L’objectif de cet article est simple et peut se résumer comme il suit : approfondir le chapitre La croissance économique en allant plus loin dans l’étude de la stagnation séculaire à partir de l’ouvrage Le Pouvoir de la destruction créatrice de Philippe Aghion, publié en 2020. Cette notion est importante et sert dans de nombreux sujets, tant pour montrer les nouvelles conditions de la croissance au sein du capitalisme contemporain (cf. ESH HEC 2018 et 2020 ou ESH ESCP 2015), ou bien pour repenser les leviers d’action qui s’offrent aux États (cf. ESH HEC 2016 ou ESH ESCP 2017). Ainsi, avoir deux approches de ce phénomène en tête, l’une prônant davantage son caractère inéluctable et l’autre étant davantage optimiste à ce sujet, est intéressant pour aborder une partie dans laquelle l’étudiant pourra choisir une des deux pistes de réflexion en fonction de ce dont il a besoin.

I – Une idée qui ne fait pas consensus

L’idée d’un phénomène de stagnation séculaire, c’est-à-dire d’un état de croissance anémique qui paralyse les économies développées dans un état de croissance faible, émerge dès le 28 décembre 1939 avec Hansen dans Economic progress and declining population growth paru dans l’AER. Pour lui, la faiblesse du dynamisme démographique en est une des explications majeures (cela limite en effet les perspectives de débouchés). Or, ce pessimisme, par la suite ravivé par Larry Summers en 2014 (US Economic Prospects: Secular Stagnation, Hysteresis and the Zero Lower Bound) et Robert Gordon en 2016 dans The Rise and Fall of American Growth, fait l’objet de débats, et l’idée selon laquelle les économies développées seraient bel et bien enlisées dans la stagnation n’a rien d’une fatalité, surtout à long terme.

À ce titre, Abhijit Banerjee et Esther Duflo mettent en évidence cette réelle divergence en opposant la vision pessimiste défendue par les auteurs énoncés plus haut à celle de Joel Mokyr qui se veut plus optimiste. En effet, ce dernier considère que la révolution des technologies de l’information et des télécommunications (TIC) et du numérique ainsi que la mondialisation des échanges vont permettre à l’innovation et à la croissance de prospérer comme jamais auparavant. Qu’en penser ?

II – Une croissance anémique pour de multiples raisons

La stagnation séculaire, dont le concept émerge chez Hansen, s’illustre à travers les thèses portées par différents auteurs, à la tête desquels se trouvent Robert Gordon et Larry Summers. Ces thèses assez classiques prônent deux grandes explications pour rendre compte de la stagnation séculaire. L’une, celle de Robert Gordon, soutient qu’un tel état provient de l’offre dans la mesure où les innovations récentes, contrairement à celles du XIXᵉ siècle, ne parviennent plus à porter la croissance. L’autre, soutenue par Larry Summers, pointe comme responsable la demande, devenue trop faible dans les PDEM à cause de la baisse de la croissance démographique (baisse de la demande effective au sens de Keynes) et de la montée des inégalités (les plus riches épargnent davantage). Voyons ici des arguments supplémentaires et originaux.

Un problème institutionnel

On peut attribuer la lenteur de la croissance dans certains PDEM à un problème d’origine institutionnel. L’exemple de la Suède et du Japon est révélateur.

Depuis le début des années 1980, la croissance de la productivité a accéléré en Suède mais a ralenti au Japon. De fait, la Suède a entamé des réformes au début des années 1990, alors que le Japon, après une période de forte croissance jusqu’en 1980, s’est installé dans un régime de croissance faible à cause, d’un côté, de la baisse de la natalité (un faible dynamisme démographique diminue la quantité de capital investi par les entreprises pour équiper les travailleurs, ce qui diminue les taux d’intérêt, signe d’un état de stagnation séculaire), et de l’autre, de l’emprise des grands conglomérats (les Keiretsus) qui brident l’économie en entravant l’innovation et l’émergence de nouvelles entreprises. Ainsi, alors que d’après l’OCDE la productivité a augmenté de 1,5 point en Suède sur les périodes 1985-1993 et 1994-2007, elle a baissé de 1,1 point au Japon sur les mêmes périodes.

