Peut-être n’en avais-tu pas entendu parler, mais la Colombie fait face, tout comme le Chili – et l’Équateur il y a peu –, à une série de manifestations (paro nacional). Dans un premier temps, je te propose donc de revenir sur les principales revendications de ces protestations, avant d’observer par la suite, la réponse du gouvernement colombien. Pour finir, nous essaierons de recontextualiser ces manifestations au sein de la vague contestataire que connaît l’Amérique latine depuis septembre 2019.

I – Quelles sont les principales revendications ?

A) Le retrait des réformes économiques prônées par le gouvernement

L’une des principales revendications des grévistes est le retrait des réformes économiques prônées par le gouvernement de Ivan Duque. Dernièrement, il a cherché à assouplir le marché du travail tout en diminuant le rôle des fonds publics de retraite au profit d’entreprises privées. Ces projets de loi (salaire minimum différencié selon les régions, paiement des jeunes à 75 % du salaire minimum) ont eu pour effet, dans un pays particulièrement inégalitaire (le deuxième de la région), d’accroître les tensions entre la classe dirigeante et les classes les plus modestes, menant à ce mouvement protestataire.

Jamais dans l’histoire colombienne, des manifestations n’avaient mobilisé autant de monde et aussi longtemps. Initié en novembre 2019, le mouvement perdure encore aujourd’hui et continue d’être largement soutenu par la population. Après un peu plus d’un an au pouvoir, Ivan Duque bat des records d’impopularité puisqu’un récent sondage le créditait à 69 % d’opinions défavorables.

On peut d’ailleurs se demander si cette contestation n’est pas d’autant plus soutenue que l’accord avec les FARC est désormais signé. C’est du moins ce que pense l’analyste Jorge Ivan Cuervo qui explique « que l’existence de guérillas marxistes a longtemps contenu les revendications sociales ». Comme il le dit lui-même, « avant, quiconque manifestait était soupçonné de sympathie pour la lutte armée ; [maintenant les revendications] explosent […] dans toutes leurs diversités. »   

B) Moins de violences et un meilleur respect de l’accord signé avec les FARC-EP

Justement, cet accord signé entre le gouvernement de Juan Manuel Santos (en 2016) et les forces armées révolutionnaires de Colombie est au centre des protestations. Beaucoup considèrent que le président actuel, dans la droite lignée uribiste, renie et met en danger le cessez-le-feu signé par son prédécesseur.

Premièrement, le Centro Democratico (parti du gouvernement) tarde à mettre en place la réforme agraire (l’un des piliers de la création de la guérilla révolutionnaire en 1964), qui figure pourtant dans la charte de 2016. De plus, et il s’agit sûrement du point le plus épineux, on constate que de nombreux anciens dirigeants et combattants FARC sont systématiquement assassinés, et ce, en dépit de la protection qui leur avait été promise. En 2016, l’Organisation des Nations unies (ONU) dénombrait ainsi 31 assassinats d’ex-combattants contre 77 en 2019, soit le nombre de morts en trois ans a plus que doublé. 

Ces assassinats, certainement perpétrés par des groupes de paramilitaires, mettent en danger cet accord d’autant que le gouvernement ne semble pas ou peu disposé à réagir, notamment au vu du scandale causé par l’intervention de l’armée dans la campagne de San Vincente. Ce scandale (novembre 2019) a mené à la démission du ministre de la Défense, Guillermo Botero, qui avait caché à l’opinion publique que plusieurs enfants avaient été tués lors d’un attentat à la bombe perpétré par l’armée et qui, semble-t-il, visait un groupe (présumé) de dissidents FARC. Le président lui-même n’a que tardivement reconnu cette bévue.

Le non-respect de l’entente signée avec les forces révolutionnaires et la recrudescence de la violence (de l’armée, des paramilitaires et de la police) ont été des éléments importants expliquant la mobilisation colombienne.

À titre de précision, les paramilitaires sont des forces auxiliaires de l’armée colombienne qui ont sévi lorsque le conflit battait son plein (dans les années 1980-1990) et dont l’objectif était la lutte contre les guérillas marxistes. Ces derniers seraient responsables de près de 80 % des victimes lors de la guerre civile. Ils n’ont cessé (officiellement) leurs activités qu’en 2006 avec l’autodissolution de l’AUC (Autodefensas Unidas de Colombia).

C) Une meilleure transparence pour lutter contre la corruption

La corruption est également l’une des raisons pour lesquelles la mobilisation a été aussi forte. Comme ses voisins (notamment le Venezuela et le Pérou), la Colombie est un pays ayant un indice de perception de la corruption particulièrement élevé. En 2016, sur une échelle de 0 à 100 (0 signifiant une corruption omniprésente), le pays andin a obtenu un score de 37, alors même que la moyenne mondiale était de 43.

