Géopolitique

En février 2021, après cinq mois de trajet depuis la Terre, les Émirats arabes unis ont placé en orbite autour de Mars une sonde spatiale baptisée espoir. Après cette réussite, le responsable du projet a déclaré : « Au peuple des Émirats arabes unis, aux nations arabes et musulmanes, nous annonçons l’entrée réussie en orbite autour de Mars. Dieu soit loué ! »

Le pays s’affirme comme la première puissance spatiale du monde arabe. Cela peut être discuté puisque la sonde a été réalisée en coopération scientifique avec les États-Unis et a été lancée par un lanceur japonais à partir d’une base japonaise. L’événement montre la puissance des Émirats arabes unis et leur capacité à se projeter dans le futur. Célébrant à la fois le cinquantenaire de la création du pays et la science islamique et arabe et faisant écho avec l’âge d’or du monde arabe, entre le VIIIᵉ et le XIIᵉ siècle, lorsque ses savants étaient les pionniers de l’astronomie.

L’espace est-il alors un nouveau territoire d’affirmation nationale ? En 2021, en France, la mission de Thomas Pesquet dans l’ISS, Station spatiale internationale, a été largement évoquée. Cette station habitée depuis plus de quinze ans, coûtant à ce jour plus de 100 milliards de dollars, est le plus grand projet de coopération spatiale et scientifique. Il rassemble Américains, Européens, Russes, Canadiens et Japonais.

L’espace n’est-il pas surtout un espace de coopération ? Entre coopération et compétition, une dizaine d’États se livrent une course à la puissance. Augmentation des budgets spatiaux, multiplication des annonces, nouveaux acteurs privés… L’espace apparaît comme la nouvelle frontière de l’humanité. Peut-on craindre une appropriation de l’espace par certains ? Une militarisation de cet espace ? S’agit-il vraiment de territoires à conquérir ?

Pour écouter le podcast :

Tu peux retrouver ICI tous les épisodes de notre podcast La Pause géopolitique !

Les événements montrant l’intérêt des puissances et des acteurs privés pour l’espace

Les projets d’exploration spatiale se poursuivent dans une grande émulation

Vers la planète Mars : En février puis en mai, deux rovers ou robots mobiles, l’un Américain l’autre Chinois, se sont posés sur Mars, à des fins d’exploration, d’observation et de prélèvements. Le projet américain est de nettement plus grande envergure, mais la présence des deux États est symptomatique.

Vers la Lune : En mars, Chinois et Russes ont annoncé le projet commun d’une station lunaire (concurrent de la Lunar Gateway). Un projet de station en orbite lunaire des États-Unis en partenariat avec l’Europe et le Canada. En avril, la Chine a annoncé la mise en orbite du premier élément d’une station spatiale qui relancera les vols habités chinois. La Lune est au cœur des convoitises, les projets de base lunaire sur sa face sud sont dans les cartons des Américains comme des Chinois. Ceux-ci veulent à nouveau que des hommes marchent sur la Lune. C’est le programme Artemis qui fixe la date de 2025. Annoncé sous Trump, il a été confirmé par Biden.

Enfin, l’année 2021 s’est terminée par le lancement réussi du télescope James-Webb dans l’espace en décembre. Projet mené par les Occidentaux, qui permettra de remonter l’histoire de l’univers.

Les lancements de satellites se multiplient, à des fins commerciales

La Chine lance à peu près autant de fusées que les États-Unis dopés par les lancements de SpaceX. Cette entreprise, SpaceX, a réussi en mai dernier à faire atterrir sans encombre son lanceur Starship au cinquième essai. Un succès. Ce lanceur, toujours en prototype, doit à terme être entièrement réutilisable.

