L’intégration du changement climatique dans la politique des banques centrales

« Participer à la lutte contre le réchauffement climatique » : cette phrase semble être devenue le crédo d’acteurs de plus en plus divers dans notre société, et ce sont désormais les Banques centrales qui envisagent de se saisir du sujet et de l’intégrer à leurs décisions de politique monétaire. Cet article dressera d’abord un état des lieux des politiques actuelles des Banques centrales en lien avec le changement climatique (surtout celles de la BCE), puis analysera les débats que de telles initiatives soulèvent.

La politique climatique actuelle de la BCE

Penchons-nous donc sur les politiques actuelles de la BCE par rapport au climat. L’institution dirigée par Christine Lagarde a publié en juillet sa première revue stratégique en 18 ans, portant sur l’intégration des risques climatiques dans l’action de l’institution. Officiellement, la prise en compte du changement climatique ne fait pas partie du mandat de la BCE car ce n’est pas inscrit dans les traités. Pourtant, un changement climatique de grande ampleur pourrait entraîner des conséquences fortes sur les éléments centraux du mandat de la BCE, parmi lesquels la stabilité financière et l’inflation. Dès lors, la Banque centrale « reconnaît [désormais] la nécessité de continuer à intégrer les questions climatiques dans son cadre de politique monétaire, dans les limites de son mandat. »

À l’heure actuelle, l’action de la BCE en lien avec le réchauffement climatique repose sur quatre piliers. D’abord, un premier pilier analytique : veiller à intégrer le réchauffement climatique dans ses modèles et ses projections macro-économiques. Ensuite, un deuxième pilier prudentiel en lien avec la supervision bancaire. La BCE cherche à s’assurer que les banques de la zone euro aient une solidité suffisante face aux risques financiers induits par le réchauffement climatique et qu’elles gèrent ce risque de manière appropriée. Le troisième pilier passe par l’achat de titres verts (green bonds) dans le cadre des programmes d’achat d’actifs de la BCE. Le quatrième pilier concerne la stabilité financière globale : la BCE cherche à évaluer les potentielles pertes de valeur d’actifs liées au réchauffement climatique pour voir dans quelle mesure cela mettrait à risque la stabilité du système financier global.

Penchons-nous plus en détail sur les deux derniers piliers : l’achat de titres et la stabilité financière mondiale. Un des principes fondamentaux des opérations de rachat d’actifs de la BCE (soit de sa politique monétaire non conventionnelle, aussi appelée quantitative easing) est la neutralité. L’action de la Banque centrale ne doit pas induire des distorsions de marché en favorisant telle ou telle catégorie de titres. Dès lors, la politique de rachat de titres ne se fait pas avec une cible environnementale explicite, mais les titres verts représentent une part croissante du bilan de la BCE. Pour autant, Francfort envisage d’appliquer des critères relatifs au climat dans ses rachats de titres d’entreprise (par exemple, respecter les termes de l’accord de Paris) et de publier à partir de 2023 un bilan climatique des titres qu’elle détient. L’objectif final est évidemment de décarboner le bilan de la BCE (7 000 milliards d’euros, soit 60 % du PIB de la zone euro) en limitant ses engagements auprès des entreprises fortement émettrices de gaz à effet de serre.

En ce qui concerne la stabilité financière, la BCE estime qu’un portefeuille de titres d’entreprises moyennement exposées au risque climatique a 8 % plus de risque de faire défaut en 2050 dans le pire scénario de réchauffement climatique que dans une situation contrôlée. Pour les portefeuilles les plus exposés, ce risque augmente de 30 %. La Banque centrale identifie deux risques principaux pour expliquer cela : le risque physique (par exemple, la destruction de capacités de production en raison d’événements climatiques extrêmes), mais aussi le risque de transition. En effet, un certain nombre d’entreprises très polluantes vont connaître de forts coûts de transition (pour développer de nouveaux processus et en raison de la montée du prix du carbone), ce qui pourrait provoquer des faillites. La stabilité du système financier dans son ensemble est désormais aussi évaluée face au risque lié au changement climatique par des « stress-tests bancaires climatiques », à l’instar des tests de résistance annuels qui estiment le niveau de préparation des banques aux chocs économiques et financiers.

Les limites de l’action de la BCE

L’action de la BCE est limitée par un mandat précis : viser une inflation légèrement inférieure à 2 % dans la zone euro. De plus, la Banque centrale se doit d’être indépendante des gouvernements et conserver une neutralité par rapport au marché. Il est alors impossible pour la BCE de mettre en place des pratiques d’annulation conditionnelle de dette et de monétiser des dettes vertes. Pour que ces outils puissent être à la disposition de la BCE, il faudrait une unanimité entre les pays de la zone euro pour revoir le mandat, ce qui est loin d’être le cas. Surtout, modifier le mandat de la BCE pour lui fixer des objectifs climatiques risquerait de réduire son indépendance, et par là, pour certains, de limiter l’efficacité de sa politique monétaire (cf. Kydland et Prescott, 1977). On commence ici à entrer dans les débats sur le rôle de la BCE dans la lutte contre le changement climatique.

