État de 78 millions d’habitants, à cheval entre l’Europe et l’Asie mineure, la Turquie fait figure d’exception au cœur de la région la plus belligène du monde. C’est une république laïque dont le parti au pouvoir depuis 2002, l’AKP (parti de la Justice et du développement) est islamo-conservateur. Ce pays jugé solide et moderne par les observateurs internationaux est en proie à une certaine dérive autoritaire incarnée par Recep Tayyip Erdogan, premier ministre de 2003 à 2014 et désormais président à la faveur d’une réforme constitutionnelle qu’il a lui-même orchestrée. Censure généralisée de la presse d’opposition et des dissidents du régime, limogeages de haut fonctionnaires accusés de comploter contre le président, promulgation de lois en faveur de la surveillance d’internet et surtout procédés électorales douteux (Erdogan a convoqué un second scrutin en novembre 2015 pour s’assurer la majorité des sièges après son échec aux législatives de juin 2015) ; la démocratie turque semble vaciller au profit d’un régime quasi despotique. Cette  concentration du pouvoir dans les mains d’un seul homme s’explique par la personnalité même d’Erdogan, mais également par le récent regain de tensions intra-nationales et intra-régionales auquel fait face le pays. Ces tensions se cristallisent autour de la question nationale kurde et de la lutte contre l’Organisation Etat Islamique (OEI).

I – Daech et la question kurde, deux  problématiques intrinsèquement liées

Historiquement, Erdogan soutenait avec force le régime de Bachar al-Assad. En 2006, les deux pays ont même opéré un rapprochement ambitieux, avec à la clé une ouverture de la frontière et la multiplication des échanges économiques. La situation se dégrade pourtant à l’heure des « printemps arabes » : Erdogan renoue avec ses rêves de grandeur, dans lesquels il serait le leader d’un Moyen-Orient converti à l’islamisme politique. Dans cette optique, la Turquie insiste pour qu’Assad fasse des réformes tandis que son pays sombre dans le chaos. Face à son refus, Erdogan n’hésite pas à soutenir financièrement des groupes djihadistes qui deviennent rapidement incontrôlables. Si cet argent n’est pas parvenu à renverser le régime syrien de Bachar al-Assad, il a incontestablement aidé des milices terroristes qui ont par la suite grossi les rangs de l’Etat islamique : la Turquie se bat donc à sa frontière contre un monstre qu’elle a contribué à créer par imprudence.

Désormais débarrassé de toutes ambitions hégémoniques dans la région, Erdogan reste confronté au problème kurde. Ce peuple à cheval sur quatre Etats (la Syrie, l’Irak, l’Iran et la Turquie donc) représente approximativement 16% de la population turque et réclame depuis des années une souveraineté nationale. A l’heure actuelle, la stratégie turque consiste à marginaliser l’importance du PKK dans la lutte contre l’EI en participant d’abord à la coalition, mais aussi en ouvrant ses bases militaires aux soldats américains. Erdogan s’inquiète en effet de la probable création d’une zone autonome reconnue internationalement en Syrie, qui pourrait servir d’assise au PKK. Dans ces conditions, le timide processus de paix engagé entre les Kurdes et l’AKP il y’a un an est bien loin, et les bombardements turques visent tout autant le PKK (volontiers qualifié de « mouvement terroriste » par Erdogan) que l’Etat islamique. Ce « double-jeu » turque embarrasse la coalition, tiraillé entre l’impossibilité de se passer d’un pays au premier plan dans la lutte contre Daech et la volonté d’empêcher Erdogan de commettre des exactions illégitimes à l’encontre des Kurdes, sous couvert de la lutte contre le terrorisme. La Turquie est par ailleurs membre de l’OTAN depuis 1952, ce qui en fait un allié majeur des Etats-Unis dans la région qui serait, vu le contexte, périlleux de froisser pour Washington.

La question migratoire, clé du rapprochement turco-européen ?