Pour l’instant, elle multiplie les lancements pour mettre en orbite basse des satellites qui vont former une constellation, baptisée Starlink. Ceci pour diffuser l’Internet à haut débit dans les zones inaccessibles partout sur la planète. C’est-à-dire partout où la fibre ne peut aller, dans des zones terrestres reculées, dans les avions, les navires… Actuellement, c’est une fusée Falcon 9 qui presque tous les 15 jours place une soixantaine de satellites en orbite. Environ 1 500 sont en orbite, ce maillage spatial pourrait atteindre jusqu’à 40 000 satellites.

Fin février 2022, une fusée, le Crew Dragon de SpaceX, doit décoller pour une mission commerciale opérée par la start-up US Axiom. Cette dernière organise des vols commerciaux (55 millions de dollars le siège) et projette de créer un hôtel spatial dont le premier module serait raccordé à l’ISS dès 2024.

Des signaux plus inquiétants d’une guerre spatiale apparaissent aussi

En novembre 2021, la Russie détruit par un missile l’un de ses anciens satellites créant du même coup 1 500 débris dans l’atmosphère. L’équipage de la station spatiale est mis en alerte, les réactions internationales condamnent. Cependant, elle n’est pas la première. Les destructions de satellites par des missiles constituent un exercice auquel se sont livrés plusieurs pays pour montrer leur capacité à mener une guerre dans l’espace.

Le même mois, la France a lancé trois satellites militaires espions, ayant pour objectif l’écoute des signaux radars et de télécommunications rentrant ainsi aux côtés des États-Unis, Russie et Chine dans le club des rares puissances militaires ayant cette capacité.

La question se pose donc : à quoi servira l’espace demain ? Au prestige des États grâce à la réussite de missions scientifiques ? À s’enrichir en développant de nouvelles activités spatiales, grâce à des entreprises privées qui y voient la nouvelle frontière de l’économie mondiale ? Ou bien l’espace sera-t-il surtout un lieu hautement géopolitique où s’exprimeront des rivalités terrestres entre puissances ?

Les acteurs et la scène de l’espace exoatmosphérique

Pour répondre à ces questions, il faut revenir sur la scène et les acteurs en présence.

L’espace exoatmosphérique ou extra-atmosphérique désigne par convention la région de l’univers située au-delà de la partie de l’atmosphère terrestre, où la densité de l’air permet de soutenir un avion. Il n’existe pas de limite précise permettant de dire où prend fin l’espace aérien qui relève de la souveraineté d’un État et où débute l’espace extra-atmosphérique.

En réalité, l’atmosphère ne disparaît pas totalement, elle devient de plus en plus fine. La démarcation n’a jamais été précisée dans les traités. Cela peut poser question dans l’avenir. À partir de quel voyage spatial peut-on être considéré comme astronaute ? De manière moins anecdotique, lancer un satellite dans l’espace est un acte libre et ouvert à tous, mais le placer dans une orbite qui le laisserait dans l’espace aérien d’un pays peut être considéré comme un acte d’agression.

Au début du XXᵉ siècle, le physicien Karman a déterminé que la frontière se situait à environ 80 km. Les normes scientifiques et aéronautiques actuelles retiennent plutôt la limite de 100 km au-dessus de la mer. De fait, la première orbite satellitaire utile est de 200 km de hauteur, Spoutnik a été placé à 215 km. On parle d’orbite basse pour les satellites jusqu’à 1 200 km d’altitude. Cette orbite basse est privilégiée pour les satellites permettant des temps de réponse instantanés (Internet haut débit). La constellation de Starlink est à 550 km d’altitude. L’orbite géostationnaire est à 36 000 km d’altitude, on y trouve les satellites de télécommunications. Pour mémoire, la Lune est à 384 000 km de la Terre. Et Mars à environ une soixantaine de millions de kilomètres, car la distance fluctue assez fortement.

Quels sont les acteurs dans l’espace ?

Isabelle Sourbès-Verger, directrice de recherche au CNRS, définit classiquement une puissance spatiale comme un pays qui est capable de lancer son propre satellite, avec son propre lanceur, sur sa propre base. Le « club spatial », informel, rassemble ainsi une dizaine d’États : Russie, États-Unis, Union européenne, Japon, Chine, Inde, Iran, Corée du Nord, Corée du Sud (Israël sans doute bientôt).