La marcha de las linternas (« marche des lanternes ») en janvier 2019 est l’exemple même illustrant cette plaie. Plusieurs milliers de Colombiens ont défilé dans les villes en demandant la démission du procureur général de la nation soupçonné de corruption dans l’affaire Odebrecht. Des enregistrements accablants avaient été dévoilés par Pizano, témoin de l’enquête, et qui a mystérieusement été retrouvé mort avec son fils en novembre 2018 (empoisonnement).

De fait, on comprend qu’il s’agit d’un mouvement extrêmement large : certains réclament une meilleure justice et protection sociale, d’autres, s’accablent de voir une recrudescence des violences risquant de mettre en danger l’accord signé avec les FARC quand, pour finir, l’ensemble des citoyens doivent se sentir désabusés par le niveau de corruption élevé.

II – La réponse aux protestations et la place de ce mouvement au sein de la vague contestataire que connaît l’Amérique latine

A) Une répression sévère et des annonces sujettes à critiques

Très vite, le président Ivan Duque a affirmé avoir entendu les requêtes et a cherché à pacifier la situation sans toutefois répondre à la requête de dialogue direct faite par les syndicats. Cela n’a toutefois pas suffi puisque les jours qui ont suivi, on estime qu’entre 250 000 et 500 000 manifestants se sont réunis dans les différentes villes du pays.

Malheureusement, et comme souvent, ces protestations ont été sévèrement réprimées, ce qui a eu comme effet d’accentuer la mobilisation, notamment à la suite de la mort de Dilan Cruz. Ce jeune homme de 18 ans, qui manifestait pacifiquement dans le centre de Bogota, est devenu, à ses dépens, un symbole contre des répressions policières jugées excessives par les manifestants et l’opposition. Face à l’ampleur du mouvement, Ivan Duque n’a eu d’autre choix que de mettre en place un couvre-feu et d’accepter « une grande conversation nationale ». Les citoyens ont maintenant jusqu’au 15 mars 2020 pour se prononcer sur des sujets tels que la croissance, la corruption, la qualité de l’enseignement, la paix et l’environnement.

Il a également cherché à s’entretenir avec l’ensemble des maires et des gouverneurs qui ont été élus lors des élections régionales et municipales de 2019 (où son parti, le CD, est ressorti très affaibli). Cette décision a été toutefois très critiquée par l’opposition et notamment par la maire nouvellement élue de Bogota (Claudia Lopez). Comme le rapporte le journal Le Monde, celle-ci aurait affirmé « [qu’un] dialogue, ce n’est pas pour mieux communiquer les politiques du gouvernement. Un dialogue, c’est pour écouter avec humilité, admettre ses propres erreurs et faire des concessions. »

B) La place de ce mouvement au sein de la vague contestataire

Bien que le mouvement se poursuive, on peut déjà tenter d’analyser cette protestation qui semble parfaitement s’inscrire dans la vague contestataire à laquelle sont confrontés les pays latino-américains depuis septembre 2019. La « primavera colombiana » (nom donné aux protestations initiées en novembre) ne doit pas être analysée au même titre que les manifestations boliviennes, dans la mesure où celle-ci ne réclame en rien un besoin démocratique. En revanche, il pourrait s’avérer pertinent de la comparer aux protestations chiliennes, équatoriennes, voire argentines, puisqu’une critique du discours libéral intervient régulièrement. Comme dans l’ensemble de ces contestations (Équateur, Chili), on essaie de mettre en œuvre, sous couvert de réformes structurelles, des mesures qui s’appuient toujours plus sur les classes pauvres et moyennes. Soulignons également que toutes ces vagues protestataires, à leur manière, ont été réprimées avec des violences (et parfois des dérives), exprimant ainsi une conception fragile de l’État de droit et de la démocratie.

Même si les « gauches » latino-américaines sont plus affaiblies que jamais depuis 2012 (Brésil, Uruguay…), le tournant libéral, qui selon certains était censé arriver triomphant en Amérique latine, est encore loin d’être accepté par l’ensemble de la population, comme en témoigne les récentes crises.

III – Conclusion

La nature des protestations colombiennes reflète la complexité du mouvement qui survient dans un pays particulièrement polarisé par la lutte armée qui se poursuit (ELN). Les revendications sont diverses, mais l’on constate, en toile de fond, un désaccord sur les mesures économiques, la gestion de l’accord de paix (2016), les violences ainsi que sur la corruption omniprésente. Ces manifestations ne sont pas anodines (fort soutien, durée du mouvement…) et s’inscrivent au sein d’une large vague contestataire à laquelle sont aujourd’hui confrontés les pays d’Amérique latine.