Au cas où les Quids de géopolitique aient raison et que Pascal Gauchon consacre ses numéros de Conflits aux sujets qui tombent effectivement, on vous propose cette dissertation (notée 15/20) sur la guerre, riche en exemple, à la suite de ces deux coïncidences :

conflits
Deux sujets 2015 abordaient ce qui était tombé aux concours. Le seul numéro depuis pouvant faire l’objet d’un sujet vient de paraître…
sujetsESCP2016
Un sujet proclamé haut et fort la veille de l’épreuve…Pure coïncidence ? Nous ne le pensons pas. Quid de l’égalité des chances aux concours ?

En novembre 2014, Sony Pictures, la filiale cinématographique du groupe Sony basée aux Etats-Unis, s’est fait dérober près de 15To de données. Ceci intervient quelques jours après la diffusion d’extraits d’une comédie caricaturant le dictateur nord-coréen Kim Jong-Un. Le groupe de hackers ayant piraté ces données pourrait agir au nom de la Corée de Nord, montrant là l’irruption de nouveaux registres de la guerre depuis la fin de la Guerre froide : non seulement le champ de bataille inclut le cyberespace, mais il comporte également de nouveaux acteurs, possiblement non-étatiques comme des entreprises ou groupes d’activistes.

La guerre désigne  « la condition légale qui permet à deux ou plusieurs groupes hostiles de mener un conflit par forces armées » (Quincy Wright, 1964). Par le terme de registres, nous entendons les nouveaux types de guerres ainsi que les nouvelles méthodes, les nouvelles stratégies utilisées par les belligérants. La fin de la Guerre froide a lieu en 1991 avec la fin de l’URSS. En fait, la Guerre Froide augurait déjà un nouveau registre de la guerre : une guerre des idées passant par des armements colossaux jamais exploités, au service de la domination d’une des deux grandes puissances. A la fin de celle-ci, on pensait que la guerre tendrait à disparaître, à cause notamment de l’affaiblissement du rôle de l’Etat et de l’émergence d’un marché globalisé où les territoires deviennent de plus en plus interdépendants. Et patatras ! Cet espoir a été déçu et de nombreux conflits mettent à mal l’hypothèse d’une « fin de l’histoire » (Francis Fukuyama) : les guerres sont encore présentes, mais elles ont changé de registre. Pour autant, ces nouveaux registres de la guerre marquent-ils l’apparition d’une forme de guerre fondamentalement différente de celle qui dominait auparavant, ou bien n’est-ce que la mise à disposition de nouveaux moyens, de nouvelles stratégies qui modifie les registres de la guerre sans en modifier la nature même, rupture ou continuité ?

Après avoir vu que les conflits armés connaissaient une recomposition depuis les années 1990 (I), nous verrons que de nouveaux champs de bataille apparaissent (II). Enfin, nous verrons que ces nouveaux registres ne modifient pas fondamentalement la nature-même de la guerre (III).

I. Un renouvellement des acteurs des conflits armés

1. Des guerres interétatiques qui prennent l’eau

Traditionnellement, la guerre est menée par des Etats défendant leur souveraineté et pour l’ONU, ce sont eux qui disposent du « droit de faire la guerre » (jus ad bellum). Et ils n’ont pas disparu.

Ces conflits sont de moins en moins terrestres et de plus en plus maritimes (exemple de conflits pouvant potentiellement aboutir à une guerre : Spartleys, Arctique, etc…). Par ailleurs, les conflits terrestres ont systématiquement un enjeu maritime : la Russie reprend la main sur Sébastopol et s’arroge un plus grand contrôle de la mer Noire. La multiplication des bases et la présence de flottes permanentes (et de forces prépositionnées) répond à cette nécessité (exemple : Collier de perles chinois, 80% de son pétrole passe par le détroit de Malacca).

D’ailleurs, les conflits sont de plus en plus extra-étatiques : menés par un Etat hors de ses frontières nationales, son territoire n’étant que peu menacé (Mali, Irak, Afghanistan)

2. La folle progression du nombre de guerres civiles

De plus en plus de guerres civiles (Yougoslavie, Caucase, Liberia, Darfour, RDC, Sierra Leone, RCA, Sud-Soudan, Syrie, Libye, etc.). Elles suivent de nouvelles règles : elles ne sont pas déclarées, les combattants ne sont plus seulement des soldats (mercenaires, combattants se voyant tels des martyrs, enfants-soldats).