Les États-Unis

Ils sont de loin la première puissance spatiale avec un budget de 50 milliards de dollars en 2019. Les investissements dans le spatial étaient comparativement de 11 milliards en Europe, de 8 à 10 milliards en Chine, un peu plus de 4 en Russie et 1,6 milliard en Inde et un peu plus au Japon. Les États-Unis demeurent le seul pays à ce jour à posséder la capacité d’utiliser l’espace à des fins militaires de manière poussée. Trump a d’ailleurs créé l’US Space Force distincte de l’US Air Force.

La Russie

C’est une puissance notable. Elle joue un rôle clé dans l’ISS et la base de Baïkonour (ville au Kazakhstan administrée par la Russie jusqu’en 2050) est encore très active, mais la Russie est absente dans les avancées les plus récentes. Ici, comme ailleurs, il y a un risque de déclassement.

La Chine

La Chine, quant à elle, ne s’est lancée dans l’aventure spatiale que 20 ans après les Américains et Russes, lentement au départ. Désormais, elle rattrape son retard avec méthode, à un rythme soutenu, en investissant tous les domaines du spatial. Pour elle, il s’agit d’une question de prestige national.

C’est le second pays après les États-Unis à avoir planté son drapeau sur la Lune. C’était fin 2020, grâce à un robot et non par la main d’un homme mais le symbole était là. C’est aussi une question d’ambitions technologiques. Elle veut maîtriser les technologies les plus sophistiquées, dans une rivalité ici nette avec les États-Unis. Elle intègre de plus en plus le spatial dans le domaine militaire.

L’Inde

C’est une puissance spatiale certes mineure, mais déjà ancienne. L’espace est pour elle un vecteur de développement, notamment pour le développement d’Internet. Alors que des installations terrestres sont trop coûteuses à mettre en place, les satellites peuvent rendre de multiples services. Pour le cadastre, par exemple, elle a besoin de coopérations multiples et ne dédaigne pas montrer qu’elle a aussi des capacités militaires.

L’Europe

C’est une puissance d’envergure. Comme d’habitude avec l’Europe, le problème réside dans la multiplicité des acteurs. L’Agence spatiale européenne, experte et maître d’œuvre, l’Union européenne, force d’impulsion et de financement, et les États qui pour certains ont leurs propres politiques spatiales. À l’image de la France qui a le CNES et qui a créé un Commandement de l’espace, rattaché à l’Armée de l’Air.

L’Europe est forte dans de nombreux segments, même si le temps où Arianespace dominait totalement le marché des lancements de satellites est révolu. Elle a renoncé en 1993 au vol habité, alors qu’un projet (les navettes Hermès) était en route depuis 1980. Elle a toutes les compétences, mais la volonté politique ne suit qu’inégalement dans la compétition actuelle. Elle multiplie donc les coopérations variées. Le système de GPS Galileo est une réussite à mettre au crédit de l’Union, celle-ci veut désormais (avec Thierry Breton, son commissaire) être capable de mettre en place une constellation de petits satellites en orbite basse, pour ne pas laisser uniquement le champ libre à Elon Musk , Bezos, etc.

Des entreprises privées

Les acteurs privés ont fait leur apparition dans le champ spatial. Ce qui est nouveau, ce n’est pas que des entreprises privées travaillent dans ce secteur. La NASA a toujours fait appel à des entreprises comme Boeing ou Lockheed Martin. De même, il y a aussi dans l’écosystème spatial chinois des entreprises privées. Ce qui est nouveau, c’est que des entrepreneurs privés ont leur propre vision de l’espace et se donnent les moyens de la développer.

