Plus de dix ans se sont écoulés depuis la faillite de Lehman Brothers en 2008 et le déclenchement de la crise financière mondiale qui a marqué le début des années 2010. Pourtant, son héritage et le traumatisme qu’elle a engendré continuent de marquer les décisions politiques et les craintes économiques actuelles. La complexité de la crise et de ses éléments déclencheurs, ainsi que leur ressemblance avec nombre d’éléments économiques actuels, rendent plus que nécessaire d’en comprendre les origines et le déroulement.

Les prémices et éléments déclencheurs 

À l’origine de cette crise, un cocktail mêlant un contexte macroéconomique, des politiques économiques encourageant et facilitant l’endettement et une certaine déréglementation des marchés financiers va se révéler explosif.

Pour commencer, la politique monétaire menée par la Fed et son directeur Alan Greenspan suite au krach de la bulle Internet en 2000 va se révéler fortement accommodante, voire laxiste, dans le but d’éviter les répercussions de ce krach sur l’économie réelle. Dans un contexte de méfiance vis-à-vis de l’avenir, notamment au lendemain des attentats du 11 septembre, les taux directeurs sont en effet maintenus très bas pour soutenir l’économie. Conformément à l’effet levier mis en valeur par l’économiste autrichien Knut Wicksell dans Interest and Prices en 1898, de tels taux incitent fortement les agents économistes à s’endetter (car la rentabilité économique est supérieure au taux d’intérêt), en rentabilisant notamment des projets d’investissement qui étaient auparavant considérés comme trop risqués, et désincitent en parallèle à l’épargne. 

De son côté, Michel Aglietta souligne l’existence d’un dysfonctionnement global préexistant à la crise, lié à un système fondé sur la financiarisation de l’économie. Dans cette logique financière, les salaires n’augmentent pas aussi vite que la productivité (dont la hausse servira davantage les intérêts des actionnaires), contraignant les ménages à s’endetter pour maintenir leur pouvoir d’achat, endettement, on l’a vu, favorisé par les politiques accommodantes.

Par ailleurs, le secteur financier va commencer à développer dans le même laps de temps certaines innovations financières, finalement mal maîtrisées. La titrisation est une de ces innovations, permettant la transformation des créances douteuses en titres revendables sur les marchés (en les alliant à des actifs plus sûrs), et autorisant ainsi les institutions bancaires à évacuer le risque lié au défaut de paiement et à obtenir davantage de liquidités qui leur permettront de délivrer toujours plus de crédits. Au même moment, l’essor de produits dérivés, comme les CDS (Credit Default Swap) permettant de s’assurer contre les défauts de paiement, contribue à alimenter la bulle. En effet, un phénomène de spéculation sur ces produits apparaît, les agents financiers pariant sur les potentiels futurs défauts de paiement des agents et des États… Enfin, on assiste au développement des crédits subprimes, crédits hypothécaires à taux variable qui vont permettre à des millions d’Américains de devenir propriétaires.

Tous ces éléments témoignent d’une véritable négligence des règles prudentielles par les acteurs financiers et vont favoriser la formation d’une bulle spéculative immobilière sur le marché américain, renforcée par la confiance dans la solidité de ce secteur, qui se traduit par une hausse continue du prix des biens immobiliers.

Dans ce contexte, on assiste à l’émergence d’une finance de l’ombre (shadow banking) qui se caractérise notamment par l’essor des hedge funds. Ces institutions financières ont à peu près les mêmes pratiques que les banques sans être soumises aux mêmes règles prudentielles (leur taux de couverture imposé est faible) : par conséquent, elles peuvent se permettre des pratiques bien plus risquées.

Enfin, l’instabilité du système financier va contribuer, à partir de ce cocktail, à une hausse des risques. Mise en valeur par Hyman Minsky en 1986 (Stabilizing an unstable economy), cette instabilité financière est inhérente à l’économie capitaliste et s’explique par une évolution du comportement des agents. On passe ainsi d’un financement couvert, sans prise de risque, l’investissement générant assez de profits pour rembourser le capital emprunté et les intérêts, à un financement spéculatif, risqué car les profits générés ne peuvent couvrir les fonds empruntés initialement, et enfin à un financement à la Ponzi, dont le seul but est la hausse de la valeur des actifs achetés dans le but de réaliser une plus-value à la revente de ceux-ci, et qui ne permet que de rembourser les intérêts du capital emprunté. Cette évolution est révélatrice d’une euphorie certaine et entraîne la création d’une bulle spéculative, liée à une déconnexion entre la valeur réelle de l’entreprise et le cours de l’action.

Le déclenchement de la crise 

L’été 2007 va finalement marquer le retournement du cycle. 

Celui-ci va débuter par une première dégradation des notes attribuées à certains produits issus de la titrisation des créances subprimes par les agences de notation. La remontée des taux de la Fed dès 2006 va dans le même temps entraîner une augmentation considérable des saisies-ventes et des défauts de paiement, notamment en ce qui concerne les crédits dits « subprimes » (qui rappelons-le, sont à taux variable après un certain laps de temps), puisqu’avec la remontée des taux, les échéances à rembourser explosent. Cela va mener à un retournement du marché immobilier (avec un effondrement des prix immobiliers jusqu’à -30 % en 2008) qui va provoquer l’éclatement de la bulle spéculative et une chute de la confiance des agents économiques.