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Sommet turco-européen sur la question migratoire le 7 mars dernier

Sur la question migratoire qui secoue l’Europe depuis plusieurs mois, la Turquie représente un allié incontournable, mais aussi un « partenaire difficile », très dangereux. En effet, comme point de passage quasi-obligatoire, la Turquie demande des fonds à l’Union européenne pour pouvoir gérer l’afflux de migrants sur son territoire. Par l’accord signé le 18 mars 2016, l’Europe s’est déjà engagée à verser trois milliards d’euros supplémentaires pour aider les Syriens en Turquie.

Ce qu’il faut retenir de l’accord du 18 mars 2016

Ainsi, un accord a été signé entre la Turquie et l’UE le 18 mars 2016, avec l’objectif clairement affiché de mettre fin aux franchissements irréguliers entre la Turquie et l’UE. Il s’agirait donc de renvoyer des réfugiés syriens déjà présents en Europe et notamment en Grèce, vers la Turquie. Ces opérations de renvoi seraient assurées par une coopération entre les autorités turques et Frontex, l’agence européenne pour la gestion de la coopération aux frontières extérieures des Etats membres de l’UE. Concrètement, depuis le 20 mars, les nouveaux migrants arrivant en Grèce par la Turquie, sont renvoyés en Turquie. Même si la demande d’asile en Grèce est toujours possible, la requête peut être refusée puisque la Turquie est désormais reconnue comme « pays tiers sûr » par la Grèce.
En contrepartie, l’UE s’engage à reprendre les réfugiés syriens actuellement dans des camps de réfugiés en Turquie, à la frontière avec la Syrie. Ce principe du « un Syrien pour un Syrien » inquiète, d’autant que certains pays européens se sont déjà opposés à l’accueil de réfugiés supplémentaires, comme la Hongrie.

La crise migratoire souligne le manque de valeurs communes entre l’UE et la Turquie

La crise migratoire place l’Union européenne dans une situation délicate et la met face à ses contradictions: elle doit à la fois trouver une solution à la crise migratoire avec la Turquie, pays de passage, et en même temps, négocier avec un pays avec qui elle partage de moins en moins de valeurs… En effet, cette crise ne fait que mettre en exergue le manque de compatibilité entre les valeurs et principes de l’UE d’une part (promotion des droits de l’homme, reconnaissance des minorités…) et une politique turque de plus en plus autoritaire d’autre part. Le parti du président Recep Erdogan, l’AKP, au pouvoir en Turquie depuis 2002, a considérablement durci sa politique ces dernières années : la Turquie n’est plus ce pays progressiste dont on parlait au début des années 2000 ; le muselage de la presse n’est plus un secret pour personne, notamment avec les arrestations régulières de journalistes, ou la mise sous tutelle judiciaire du journal d’opposition Zamam, en mars 2016.

Instrumentalisation de la question migratoire

La Turquie a un rôle décisif à jouer dans le règlement de la crise migratoire. En effet, aujourd’hui Erdogan sait que sans son action, les réfugiés continueront à entrer illégalement en Europe. Il utilise cet argument, pour remettre au goût du jour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, et il a déjà obtenu l’accélération de la levée des visas pour les ressortissants turcs souhaitant se rendre en Europe, d’ici la fin du mois de juin. Ceci à condition qu’Ankara respecte les 72 critères de référence, fixés par la Commission européenne.

Pourtant, des deux côtés, il semble ne pas y avoir de volonté sincère de rapprochement. Pour les turcs, l’UE fait partie d’une stratégie, il n’y a pas de réel sentiment d’appartenance qui pourrait justifier une volonté d’adhésion. Ankara instrumentalise la question migratoire pour l’adhésion à l’Union européenne, et apparait en position de force, à la vue des 6 milliards d’euros débloqués par l’Union européenne entre fin 2015 et l’accord de mars 2016, mais aussi des fonds européens de « pré-adhésion » dont bénéficie la Turquie. De plus, le gouvernement turc a obtenu l’ouverture d’un nouveau chapitre sur les politiques budgétaires avant fin juin 2016.

Manon Laroche, étudiante en L3 sciences politiques, économiques et sociales
& Dimitri des Cognets