, les performances qui reviennent aux actionnaires augmentent de plus de 40% en 1995 et en 1996 et Merton et Scholes obtiennent même le prix « Nobel » d’économie en 1997 pour leur contribution au modèle Black-Scholes de valorisation mathématiques des options, modélisées par des processus stochastiques en temps continu. Tout sourit au hedge fund et LTCM détient en 1998 des positions monumentales, équivalentes au PIB français du début des années 1990 (plus de 1000 milliards de $).

La stratégie du fonds repose sur l’arbitrage : une technique qui consiste à profiter de différences de cours, réelles ou anticipées, et même très minimes, entre deux marchés ou deux échéances pour réaliser des profits. Cela dit, des différences minimes impliquent des bénéfices minimes et donc d’effectuer un volume de transactions important pour dégager in fine des profits. LTCM utilise alors fortement l’effet de levier et la valeur de ses emprunts en 1998 totalise 120 milliards de $.

Et plus dure sera la chute…

Seulement, l’effet de levier peut se retourner en effet de massue, et ce d’autant plus fortement que l’effet de levier est important. En 1997, les performances pour les actionnaires du fonds n’augmentent « plus » que de 17%. En effet, la crise asiatique de la même année a provoqué une volatilité qui a accru le coût des emprunts. Le coup de grâce sera porté par la propagation de la crise asiatique à la Russie en 1998, non anticipée par le fonds LTCM. D’une part, celui-ci avait parié sur un retour à la normale des taux obligataires, alors que la crise russe de 1998 a engendré un nouveau choc sur les marchés obligataires qui est allé à l’encontre de ces prédictions. D’autre part, le fonds détenait des positions importantes en obligations russes. Or, la Russie fit défaut sur sa dette en août 1998.

LTCM perd des millions de $ par jour mais les modèles mathématiques informatisés recommandent au fonds de conserver ses positions. Les pertes massives commencèrent à remettre en cause la capacité du fonds à rembourser ses emprunts. Lorsque les pertes approchèrent les 4 milliards de $, le gouvernement fédéral américain fut obligé d’intervenir. En effet, la faillite du fonds LTCM représentait un risque systémique menaçant d’effondrement l’ensemble du système financier international. Le défaut du fonds LTCM aurait provoqué un mécanisme de faillites en chaîne d’institutions financières à travers le monde ce qui aurait plongé l’économie mondiale dans une furieuse crise financière.

Le 23 septembre 1998, le président de la Réserve fédérale de New York, William McDonough (qui donnera son nom aux ratios prudentiels McDonough de Bâle II) réunit le gratin des banques d’investissement de Wall Street et de la finance mondiale pour renflouer le fonds (bail out). Une quinzaine d’institutions américaines et européennes, dont 3 banques françaises, apportent en quelques heures 3,65 milliards de $ pour que le fonds puisse dénouer ses positions, unes par unes.

En échange, les institutions obtiennent 90 % du fonds et la création d’un comité de surveillance. De plus, parmi ces institutions se trouvaient notamment les principales banques d’investissement dont le fonds LTCM, qui pratiquait massivement l’effet de levier, était client. Ces banques étaient donc directement exposées au risque de crédit, que peut provoquer l’insolvabilité ou l’illiquidité d’un emprunteur, et avaient tout intérêt à se montrer coopératives.

Nihil novi sub sole

Le fonds LTCM dénouera finalement ses positions de manière ordonnée et contrôlée, processus qui provoquera régulièrement des mini-chocs sur différents marchés, mais qui aura permis au système financier international d’éviter la crise systémique.

Ce scandale ébranla le monde de la finance. Des recommandations furent émises par le Comité de Bâle, forum de supervision bancaire hébergé par la Banque des Règlements Internationaux (BRI), « la banque des banques centrales », pour demander davantage de prudence et de contrôle des relations entre les banques et les Iffel. Mais, comme souvent, ces recommandations étaient non contraignantes, et donc inefficaces.

Quant aux acteurs financiers, un an plus tard, tout était oublié : business as usual. Voici ce qu’écrivait Le Monde, le 13 octobre 1999, à propos de la débâcle du fonds : « Ce grave incident paraissait menacer l’avenir de ces produits financiers à haut rendement et haut risque. Douze mois plus tard, l’industrie des fonds spéculatifs est à nouveau florissante. Près de 6 000 fonds de ce type sont recensés, qui gèrent entre 200 et 300 milliards de dollars. Les bonnes performances qu’ils enregistrent attirent à nouveau les investisseurs, même les fonds de pension américains, qui gèrent l’argent des futurs retraités. »

Futurs retraités qui perdront pour certains ladite épargne une décennie plus tard, lors d’une crise financière qui ne sera pas exempte de son lot de scandales et de dérives. Et le shadow banking system, dont les hedge funds sont la figure de proue, n’y sera d’ailleurs pas tout à fait étranger…

Finalement, le scandale du fonds LTCM, loin d’avoir renforcé la régulation en place, semble au contraire n’avoir qu’accru la confiance des acteurs, et notamment des banques centrales, dans leur capacité à gérer les crises financières en douceur (ce qu’on appelle le cleaning). Confiance qui aura, malheureusement, besoin de la crise des subprimes pour enfin se remettre en question.