La faillite de la banque américaine Lehman Brothers en septembre 2008, que le gouvernement américain refuse de sauver dans un but de moralisation des marchés financiers, précipite cette crise de confiance. En effet, cela entérine l’idée que tous les acteurs financiers, aussi solides qu’ils soient, sont susceptibles de connaître le même destin. 

Cette crise du secteur financier, et désormais du secteur bancaire, va se transmettre à l’économie réelle par trois principaux canaux. 

Tout d’abord, le manque de confiance des banques va entraîner une paralysie du marché interbancaire, entraînant un credit crunch et un problème de liquidités. De plus, on assiste à un effet richesse négatif qui se caractérise par un effondrement de la valeur du patrimoine financier et immobilier des ménages qui, moins riches, sont incités à épargner et désincités à consommer pour reconstituer leur patrimoine. Enfin, la crise de confiance va dégrader le climat des affaires et entraîner de fortes incertitudes, entraînant un report des investissements, qui se traduira par un ralentissement de la production et in fine une hausse du chômage.

Cette chute considérable de l’activité et ces reports d’investissement vont faire naître la crainte de voir une déflation de l’ampleur de celle de 1929 se reproduire. En effet, comme le montrait déjà l’économiste américain Irving Fischer dans sa théorie de la déflation par la dette dans Debt deflation and the theory of Great Depression en 1933, lorsqu’un grand nombre d’agents souhaitent réduire leur dette en même temps, ces comportements peuvent entraîner un processus de déflation par deux mécanismes. La réduction de leurs dépenses de consommation et d’investissement entraîne une compression de la demande globale et une récession, qui entraîne un alourdissement de la dette de ceux dont le revenu baisse. Par ailleurs, pour se désendetter, ces agents vendent leurs actifs : la forte offre d’actifs à vendre entraîne une baisse de leur valeur et de leur prix, alourdissant le poids de la dette restante.

Les mesures mises en œuvre pour y répondre 

Afin d’éviter une réitération de la crise de 1929 et de ses conséquences (fortement liées à une absence de coopération entre les États), les gouvernements mondiaux vont tenter de réagir de manière rapide, se réunissant spontanément dès novembre 2008 au sein du G20 (réuni pour la première fois de son histoire) afin de mettre en place les mesures adéquates de manière coordonnée.

En termes de politiques économiques conventionnelles, on assiste à la mise en place rapide d’une politique monétaire expansionniste de la part de la Fed, vite suivie par les autres banques centrales, qui diminuent de manière drastique leurs taux d’intérêt dans le but de permettre aux banques de se refinancer et d’éviter une crise de liquidités. Dans le même laps de temps, les gouvernements, comme celui de Nicolas Sarkozy en France ou celui de Barack Obama aux États-Unis (avec le Plan Obama de 2009, près de 790 milliards de dollars seront investis), s’accordent sur la mise en place de relances budgétaires conséquentes conformément aux principes keynésiens. 

Les banques centrales vont ainsi remplir leur rôle de prêteur en dernier recours tel que théorisé par Walter Bagehot dans Lombard Street en 1873, en fournissant les liquidités nécessaires pendant la crise pour en limiter les effets, tandis que les gouvernements tentent désespérément de soutenir la demande.

Cependant, dans ce contexte de crise systémique, les politiques économiques traditionnelles vont vite montrer leurs limites : l’endettement des États explose du fait de la mise en place de ces politiques budgétaires de relance (le déficit irlandais atteindra 32 % du PIB en 2010), tandis que les politiques monétaires expansionnistes peinent à relancer le crédit du fait du manque de confiance dans l’économie et se heurtent bientôt à la trappe à liquidité (quand le taux directeur est trop bas, les agents préférant conserver des liquidités que des obligations, et les politiques monétaires expansionnistes sont inefficaces).

Cette situation va donc nécessiter la mise en place de politiques économiques non conventionnelles, telles que décrites par Ben Bernanke et Vincent Reinhart en 2004 (Conducting monetary policy at very low short-term interest rates). La Fed, rapidement suivie par les autres banques centrales, met ainsi en place son qualitative easing, qui se traduit par l’achat ou l’échange par la banque centrale de titres dégradés qui ne trouvent plus preneurs contre des titres de meilleure qualité afin d’assainir le bilan des banques ou des autres institutions financières bénéficiant de l’opération. Dès 2008, la Fed met également en place son quantitative easing (ou QE), qui consiste dans l’augmentation du bilan de la banque centrale par le rachat de bons du Trésor détenus par les banques pour permettre l’injection de nouvelles liquidités dans l’économie afin de maintenir des taux d’intérêt faibles (avec une offre de liquidités supérieure à la demande). Elle ne sera suivie qu’en 2015 par la BCE, mais dans des proportions semblables, puisque les bilans de la Fed et de la BCE passent respectivement de 870 et 1 190 milliards de dollars en juin 2007 à près de 4 500 et 4 300 milliards de dollars en 2017.