On parle aujourd’hui de new space pour décrire leur action. Il s’agit d’un phénomène entrepreneurial propre aux États-Unis. Ce phénomène a été accéléré par Elon Musk, et son entreprise SpaceX (créée en 2004), qui importe dans le secteur spatial des méthodes de développement et de gestion nouvelles issues de l’économie numérique. Cela permet de tester de nouveaux concepts de mission et d’abaisser significativement le coût des activités menées.

En même temps ou presque que SpaceX, Jeff Bezos, le fondateur et PDG d’Amazon, a fondé dès 2000, Blue Origin, une entreprise vouée au développement d’activités dans l’espace. Il s’est lancé également dans cette course à l’espace avec l’objectif de vols habités, notamment pour le tourisme spatial. Sans oublier le Britannique Richard Branson et son entreprise Virgin Galactic. Ce sont toujours des personnalités ayant réussi dans d’autres secteurs, mais qui sont passionnées par le spatial.

Ces entrepreneurs voient l’espace comme la nouvelle frontière de l’économie mondiale

« Si nous nous déplaçons dans le système solaire, pour toutes nos activités courantes, nous avons des ressources illimitées », résume Jeff Bezos en 2019. Elon Musk rêve de colonies sur Mars et Jeff Bezos rêve de colonies spatiales de plusieurs kilomètres de long pouvant accueillir chacune un million d’habitants ou plus.

Dans l’immédiat, ils ont chacun leur projet de constellation de satellites pour l’Internet haut débit, Starlink pour Musk, Kuiper pour Bezos. Comme pour le numérique, il faut être parmi les premiers et à ce jeu, SpaceX est mieux placée, elle est très activement soutenue par la NASA et lui doit, par ses commandes, sa compétitivité. Ces entrepreneurs demeurent animés par une vision très libertarienne. L’espace est ouvert, en toutes libertés, et Musk rêve de faire de Mars une planète libre, avec un gouvernement indépendant des États de la Terre.

À ce jeu, les acteurs ne risquent-ils pas d’entrer en rivalité ? Assiste-t-on à une territorialisation de l’espace comme il y a eu appropriation par les États d’une partie des territoires maritimes, des océans ? Pour saisir l’emballement actuel, il faut reprendre les choses par le commencement.

Dès les débuts de la conquête spatiale, les rivalités géopolitiques ont été centrales

Dans cette histoire de l’aventure spatiale, trois moments sont à distinguer. Celui de la compétition, celui de la coopération et celui des rivalités présentes.

La compétition est très nette à l’époque de la guerre froide

Alors que les États-Unis estimaient avoir une confortable avance technologique au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ils vont connaître un « moment Spoutnik » en 1957. Qu’est-ce que cela veut dire ? Les Russes sont les premiers à réussir à placer un satellite en orbite, le Spoutnik (terme russe qui signifie simplement satellite). L’événement a un grand retentissement. Khrouchtchev y verra la confirmation que le communisme est définitivement supérieur au capitalisme. Pour les Américains, c’est le choc, l’humiliation et la prise de conscience qu’il faut réagir : c’est le moment Spoutnik.

La NASA est créée l’année suivante et dès lors, la compétition pousse à la course à l’espace. Les Russes renforcent leur prestige en envoyant le premier homme dans l’espace, Y. Gagarine en 1961, vol orbital à 250 km autour de la Terre. Les Américains reprennent l’avantage avec le programme Apollo. Le 20 juillet 1969, Neil Armstrong est le premier homme à marcher sur la Lune. Les Européens rentrent aussi dans la course avec le CNES, projet de De Gaulle, et l’Agence spatiale européenne créée en 1975.

Mais cette course à l’espace est coûteuse et passionne moins. Certes, l’accident de la mission Apollo XIII en 1970 montre que l’aventure est dangereuse. L’histoire a été reprise dans un film éponyme avec Tom Hanks. Les réservoirs d’oxygène explosent en vol, les astronautes avertissent la Terre par cette phrase restée célèbre : « Houston, on a eu un problème », et le sauvetage de l’équipage qui revient dans le module lunaire en fait un parfait scénario pour ce film hollywoodien. Mais ces expéditions spatiales relèvent surtout de prestige plus que d’une véritable arme au service de la puissance.