Les débats concernant une potentielle action plus poussée pour soutenir la transition écologique

On l’a vu, la BCE intègre progressivement les questions climatiques à ses process, là où la Banque centrale américaine (la FED) est beaucoup moins proactive. Pourtant, ces velléités d’intervention, impulsées par Christine Lagarde, ne sont pas sans provoquer des controverses.

Certains déclarent que ce n’est pas le rôle de la BCE…

Les plus critiques, comme Landier et Thesmar (2020), considèrent que la volonté de la BCE d’intégrer le changement climatique dans ses prises de décision fait planer un risque sur l’institution. L’intention est louable, mais semble presque être davantage une forme de coup de communication, car finalement l’action n’est pas plus justifiée que pour d’autres problèmes selon les deux auteurs. Ainsi, certes la situation est grave et met à risque la stabilité financière mais c’est aussi le cas, par exemple, des tensions sociales. Surtout que plus que par des rachats d’actifs, une Banque centrale peut agir sur la stabilité bancaire par la régulation. Ils critiquent un argumentaire mal bâti, trop proche d’un discours politique alors que la stabilité des prix acquise depuis les années 1980 provient, selon eux, de la rigueur doctrinale de banquiers centraux qui ne se fondent que sur des données empiriques et la théorie économique. Enfin, ils réfutent l’argument de la préférence irrationnelle du marché pour le court terme, et ce, d’autant qu’avec les tombereaux de liquidités disponibles dans l’économie à l’heure actuelle, si la BCE se dessaisit de ses actifs polluants, ils seront simplement financés par des acteurs moins soucieux du changement climatique. L’impact d’une telle décision serait donc minime. Dans l’ensemble, cette « doctrine fantaisiste » viendrait, selon les deux auteurs, détruire la crédibilité de l’institution et son indépendance du politique.

Faire entrer le changement climatique au mandat de la BCE ne serait, en somme, que la porte ouverte à une influence toujours croissante du politique sur les décisions monétaires. Le débat sur la lutte contre le changement climatique est nécessaire mais, pour Landier et Thesmar, ce sont les États qui doivent se saisir du sujet et utiliser leurs outils tels que la taxation ou la régulation. Cette position est partagée par le président de la Bundesbank (la Banque centrale allemande), Jens Weidmann, qui disait que cela comporte le risque pour les Banques centrales « d’être traînées dans la politique et de faire face à une liste sans cesse plus longue de nouveaux désirs et d’objectifs. Tôt ou tard, leur indépendance sera remise en question, et à juste titre ».

… alors que d’autres soutiennent qu’elle n’en fait pas assez

De l’autre côté, certains, comme Jézabel Couppey-Soubeyran (Le rôle de la politique monétaire dans la transition écologique, 2020), affirment que la BCE n’en fait toujours pas assez. La Banque centrale serait ainsi aveugle à l’empreinte carbone des banques qu’elle finance, des collatéraux (titres déposés en garantie) qu’elle accepte et des titres qu’elle achète, de sorte que son action ne suit pas la dynamique européenne qui vise la neutralité carbone pour 2050. Pour Couppey-Soubeyran, la BCE doit inclure la soutenabilité environnementale dans son mandat, car sinon elle manquera son objectif de stabilité monétaire, économique et financière.

Plusieurs moyens sont alors proposés pour rendre la politique monétaire plus verte et parvenir progressivement à un « whatever it takes climatique », en référence à la fameuse phrase de Mario Draghi (ancien président de la BCE), prononcée en 2012, lui qui « sauva » l’euro lors de la crise des dettes souveraines. Une première solution « vert clair » consiste à verdir les collatéraux et les programmes de rachat d’actifs. La solution « vert clair + » consiste en un programme d’achat d’actifs dédiés aux titres publics qui financent des investissements verts. Enfin, une solution « vert vif », ou encore un « policy-mix vert » (la combinaison d’une politique monétaire et budgétaire), qui monétiserait les dépenses publiques qui soutiennent la transition écologique de manière à ne pas accroître les dettes souveraines tout en mettant en place un green new deal. Toutes ces propositions nécessiteraient une révision complète du mandat de la BCE.

Alors, qui doit définir le rôle de la Banque centrale ?

La question qui reste désormais en suspend est : comment trancher ? Comment faire en sorte que la volonté des citoyens soit le mieux écoutée ? Les Banques centrales, en contrôlant la monnaie, incarnent la communauté qui lui confie ce pouvoir. Pour autant, il semble que les orientations de la politique monétaire ne relèvent pas d’un débat démocratique, et ce, surtout dans la zone euro. C’est ce que pointe du doigt Fitoussi (Le débat interdit, 1995) qui déplore que le mandat confié à la BCE n’ait pas été plus l’objet d’un débat. Cette préoccupation prend, vingt-cinq ans plus tard, un écho nouveau autour de la question de l’intégration du changement climatique dans les politiques des Banques centrales.