Ainsi, on constate que la stagnation séculaire, qu’elle soit envisagée du côté de l’offre ou de la demande, peut être expliquée par l’existence d’un régime institutionnel peu efficace.

Un problème de crédit

Au-delà du problème institutionnel, le relâchement des conditions d’octroi de crédit depuis les années 1990 peut être pointé comme une seconde explication de la stagnation séculaire. On touche ici à une idée originale. On assiste en effet à une décroissance des taux d’intérêt à long terme, ce qui a permis à des entreprises inefficaces de rester sur le marché. On parle d’entreprises dites « zombies » et leur nombre serait ainsi passé de 1 % en 1990 à 12 % en 2015 (Banerjee et Hofmann dans The rise of zombie firms: causes and consequences en 2018). Ce phénomène entrave l’innovation et maintient les PDEM dans une situation de croissance anémique.

Ainsi, à ce stade, on peut donc considérer que la faiblesse des taux d’intérêt qui découle des politiques accommodantes qui se sont accentuées après la crise financière de 2008 est problématique pour deux raisons :

  • il y a un relâchement des conditions d’octroi de crédit évoqué plus haut ;
  • cela est synonyme d’une épargne supérieure à l’investissement et donc d’un équilibre de sous-emploi à long terme, on rejoint ici Larry Summers.

Des idées toujours plus difficiles à trouver

Dans Are ideas getting harder to find? paru dans AER en 2020, Nicholas Bloom et ses coauteurs défendent l’idée d’une baisse séculaire de la productivité de la recherche : selon eux, pour atteindre un certain niveau de croissance de la productivité ou un certain volume d’innovation, il faudrait toujours plus de chercheurs. Par exemple, des études récentes ont montré que le nombre de chercheurs nécessaires pour doubler la densité des puces dans les transistors est aujourd’hui plus de dix-huit fois supérieur au nombre requis au début des années 1970.

III – Des voies de sortie pour les PDEM face à l’impasse de la stagnation séculaire

L’État et son double levier d’action

John Maynard Keynes écrivait en 1923 dans A tract on monetary reform : « Le long terme est un horizon peu intéressant. À long terme, nous serons tous morts. Les économistes n’apportent rien si en pleine tempête, tout ce qu’ils trouvent à dire c’est qu’une fois l’orage passé la mer sera calme. » Ce faisant, il revendiquait le rôle de l’État en temps de crise (d’orage) et sa capacité à sortir l’économie de l’impasse dans laquelle elle se trouve, ce que le marché seul semble peu enclin à faire, contrairement à ce que pensent les « économistes », ici les néoclassiques.

La dure crise de 1929 qui avait mis le capitalisme à l’épreuve a conforté l’opinion de Keynes. Or, une telle idée semble toujours d’actualité, d’autant plus dans un contexte de crise. Bergeaud et ses coauteurs ont montré en 2018 que dans l’état actuel des choses, le taux de croissance dans les PDEM s’élèvera à 1,5 % par an entre 2060-2100, signe d’un relatif maintien de la stagnation séculaire. Néanmoins, ils montrent aussi qu’avec un choc technologique, le taux de croissance pourrait passer à 2,5 % par an sur la même période. Ainsi, rien n’est figé concernant la stagnation séculaire : il s’agit d’un problème dynamique que l’État peut infléchir.

En particulier, il semble que face à la numérisation, l’automatisation et le développement de l’intelligence artificielle, les perspectives de croissances futures dépendent de la capacité de la main-d’œuvre à s’adapter aux nouvelles caractéristiques du progrès technique. Plus précisément, L. Alexandre dans La guerre des intelligences en 2017 défend l’idée qu’il faut rendre la main-d’œuvre non plus substituable aux nouvelles technologies mais complémentaire. Il s’agit donc de faire coïncider le capital humain des futurs travailleurs avec les mutations récentes de l’économie pour repousser les risques de la stagnation séculaire, et cela peut être mené à bien par l’État.

