Cette dissertation a été rédigée par Matthieu Alfré, diplômé d’HEC Paris et aventurier dans l’âme.

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La dissertation

Figure mythique de la vie politique en Amérique latine, issue du siècle des indépendances, à l’aube du XIXème siècle, Simón Bolívar représente les luttes et les espoirs des peuples latino-américains. Par sa personnalité et par ses exploits, « El Libertador » est devenu une référence pour l’iconographie de régimes politiques en quête de légitimité historique. Sa statue trône aujourd’hui au cœur de Bogota dans cette Colombie qui n’a jamais cédé, ni à la dictature ni à la révolution, au courant de l’époque contemporaine. Sa statue domine aussi le centre-ville de Caracas au sein du Venezuela qui se proclame le gardien de la révolution bolivarienne de l’ère moderne. En Amérique du Sud, cette double référence à Simón Bolívar, venant et d’un régime réformiste et d’un régime révolutionnaire, est lourde de symboles forts sur le terrain politique. Elle nous permet de nous interroger sur la position qu’adopte l’Amérique latine face à ces deux héritages politiques que sont la révolution et la réforme.

L’Amérique latine représente l’aire géopolitique qui fut « colonisée à partir du XVIème siècle par des peuples latins, principalement ibériques » pour Yves Gervaise dans Le Nouveau Monde, son ouvrage de référence. L’Amérique latine s’étend du Nord du Mexique à la Terre de Feu étant entendu qu’elle comporte également la zone Caraïbes. Ainsi, elle dispose d’une vaste superficie qui représente 20 M de km² pour près de 610 M d’habitants. Grâce à cette amplitude géographique, l’Amérique latine comporte d’importantes ressources naturelles, agricoles, minières ou pétrolières, qui la rendent conforme au mythe de l’Eldorado. Ce qui la singularise dans la géopolitique est son abondance de ressources naturelles dans une géographie contrastée. En outre, à travers l’histoire, sa vie politique a connu un mouvement dialectique entre la révolution et la réforme. Pour les sciences politiques, la révolution est un processus soudain de rupture politique qui s’accompagne d’un bouleversement des rapports de forces dans les institutions et dans la société. S’il s’agit d’un concept français associé à la Révolution Française de 1789, la révolution trouve des échos dans la pensée de Karl Marx qui en détermine notamment les origines, les mécanismes, les acteurs et les objectifs dans Le manifeste du Parti Communiste et dans Le Capital. Or, la révolution n’est pas la réforme. En effet, la réforme désigne un processus graduel de changement d’orientations et d’actions qui mobilisent l’administration publique. Ce processus politique vise l’amélioration de la situation socio-économique des administrés. Encore une fois, ce concept est associé à l’histoire politique de la France comme le rappelle Serge Bernstein dans Léon Blum, biographie célèbre du vénérable réformiste. Tout comme dans l’histoire de France, la révolution et la réforme s’opposent, s’entrelacent ou se succèdent dans l’histoire de l’Amérique latine.

Depuis son émancipation du joug colonial, au XIXème siècle, l’Amérique latine apparaît divisée entre les révolutions et les réformes. En raison de ses contradictions internes, comme le partage inégalitaire des terres et des biens, elle est tentée par la voie révolutionnaire à plusieurs reprises. C’est ce que met bien en évidence le cas de l’île de Cuba qui devient le premier régime socialiste de cet espace géopolitique en 1959. Cependant, loin de réaliser l’utopie communiste, la révolution ne parvient pas toujours à améliorer la situation des peuples latino-américains. Si elle contribue à une émancipation toute relative de la tutelle politique, dont celle des États-Unis d’Amérique, la révolution se révèle inefficiente pour l’atteinte durable de la prospérité économique et de l’inclusion sociale. Ainsi, légitimée par de tels échecs, la voie réformiste s’impose avec la démocratisation des régimes. C’est ce dont témoigne la situation en Amérique du Sud avec les cas de l’Argentine d’Alfonsín en 1983 ou du Brésil de Sarney en 1985. Si elle parvient à impulser une meilleure trajectoire de développement, la réforme ne permet pas non plus de résoudre les défis actuels de mal-développement, d’inégalités sociales et de pollution environnementale. Aujourd’hui, alors que ses enjeux s’approfondissent, sous l’effet de la criminalisation ou de la corruption, l’Amérique latine démocratisée sera-t-elle confrontée à nouveau au dilemme entre la révolution violente ou réformisme impuissant ? Quelles seraient donc les voies existantes vers une trajectoire politique renouvelée ?

En raison des contradictions de l’Amérique latine, le phénomène révolutionnaire attire jusqu’à ce qu’il révèle son inaptitude à la culture de gouvernement (1). Par conséquent, la démocratisation engagée par l’Amérique latine la mène sur une voie réformiste qui renforce sa capacité à se structurer (2). Traversant aujourd’hui une crise politico-économique, l’Amérique latine connaît des défis qui devraient s’approfondir à l’avenir (3).