Guerre asymétriques : petit groupe de combattants contre Etats plus puissants. Mais le rapport de force n’est pas égal aux moyens engagés ! Rien ne sert d’avoir 12 porte-avions, et d’éprouver des difficultés à combattre des fanatiques islamistes.

Emergence de conflits séparatistes menés par des guérillas souvent orchestrés par une puissance étrangère désirant affaiblir un ennemi: Donbass en Ukraine (aidé par la Russie), Ossétie et Abkhazie en Géorgie (aidé par la Russie), Nord-Kivu en RDC (implication du Rwanda) ou encore Kurdistan. Ils peuvent demeurer au statut de conflit gelé. De facto, certaines provinces séparatistes sont autonomes, voire souveraines, même si de juro, ce n’est pas le cas.

Transition : Si la géographie des acteurs de la guerre s’en trouve modifiée, qu’en est-il du champ de bataille. Si le rideau de bambou et celui de fer établissaient clairement un front, qu’en est-il des nouveaux champs de bataille ?

II. De nouveaux champs de bataille comme nouveaux registres de la guerre

1. La quasi-disparition du front militaire : une nouvelle forme de guerre où les hommes s’effacent grâce aux nouvelles technologies

Plus de grandes « batailles ». Apparition de nouvelles armes : drones, pilotés depuis le sol américain et visant des cibles (notamment talibanes) au Pakistan et en Afghanistan. Les guerres impliquent moins de soldats au sol. Question des pertes civiles : les civils du camp adverse sont de plus en plus visés. Il semblerait que depuis la fin de la Guerre Froide, les civils soient de plus en plus au cœur de  dégâts collatéraux », expression servant à relativiser cette réalité. On pourrait développer l’ouvrage La Nouvelle Impuissance Américaine d’Olivier Zajec dans lequel il parle du « volapük jargonneux » des guerres menées aux USA (« pensée Powerpoint », « guerre de troisième type », « guerre posthéroïque »)… à folle progression des coûts. L’absence de front augmente les coûts liés à la reconnaissance, les guérillas qui infiltraient Bagdad ou encore Mogadiscio font que les coûts de sécurisation des opérations ont explosé. Coût de la guerre en Irak : 750Mds$.

Terrorisme : se joue des frontières, les terroristes attaquent n’importe où et profitent de l’affaiblissement des barrières à la circulation des hommes (11/09/2011, Paris, Madrid, Londres, Casablanca, Boston, Peshawar, attaques de Boko Haram au Cameroun…)

Guerre de l’information : comme l’affirme Tzvetan Todorov (La Peur des barbares), il peut être tentant de simplifier les nouvelles guerres : l’Axe du Bien contre celui du Mal. C’est ce que fait chaque camp (en Chine où l’on prétend lutter contre l’impérialisme, en Russie également, aux USA, où les déclarations caricaturales et manichéennes de certains dirigeants républicains nourri une certaine haine des USA dans le monde musulman).

Transition entre les deux sous-parties : Sun Tsu affirmait il y a plus de deux millénaires qu’un « grand capitaine gagne sans combattre », alors, les nouveaux capitaines se sont-ils enfin mis à écouter son message ?

2. La guerre économique et monétaire

Les mutations des champs de bataille suivent ceux initiés par la mondialisation !

En temps de paix, la guerre économique demeure, c’est la volonté de partir à la conquête de parts de marché. C’est ainsi qu’en 1992, Bill Clinton affirmait que la période à venir serait celle de l’affrontement économique. Une école de guerre économique a ainsi été crée à Paris en 1997. Avec la mondialisation, on perçoit primat de l’économie sur le politique. Si Clausewitz disait que « La guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens » (De la guerre, 1831), on peut ajouter cette citation de Krugman « toute guerre est économique, toute économie est politique ». Puisque le commerce international est un jeu à somme nulle dont les gains de certains reposent sur les pertes d’autres, il faut faire partie des gagnants ! Ainsi, les alliés de la guerre froide sont désormais concurrents.

Ces guerres économiques se manifestent par : des embargos (guerre du gaz russo-ukrainienne de 2008) ou des mesures de rétorsion financières (sanctions contre la Russie sont un des principaux registres de la guerre. /!\ : ne pas confondre compétition économique et guerre économique. On peut réellement parler de guerre économique seulement lorsque des pratiques déloyales ou/et illégales ont lieu.

Exemples actuels : le renminbi qui serait dévalué de près de 40% vis-à-vis de sa valeur réelle, c’est un « vampire du Milieu » (Eric Israelewicz, L’Arrogance chinoise). Guerre économique via sanctions : la crise monétaire qui en émane fera-t-elle plier Poutine ? L’avenir nous le dira…

3. La guerre informatisée

Depuis la fin de la GF, émergence des NTIC à hacker un système informatique peut être bien plus terrible que de faire exploser une bombe… C’est tout naturellement qu’un nouveau champ de bataille s’est ouvert.