Le temps de la coopération et du dialogue s’installe finalement rapidement

Très tôt, en 1959, l’ONU se préoccupe de garantir un usage pacifique de l’espace extra-atmosphérique. En 1967, le traité sur l’espace pose les principes fondamentaux d’un droit de l’espace. Celui-ci est libre d’occupation et de survol. Son utilisation doit être pacifique. Le traité interdit d’y placer des armes de destruction massive (donc nucléaires). L’article II précise que l’espace comme les corps célestes ne peuvent faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, par utilisation ou occupation.

Ce traité a été signé et ratifié par toutes les grandes puissances spatiales. Cela reste à ce jour le seul véritable traité de référence sur l’espace. Certes, en 1979, un autre accord, nommé accord ou traité sur la Lune et autres corps célestes, pose le principe de non-appropriation des ressources spatiales qui sont patrimoine commun de l’humanité. Problème : ce traité n’a pas été ratifié par les puissances spatiales.

La coopération internationale se met en place

En 1975, un vaisseau américain, Apollo 18, s’amarre à un vaisseau soviétique, Soyouz 19. La détente russo-américaine se concrétise dans le ciel. L’objet le plus remarquable de cette coopération est la station spatiale internationale, l’ISS. La construction débuta en 1998, elle est totalement opérationnelle depuis 2011 et son cycle de vie s’achèvera vers 2025. Attention, cette coopération exclura toujours les Chinois, les Américains ne voulant pas de transfert de technologie.

Ces décennies sont marquées par un moindre investissement dans le spatial d’exploration (d’autant que les Américains subissent deux échecs avec l’explosion de la navette Challenger en 1986, puis de la navette Columbia en 1993), mais les lancements et l’utilisation des satellites se développent pour l’observation, les télécommunications, la localisation, etc. Des coopérations internationales se développent en matière d’astronomie, de prévisions météorologiques. Peu à peu, cela devient nécessaire pour contrôler la circulation des objets dans les diverses orbites.

Le temps des rivalités et la nouvelle course à l’espace

Au XXIᵉ siècle, l’espace exoatmosphérique suscite à nouveau un regain d’intérêt. Trois raisons expliquent cela.

Les rivalités terrestres vont s’exprimer dans l’espace

Les États-Unis sont encore de très loin la première puissance spatiale, mais ils s’inquiètent des progrès chinois. Il leur faut affirmer à nouveau leur leadership. Si Obama abandonne le projet de la NASA (Constellation) d’envoyer des astronautes sur la Lune, l’administration Trump lance le programme Artemis, qui vise à faire marcher l’homme sur la Lune en 2025. Une nouvelle station orbitale autour de la Lune cette fois, le Lunar Gateway, est en préparation avec les puissances spatiales occidentales.

La Chine dans le même temps rattrape son retard. Elle n’est pas encore une concurrente des États-Unis, mais a de l’ambition et franchit les étapes avec méthode et efficacité. Elle a débuté en 2021 la construction de sa station spatiale orbitale, a envoyé une sonde sur Mars, etc.

Les satellites sont appelés à jouer un rôle déterminant pour l’Internet, le renseignement et l’observation

Ils sont indispensables pour des objectifs civils qui peuvent être également des besoins militaires. L’exemple de la géolocalisation est emblématique. Ainsi, les grandes puissances spatiales cherchent à avoir chacune leur propre système. Au GPS américain, s’ajoute le GLONASS russe, le Beidou chinois et le Galileo européen.

Les projets de constellations de satellites en basse orbite pour servir l’Internet haut débit aux territoires qui n’ont pas accès à la fibre terrestre (même si actuellement 99 % des communications Internet passent par la fibre et les câbles sous-marins) suscitent l’émulation entre entrepreneurs privés. Les satellites de renseignement/espions ont un rôle de plus en plus clé dans les stratégies militaires.