Le deuxième levier d’action de l’État passerait par une nouvelle politique de la concurrence. Nous rejoignons en cela la pensée de Richard Gilbert dans son ouvrage Innovation Matters: Competition Policy for the High-Technology Economy datant de 2020. Il prétend que la même révolution technologique peut avoir des effets très différents sur la croissance de long terme selon qu’elle est ou non accompagnée par des politiques de la concurrence adéquates. Ainsi, une révolution technologique ne veut rien dire en elle-même, c’est la combinaison entre cette révolution technologique et les institutions ainsi que les politiques économiques qui décidera des perspectives de croissance d’un pays. Fort de ce constat, il propose de passer d’une politique de la concurrence statique, centrée sur les prix et les parts de marché, à une politique de la concurrence dynamique, centrée sur l’innovation, l’entrée de nouvelles entreprises et la création de nouveaux marchés.

Qu’il s’agisse du rôle de l’État pour adapter la main-d’œuvre chez L. Alexandre ou pour modifier la politique concurrentielle actuelle chez Richard Gilbert, on retrouve l’idée de Perez développée en 2009 : le passage d’une phase d’innovation à une autre nécessite généralement le passage par un état de crise qui caractérise le conflit entre les structures institutionnelles de l’ancien monde et les besoins du nouveau monde technologique. En d’autres termes, l’actuelle stagnation séculaire ne serait que l’expression de cette crise, et ce serait à l’État, entre autres par les deux leviers qui s’offrent à lui, de sortir les économies développées de cette impasse.

Le rôle de la finance

Schumpeter déjà insistait en son temps sur le rôle des banques pour porter l’innovation. Créant de la monnaie ex-nihilo, elles seraient celles qui permettent de soutenir l’entrepreneur innovateur en lui apportant les ressources nécessaires pour le développement de son innovation. En effet, au regard de l’histoire, les banques ont eu un rôle essentiel dans le développement tant des Early Starters que des Late Comers (Gerschenkron dans Economic Backwardness in Historical Perspective, 1962). Un exemple marquant est celui d’Émile Pereire, qui, au XIXᵉ siècle, voulant financer la construction de lignes de chemin de fer partant de Paris, fit appel à James de Rothschild, qui lui apporta les capitaux nécessaires au financement d’un tel projet. Les banques semblent donc bel et bien capables d’être salvatrices dans le financement de projets innovants majeurs.

Au-delà du financement externe intermédié que proposent les banques, un mode de financement externe direct est aussi source d’efficacité pour porter l’innovation et ainsi potentiellement sortir de la stagnation séculaire. À ce titre, le capital-risque en est un exemple. Il consiste pour un investisseur à prendre une participation au capital d’une start-up, en vue de la céder ultérieurement pour réaliser une plus-value. Les études empiriques montrent que le nombre de brevets déposés par les entreprises financées par capital-risque croît beaucoup plus rapidement que pour celles qui ne le sont pas. Autrement dit, les entreprises qui bénéficient du capital-risque ont nettement plus de chances de grandir en taille et d’accroître leur activité d’innovation, voie privilégiée pour sortir de la stagnation séculaire. En effet, le capital-risque, d’une part, sélectionne les entreprises à fort potentiel d’innovation et de croissance, et d’autre part, les guide en leur faisant profiter de l’expertise des investisseurs.

Conclusion

Ainsi, on comprend bien que l’origine de la stagnation séculaire est multiple. Pour autant, bien que cela rende le problème pour le moins complexe, il demeure une issue pour les PDEM que l’on peut résumer en un mot : l’adaptabilité. En effet, c’est en s’adaptant, notamment grâce à l’État, mais aussi en sachant tirer profit de la finance qui est génératrice d’innovation, que les PDEM pourront se tirer de l’impasse dans laquelle ils semblent irrémédiablement coincés.