Exemple : « hackers rouges » chinois formés qui s’attaquent aux sites web gouvernementaux, à ceux des entreprises dans l’objectif de voler des informations, des données (opération Aurora, virus Ghostnet ayant infecté 72 gouvernements, entreprises militaires ou autres organisations non-étatiques comme le CIO). Ils sont peut-être derrières les attaques contre le film The Dictator pour la Corée du Nord. D’ailleurs, il semblerait que les Etats soient en quelque sorte démunis face à ce type d’attaques : si les Etats-Unis ne cèdent pas aux terroristes du monde réel, ils ont cédé très rapidement face aux terroristes du net, alors, les nouveaux registres de la guerre ne montrent-ils pas un changement dans l’ordre mondial ?

III. Au fond, des guerres pas si nouvelles que ça. Si l’on dispose de nouveaux moyens, on conserve une continuité dans les motivations au sein de ce Nouvel Ordre Mondial…

1. Des nouvelles motivations…pas si nouvelles. Pourquoi faire la guerre ?

Le déclenchement de ces nouvelles guerres est causé par des facteurs économiques et sociaux : pression démographique, mouvements de réfugiés, déclin économique, criminalisation de l’Etat (Libéria de Charles Taylor, Côte d’Ivoire de Gbagbo et Blé-Goudé, Soudan d’El-Béchir), perte du monopole de l’usage de la force (accaparé par d’autres acteurs que l’armée), violation des droits de l’Homme…

Plus que jamais, les critères ethniques et identitaires (religieux par exemple) sont importants (« guerre de civilisation » Huntington). Mais elles n’ont rien de nouveau (guerre de Perse au Vème siècle avant JC entre la civilisation grecque et celle perse, ou guerres russo-turques du XVIème au XXème siècle ou encore croisades…).

Guerres pour s’accaparer des ressources : pas si nouveau que ça (exemple : Guerre des Boers au début du XXème siècle pour s’accaparer les zones du monde les plus riches en diamants et en or). Mais nouvelles considérations : elles exhaltent les tensions. Si on ne fait plus la guerre pour les ressources, elles attisent les conflits, comme l’explique Frédéric Lasserre (La guerre de l’eau).

Idéologies : cœur de la Guerre froide. Cela n’a pas disparu. Il se pourrait que l’on entre dans une phase de confrontation entre l’idéologie libérale et démocratique (consensus de Washington) et celle non-libérale et autoritaire (consensus de Pékin).

Le prussien Clausewitz l’affirmait : si les caractéristiques de la guerre peuvent évoluer, la nature de la guerre demeure similaire, et le « climat de guerre » et a toujours pour piliers « le danger, l’effort, l’incertitude et la chance ».

Tous les registres n’ont pas changé, celui des motivations et l’essence de la guerre demeure similaire.

2. Mondialisation et « empowerment »

La fin de la Guerre Froide est allée de pair avec l’avènement de la mondialisation, d’où apparition d’ANE (acteurs non-étatiques). La guerre est moins l’affaire d’une armée qu’une affaire d’entreprises, de commerce, mais surtout de groupes paramilitaires. En fait, cela répond à la notion d’empowerment décrite par François HEISBOURG (L’épaisseur du monde), c’est le processus d’appropriation du pouvoir par des acteurs non étatiques (ONG, entreprises, …). La conception westphalienne d’un Etat souverain partout sur son territoire est remise en cause !

D’où l’émergence de « sociétés guerrières » (Bertrand Badie, Nouvelle guerre) comme Daech où l’IRA de Lord Kenny, elles organisent toute la vie sociale (de l’école jusqu’à la collecte d’impôts). Ainsi, les nouveaux registres de ces guerres impliquent de nouveaux acteurs non-étatiques bien plus puissants que jamais…

Conclusion : En fait, il semblerait que les nouveaux registres de la guerre se composent de nouveaux moyens et de nouvelles stratégies adaptées au nouveau contexte issu de la mondialisation. Néanmoins, ces nouveaux registres de la guerre constituent une évolution, non pas en rupture mais en continuité avec les précédentes formes de guerre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle L’Art de la Guerre de Sun Tzu ou De la guerre de Clausewitz sont aujourd’hui recommandés pour tous, qu’il s’agisse de militaires ou de cadres d’entreprises.