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En raison des contradictions de l’Amérique latine, le phénomène révolutionnaire attire jusqu’à ce qu’il révèle son inaptitude à la culture de gouvernement. L’Amérique latine est traversée de contradictions profondes qui créent une situation propice à la révolution. La première contradiction provient des infrastructures. Du fait de l’héritage de la colonisation ibérique, la répartition des biens en Amérique latine laisse à l’écart une frange importante de la population. Par exemple, le système d’exploitation appelé « encomienda » équivaut à un système de servage fondé sur l’exploitation des Indiens, dans les mines ou dans les champs, sans contrepartie réelle de la part des décisionnaires. Comme ce système économique exploite une main d’œuvre gratuite et favorise l’enrichissement des décisionnaires, il n’est aboli qu’en 1791 avant les indépendances. Cela étant, les contradictions objectives en Amérique latine perdurent jusqu’à nos jours. Au sein de sociétés stratifiées, les terres agricoles connaissent une forte concentration des richesses : 60% de la production agricole de l’Argentine et du Brésil est concentrée dans des latifundias. La deuxième contradiction procède des superstructures. L’idéologie dominante tend à légitimer les pouvoirs forts dans lequel le chef dispose d’une marge de manœuvre despotique. Pour Alain Rouquié, cette tendance provient de l’héritage indien où le « cacique » règne en maître, de l’héritage colonial avec l’autoritarisme des « caudillos » et de l’héritage indépendantiste avec le poids des élites métisses (À l’ombre des dictatures : La démocratie en Amérique latine). Cette idéologie d’autorité entre en contradiction avec l’aspiration populaire à la liberté politique. Par conséquent, la troisième contradiction concerne la combinaison des infrastructures et des superstructures. En Amérique latine, les pratiques du pouvoir s’illustrent dans l’exploitation des ressources naturelles. Les exploitations agricoles ou minières sont fondées sur une évolution économique de cycles longs (sucre, or, caoutchouc, café), comme le montre Stefan Zweig dans son essai Le Brésil : terre d’avenir. Mais les richesses naturelles sont accaparées par des entreprises capitalistes localisées à l’étranger ou aux élites locales aux comportements prédateurs. Ces contradictions objectives sous-tendent une situation révolutionnaire en Amérique latine.

Or le phénomène de la révolution politique exerce une attraction considérable sur les peuples latino-américains. D’une part, l’imaginaire collectif valorise l’idéalisme qui peut trouver ses échos pour guider la révolution. Selon Carlos Fuentes, auteur panaméen, « l’idée d’utopie » est au cœur de l’histoire des arts dans le continent américain comme l’affirme sa théorie du roman explicitée dans La gran novela latino-americana. D’autre part, les réussites éclatantes des révolutions, anciennes ou récentes, donnent à croire que l’idéal utopique peut être réalisé par la lutte révolutionnaire. Par exemple, la figure du grand homme Simón Bolívar hante toutes les mémoires. Principal meneur de l’émancipation de la tutelle coloniale espagnole, il facilite l’accès à l’indépendance des pays actuels que sont la Bolivie, le Pérou, l’Équateur, la Colombie et le Panama dans les années 1810 et 1820. Comme il rêve de construire les États-Unis d’Amérique latine (Patria Grande), sa biographie mythifie son génie militaire et sa clairvoyance politique. En outre, au-delà du grand homme, l’imaginaire de la révolution est aussi fondé sur la référence à des moments mythiques. En ce sens, Cuba se présente comme une île des Caraïbes dont la révolution dans la Sierra Maestra représente un modèle pour les révolutionnaires latino-américains. Contrairement à d’autres colonies, Cuba atteint son indépendance en 1898 avec le soutien des États-Unis d’Amérique. Obtenant le pouvoir en 1959 par une guerre de guérilla, les Barbudos suscitent les vocations tout en transformant l’île en point chaud de la Guerre Froide. Jusqu’à l’ouverture des relations avec les États-Unis en 2014 et la mort de Fidel Castro en 2016, le moment révolutionnaire cubain participe au mythe qui séduit toute l’Amérique latine. La révolution politique attire sinon fascine les populations d’Amérique latine.

Néanmoins, arrivés à l’épreuve du pouvoir, les révolutionnaires ne se révèlent pas toujours capables d’œuvrer dans le sens de l’intérêt général. Certes, les révolutions latino-américaines font naître de grands espoirs à la mesure des grandes contradictions que le continent connaît. Pourtant, elles ont provoqué aussi de cruelles déceptions causées par les échecs enregistrés lors de l’épreuve du pouvoir. Les privations de libertés, les gaspillages publics ou privés, les bannissements du concert des nations sont autant de tendances auxquelles doivent faire face les régimes révolutionnaires. Le cas emblématique du Venezuela permet de mieux le comprendre. Les figures révolutionnaires du Venezuela se sont inspirées des écrits de Lénine qui justifient l’oppression des possédants de la part d’un État ouvrier (L’État et la Révolution) ou les écrits du Che Guevara sur la prise de pouvoir (Justice globale). En particulier, le général populaire Hugo Chávez manque un coup d’État par la force en 1992 tandis qu’il parvient à prendre le pouvoir par les urnes en 1999. D’emblée, il s’empresse de mettre en place un gouvernement de la « révolution bolivarienne » jusqu’à sa mort en 2013. Les principes politiques qui le guident débouchent sur dirigisme économique financé par les recettes de l’exploitation pétrolière (golfe de Maracaibo). Compte tenu du niveau élevé des cours des matières premières, au courant des années 2000, son gouvernement élabore le plan Bolivar 2000 qui inclut des mesures sociales de redistribution. En dix ans, il parvient à faire reculer de 20 points le taux de pauvreté. Cependant, son régime révolutionnaire adopte une politique répressive contre l’opposition tandis qu’il contrôle les moyens d’information à des fins de propagande. Or, la baisse des cours des matières premières des années 2010 donne lieu à des difficultés économiques où l’hyperinflation domine, la dette externe décuple et l’État peine à honorer ses échéances de remboursement. Le gouvernement de Nicolás Maduro se réalise dans la droite ligne de son prédécesseur ce qui le laisse impuissant. Face à la corruption endémique et à l’insécurité chronique, le pays connaît des troubles sociaux qui le mettent au bord de la guerre civile. Ce cas d’école constitue un avertissement quant à la dégénérescence des gouvernements révolutionnaires.

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