Le cocktail de politiques économiques conventionnelles et non conventionnelles ainsi que l’engagement des institutions pour soutenir l’économie (et ses symboles, tel l’euro qui sera défendu « quoi qu’il en coûte » par Mario Draghi [2010] et les gouvernements européens) vont permettre d’éviter le scénario du pire, tel qu’il avait été envisagé en 2008. 

Cela ne reste cependant pas sans critique, notamment de la part de Patrick Artus et Marie-Paule Virard qui dénoncent en 2016 la folie des banques centrales, soulignant en particulier que ces politiques trop longues ont permis la formation de nouvelles bulles spéculatives en permettant un tel afflux de liquidités, tout en réduisant les marges de manœuvre des États en cas de nouvelle crise.

Toute la difficulté réside désormais dans la nécessité de normaliser les politiques économiques des banques centrales, c’est-à-dire de revenir à des politiques économiques classiques en remontant les taux d’intérêt et en diminuant les bilans, dans un contexte où beaucoup craignent une nouvelle crise. Les tergiversations de la BCE (qui a annoncé une relance de son QE) en sont un signe révélateur.

Quid des régulations ?

Perçus, en grande partie à raison, comme étant à l’origine de la crise, les marchés financiers vont connaître une vague de nouvelles régulations, dix ans après la fin du Glass-Steagall Act décidé par Bill Clinton en 1999. 

Le comité Bâle III, réuni en 2010, va commencer par faire plusieurs recommandations aux gouvernements, en demandant notamment un renforcement des réserves de fonds propres des banques ayant une envergure systémique (dont la liste est dressée chaque année par le FSB [Financial Stability Board] du G20). La question de la stabilité financière internationale devient une question centrale dans les prises de décisions faites au sein du G20.

De nombreuses régulations financières vont ainsi être mises en place aux États-Unis comme en Europe, dans le but de mieux contrôler les activités des marchés financiers, sources d’instabilité. Cela passera par un renforcement du ratio McDonough (fixant une limite aux prêts qu’un établissement bancaire peut accorder en fonction de ses fonds propres, et en prenant en compte les risques encourus), par l’encadrement des produits dérivés, voire par une nouvelle forme de segmentation des activités bancaires (limitation des velléités et des capacités d’investissement des banques de dépôt avec la règle Volcker et le Dodd-Frank Act de 2010 aux États-Unis, le rapport Vickers au Royaume-Uni ou la directive Barnier en UE, qui impose la filialisation des activités de marché au-delà d’un certain seuil).

Certains économistes, comme Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI, vont aller jusqu’à proposer d’intégrer la stabilité financière dans les critères de décision de la politique monétaire (à travers une « règle de Taylor améliorée »). 

Avec ces mesures, on souhaite passer d’un « bail out » à un « bail in », c’est-à-dire d’une situation où c’est l’État qui intervient pour sauver les banques avec l’argent public (situation d’aléa moral) à une situation où ce sont les actionnaires puis les créanciers qui vont être mis à contribution pour sauver la banque.

Des insuffisances qui continuent d’interpeller 

Néanmoins, beaucoup, à l’instar de l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, continuent de critiquer et de souligner les insuffisances de ces nouvelles régulations, appelant à la mise en place de règles macroprudentielles (qui supervisent le système entier) plus ambitieuses en complément de ces politiques microprudentielles (qui s’intéressent à la situation individuelle de chaque établissement). Les effets de ces dernières peuvent en effet s’avérer procycliques (la nécessité pour les banques de respecter les critères en termes de fonds propres les amène à réduire leurs engagements et leurs crédits en période de crise, entraînant une aggravation de celle-ci). Par ailleurs, ces mesures n’ont pas résolu le problème de l’aléa moral et du Too big to fail qui caractérise la situation de nombreuses banques européennes et américaines à l’envergure systémique. 

Dans le même temps, d’autres déplorent également que le shadow banking n’ait pas été suffisamment régulé, laissant toujours une marge de manœuvre considérable aux Hedge Funds et autres fonds vautours pour agir, ce que Paul Krugman déplorait déjà dans Pourquoi les crises reviennent toujours.

Enfin, d’autres économistes estiment que le temps est venu de mettre en place une véritable taxe sur les opérations, inspirée de la taxe dite Tobin, consistant à taxer les mouvements financiers qui franchissent les frontières afin de limiter la volatilité des capitaux.

Conclusion 

La crise de 2008 et son ampleur sont le résultat d’un cocktail explosif qui aurait pu donner lieu à une réitération de la crise de 1929 sans l’action rapide et coordonnée des pouvoirs publics. 

Comprendre cette crise amène à s’interroger sur la prochaine : le renforcement des contrôles sur les marchés sera-t-il suffisant face à la montée des risques, ou bien les politiques accommodantes actuelles risquent-elles d’avoir le même effet que dans les années 2000, dans un monde bien plus endetté et qui ne possède pas les mêmes armes de réponse ? Dans une telle perspective pessimiste, certains envisagent sérieusement de devoir arriver demain aux extrémités évoquées par André Orléan, appelant à définanciariser l’économie.