La solution à la crise écologique est-elle dans l’exploitation des ressources d’autres corps célestes ?

C’est ce que disait Jeff Bezos : « Si nous nous déplaçons dans le système solaire, pour toutes nos activités courantes, nous avons des ressources illimitées. » Comme si les humains pouvaient trouver une planète B. L’administration américaine sous Obama adopte le Space Act en 2015 qui ouvre la voie à la privatisation des ressources spatiales.

De manière unilatérale, les États-Unis affirment que les « citoyens américains peuvent entreprendre l’exploration et l’exploitation commerciale des ressources spatiales ». Ils font une distinction discutable et considèrent que le principe de non-appropriation contenu dans le traité de 1967 ne vaut que pour le corps céleste et non pour ses ressources. Si on veut une comparaison, il y a peu de différence en fait avec la manière dont ils considèrent les eaux internationales. La mer n’est à personne, mais le poisson est à celui qui le pêche. Pour l’espace, c’est identique. La Lune n’est à personne, mais les ressources que l’on peut en extraire sont à celui qui va les chercher. C’est une manière de soutenir leurs entreprises privées, Elon Musk est évidemment ravi.

Les enjeux et perspectives géopolitiques de l’espace

En quoi cette course à l’espace est-elle dangereuse, quels sont les sujets qui fâchent aujourd’hui ? Trois sources d’inquiétudes sont à répertorier.

L’espace ne risque-t-il pas de devenir une sorte de Far West économique suscitant appétit et convoitises ?

C’est ce que sous-tend le Space Act américain. Le Luxembourg et les Émirats arabes unis ont d’ailleurs adopté rapidement des législations similaires pour favoriser leurs entreprises privées. Les États-Unis cherchent à court-circuiter l’ONU. Ils proposent à ses partenaires dans l’espace des accords Artemis par lesquels les signataires acceptent des principes communs pour régir les activités civiles dans l’espace. Ils cherchent à imposer leurs normes juridiques. Une régulation internationale pour l’exploitation des ressources est donc à écrire.

Dans de nombreux cas, la coopération s’impose. C’est le cas des constellations de satellites qui se mettent en place en orbite basse. Les lancements augmentent à un tel rythme que le risque d’encombrement de la basse orbite est réel. La durée de vie des satellites est limitée à quelques années. Il faut qu’ils redescendent ensuite de leur orbite et qu’ils soient détruits par leur entrée dans l’atmosphère.

Tout cela doit être régulé. Il y a aujourd’hui des risques de collision. Par exemple, le 2 septembre 2019, un satellite de Starlink, la constellation de E. Musk, a failli rentrer en collision avec le satellite d’observation de la Terre de l’Agence spatiale européenne, Aeolus. SpaceX refusant de le faire dévier, les Européens ont dû agir en catastrophe.

La gestion du trafic spatial doit se mettre en place comme la gestion du trafic aérien. Il faut être capable de nettoyer les orbites encombrées des satellites et des débris restants (34 000 débris mesurant plus de 10 cm et représentant un risque de collision avec des satellites ont déjà été recensés). Cela impose des formes de gouvernance. Les choses se mettent en place, tous les objets spatiaux doivent être immatriculés, mais dans les faits, 10 à 15 % ne seraient pas déclarés.

L’espace va-t-il être un nouveau lieu de conflits/combats ?

Il faut distinguer ici l’arsenalisation de l’espace, c’est-à-dire le déploiement d’armes en orbite (comme les satellites antisatellites), de la militarisation de l’espace, qui désigne l’utilisation des moyens spatiaux à des fins militaires. Cette militarisation est ancienne et se développe. Grâce aux satellites, les militaires disposent d’outils d’écoute, d’observation, d’alerte, de télécommunications, de surveillance de l’espace, de positionnement et de navigation.

