Espagne

En 1975, la mort de Francisco Franco soulève une question majeure sur l’avenir de l’Espagne : dictature ou démocratie ? En 1969, le Caudillo présente le futur roi Juan Carlos comme son héritier, faisant du retour de la monarchie un héritage du franquisme. Pourtant, conscient des atrocités provoquées par la guerre et la dictature, le monarque poussera la démocratie jusqu’à son institutionnalisation dans la Constitution de 1978. Démocratie et monarchie deviennent donc deux régimes conciliés, voire complémentaires, et dont le représentant est Juan Carlos, « le roi de la démocratie ».

Aujourd’hui, le débat est ailleurs : monarchie ou république ? Affaiblie par les multiples scandales de Juan Carlos, la monarchie symbolise, pour une partie grandissante des citoyens, les insuffisances du système fondé sur la Carta Magna de 1978.

 

La monarchie, acteur majeur dans l’institution de la démocratie

À peine trois ans après la mort de Franco, la Constitution de 1978 définissait l’Espagne comme un « État de droit social et démocratique, dont la forme politique est la monarchie parlementaire » (art. 1). Une monarchie incarnée par Juan Carlos, décrit comme « l’héritier légitime de la dynastie historique ». Selon les termes de l’article 56 : « Le roi est chef de l’État, symbole de son unité et de sa permanence. Il est l’arbitre du fonctionnement régulier des institutions (…) » Désormais, la Couronne instituée par la dictature est devenue la gardienne de la démocratie. Cette métamorphose reflète le processus même du passage du franquisme à la démocratie.

Pour plus de détails sur la question, tu peux aller lire cet article sur Juan Carlos.

De l’âge d’or au discrédit juancarliste

Acteur décisif de la transition et protecteur des institutions lorsqu’elles ont été mises en danger, le père du roi actuel s’est ensuite volontairement éloigné, pas par désintérêt, de la politique quotidienne. De temps à autre, il intervient en présidant le Conseil des ministres, à la demande des chefs (présidents) de gouvernements successifs.

Mais c’est surtout en matière de relations internationales que son activité politique s’est déployée. Juan Carlos a beaucoup voyagé et ses déplacements ont appuyé l’intégration européenne de l’Espagne et réactivé ses liens diplomatiques avec l’Amérique latine, ou encore avec les pays arabes. Si les Espagnols étaient alors bien davantage « juancarlistes » que monarchistes, l’aura personnelle du roi bénéficiait bel et bien à la Couronne en tant qu’institution.

En effet, selon les enquêtes d’opinion du CIS (le grand institut public d’enquêtes et de sondages) entre le milieu des années 1990 et celui des années 2000, la monarchie était, à côté de l’armée et de la police, l’institution inspirant la confiance la plus élevée, loin devant le Gouvernement et le Parlement. Fin 2007, appelés à se prononcer sur le meilleur système pour l’Espagne, 69 % des sondés se prononçaient en faveur de la monarchie parlementaire, contre 22 % pour la République.

Une dizaine d’années plus tard, l’Espagne est toujours une monarchie

Mais, selon une autre enquête, elle est la monarchie la moins populaire en Europe. En mai 2018, 37 % des sondés approuvaient l’idée que l’avenir de l’Espagne serait meilleur si la monarchie était abolie, contre 24 % estimant qu’il serait pire. Et une courte majorité (52 %) se déclarait favorable à un référendum arbitrant entre monarchie et république.

Le long âge d’or de la monarchie post-franquiste avait épousé le sort d’un pays dont le rapide développement économique et social avait impressionné beaucoup d’observateurs européens prompts à célébrer le « miracle espagnol ». La croissance espagnole a été particulièrement forte entre 1996 et 2007. 3,7 % en moyenne contre 2,5 % dans l’UE à 27. Politiquement, l’avènement d’un quasi-bipartisme (les socialistes du PSOE et les conservateurs du PP dominant très largement la scène électorale) à partir de 1982 avait assuré pendant plus de trois décennies à la fois une forte stabilité gouvernementale et la possibilité d’une alternance au pouvoir. A contrario, la disgrâce du juancarlisme reflète tout aussi activement la multiplication des tensions qui ont ébranlé la démocratie espagnole dans la dernière décennie.

Monarchie ou république : la question reformulée

La chute brutale de la popularité de Juan Carlos doit beaucoup à la révélation, fin 2011, d’une grave affaire de détournement de fonds publics et d’évasion fiscale (le cas Nóos), impliquant l’un de ses gendres et éclaboussant l’infante Cristina (une des sœurs du roi actuel). Or, cet évènement prend place à un moment où la corruption politique est devenue un problème majeur pour une opinion publique échaudée par la prolifération des scandales affectant la classe dirigeante.

L’image de l’ex-roi s’est encore dégradée après son hospitalisation consécutive à un accident de chasse au Botswana en avril 2012, au beau milieu d’une très éprouvante crise économique et sociale qui a nourri le ressentiment contre les élites. Plus profondément, la perte de confiance d’une grande partie de la société espagnole à l’égard de son système politique trouble la perception de l’histoire de la démocratie. La gauche radicale, qui s’installe dans le paysage politique avec l’apparition d’« Unidas Podemos » à partir de 2014, critique le régime issu d’une transition démocratique qu’elle juge inachevée.

La figure du « roi de la démocratie » ne disait déjà pas grand-chose aux générations nées après la fin de la dictature et qui n’avaient pas de souvenirs directs du rôle alors joué par Juan Carlos. Mais les suspicions à l’égard des conditions de la transition renvoient surtout la monarchie à son origine franquiste qui, aux yeux de ses opposants, constitue aujourd’hui un péché originel ineffaçable.

Pour autant, la maison royale n’a pas perdu toute son assise

La conduite de Felipe VI a redoré, sauf parmi les plus jeunes et dans l’opinion catalane, l’image du trône. Une partie encore majoritaire de la société espagnole continue d’identifier la monarchie à l’ordre démocratique. En plein accord avec ces mots du roi actuel : « La Couronne est désormais indissolublement liée – dans la vie de l’Espagne – à la démocratie et la liberté. » Sur la scène partisane, au-delà de clivages idéologiques très intenses, un large spectre de forces politiques attachées aux institutions actuelles et à l’unité du pays (PSOE, PP et Vox et Ciudadanos) soutient la forme monarchique du régime. En Espagne, la monarchie n’est pas seulement « constitutionnelle » au sens habituel où elle est soumise à la loi fondamentale, mais aussi parce qu’elle s’identifie à la Constitution de 1978 et qu’elle en partage le destin, aujourd’hui incertain.