L’arsenalisation est récente, mais on assiste à des expérimentations et à des démonstrations. En juillet 2020, les Américains ont accusé les Russes d’avoir testé une arme qui pourrait être utilisée pour détruire des satellites dans l’espace. Les traités sur l’espace suffisent-ils à assurer la démilitarisation de celui-ci ? Non, car les armes conventionnelles ne sont pas interdites dans l’espace et le transit d’armes de destruction massive non plus.

Des pratiques inquiétantes ont aussi pu être observées. En 2017, un satellite russe s’est rapproché fortement d’un satellite militaire franco-italien, Athena-Fidus. Il s’agissait d’une opération d’espionnage destinée à tester la capture des informations de ce satellite et d’un acte jugé hostile par le gouvernement français. Il faut tout de même noter que les pays qui ont fait la démonstration de leur capacité à détruire un satellite n’ont pas récidivé. De fait, les inconvénients sont multiples, la destruction entraîne la création de centaines de débris capables à leur tour de nuire à nos propres satellites. Il ne semble pas qu’il faille craindre une « guerre des étoiles », des combats dans l’espace.

En revanche, il existe aujourd’hui une dépendance des États à l’utilisation des systèmes spatiaux. Et s’il y a conflit, les installations au sol qui permettent de les utiliser seraient potentiellement visées, prédisent les chercheurs. Les futurs conflits auront une dimension militaire.

La conquête spatiale ne risque-t-elle pas de nous détourner de notre priorité ?

En donnant l’illusion que l’humanité peut aller vivre ailleurs, la conquête spatiale pourrait nous détourner de la lutte pour la préservation de notre planète.

Bruno Latour, intellectuel et philosophe français de renom international, l’expliquait : « Comment va-t-on s’y prendre pour que le monde continue ? Maintenant, à part les quelques Californiens qui veulent aller sur Mars, tout le monde sait que la modernisation ne peut pas continuer. La vraie question est donc comment va-t-on maintenir les conditions d’habitabilité de notre planète ? Croire qu’il y a un plan B est une erreur, même si des entreprises ont déjà été formées dans le but explicite d’exploiter les ressources minières spatiales. »

Conclusion

Le film Don’t Look Up de Adam McKay peut servir de conclusion. Le point de départ du scénario est la découverte d’une météorite qui approche de la Terre et est susceptible de la détruire, si elle n’est pas détruite avant par des fusées équipées de têtes nucléaires. Dans le film, ce sont les États-Unis qui semblent avoir la destinée de l’humanité entre leurs mains.

Et c’est vrai, ils sont bien la première puissance spatiale. Sans raconter le film, ceux qui l’ont vu auront remarqué qu’il est tout de même évoqué une seconde mission de déviation menée par La Chine, la Russie et l’Inde. Si les deux échouent, le scénario est limpide : la Terre disparaît. Et l’Europe dans tout cela ? Totalement oubliée du scénario. L’Europe a pourtant des armes nucléaires et des fusées pour aller dans l’espace, non ? Elle ne fait pas assez parler d’elle… Pourquoi n’existe-t-elle pas davantage ?

C’est par la multiplicité des acteurs que l’espace pourra servir l’humanité. C’est aussi parce que l’Union européenne est une puissance normative qu’on a besoin d’elle dans l’espace. Ici, comme sur Terre, ce qu’il faut éviter en géopolitique, c’est le face-à-face sino-américain. Et en géoéconomie, la domination de quelques acteurs, qui se savent et se pensent plus malins. Et sachant que le winner takes all (le premier rafle la mise), ils cherchent à faire la course en tête.

Certains chercheurs n’hésitent pas à annoncer une « décennie prodigieuse » pour le secteur spatial. Le nombre de satellites pourrait être multiplié par 10 au cours de la décennie. La course à l’espace peut et doit être régulée. L’espace a été jusqu’à présent un exemple de coopération internationale remarquable, il faut que cela continue.