Assia Hadj-Ahmed, cette dissertation comporte douze pages.

Le mouvement écologiste, né durant les années 1960, n’a eu de cesse de rappeler aux gouvernements et aux citoyens, l’imminence d’un monde où la nature aurait disparue. Toutefois, si l’on semble s’accorder dans le langage courant sur ce qu’est la nature, il faut tout de même rappeler le caractère polysémique de ce terme. En effet, la nature désigne pour les Grecs ce qui est principe de mouvement des êtres : elle est une force qui anime le monde. Plus métaphysique que physique, la nature s’inscrit dans un cosmos. La nature est définie par ailleurs comme étant tout ce que l’homme n’a pas transformé : elle est spontanée et autonome. Et enfin, pour les Modernes, “la Nature n’est pas une Déesse”, ni finalisée : du concept de nature naturante spontanée hérité de l’Antiquité, on aboutit à une nature naturée physique qui est soumise à des lois. Si la fiction d’un monde, c’est-à-dire d’un lieu dans lequel nous évoluons, sans nature se produisait, cela bouleverserait l’homme tant celui-ci est attachée à la nature.

Toutefois, imaginer un monde sans nature n’est pas dénué de sens et ne va pas à l’encontre de ce que nous pourrions penser spontanément. Car, effectivement, au premier abord imaginer un monde sans nature matérielle semble absurde : il existe une nature soumise à des lois dans le monde. Ce qui compte, c’est la manière dont nous définissons la nature pour mesurer la possibilité d’une fiction d’un monde sans nature. D’autre part, ne serions-nous pas divisé entre un amour et une haine de la nature ? Ces deux sentiments sont le principe même du monde selon Empédocle, ainsi s’interroger sur un monde sans nature illustrerait cette dualité qui nous habite quant à notre rapport à la nature.

Comment pourrions-nous aboutir à un monde sans nature sans que l’homme soit menacé ? Cette fiction n’aurait-elle pas une valeur heuristique utile ?

Nous nous interrogerons dans un premier moment sur la manière dont cette fiction serait rendue possible tout en montrant que la nature est également, en un sens, une fiction (I), ensuite nous nous demanderons ce qu’implique l’idée d’un monde sans nature (II) puis nous terminerons en nous demandant si au contraire l’idée d’un monde sans nature ne ferait pas du monde un monde meilleur ? (III)

L’idée d’un monde sans nature relève d’une fiction, c’est-à-dire que l’on pense en théorie l’existence d’un monde sans nature sans forcément affirmer qu’il s’agit du notre. D’autre part, penser un monde sans nature nécessite que nous définissions la nature en un certain sens, celui qui nous vient spontanément. C’est-à-dire que la nature est tout ce qui est spontané, et ce que l’homme n’a pas transformé, et dans ce cas on peut affirmer que notre monde est sans nature.

En effet, l’activité humaine vise à aménager la nature, le monde dans lequel nous évoluons est artificialisé, dénaturé : cela empêche de penser que notre monde est naturel. La domestication de la nature relève d’une adaptation de l’homme à son milieu. Une nature sauvage et spontanée est transformée par ce dernier pour permettre sa survie. Nous pourrions même avancer que non seulement notre monde est sans nature (au sens que nous donnons à nature, c’est-à-dire nature naturante), mais en plus que la nature devient culturelle.

Lorsqu’Ulysse retourne à Ithaque dans l’Odyssée d’Homère,  il reconnaît son lit et comprend que Pénélope lui fut fidèle, par le fait que le lit construit dans un arbre fut intact. C’est-à-dire que la manière dont Ulysse domestiqua la nature lui permit de reconnaître “la culture”, autrement dit la nature est partie intégrante de la culture. Il n’y a plus de nature mais seulement un élément servant de distinction et de reconnaissance culturelle : la nature devient culturelle. Le monde et seulement culturel au sens où aucune force vitale de la nature n’agit sans que l’homme ne soit intervenu : ainsi l’idée d’une nature autonome perd de son sens. Cette domestication de la nature est point essentiel chez l’homme et le caractérise principalement. En effet, H.Arendt distingue dans son ouvrage La condition de l’homme moderne deux types d’hommes. L’un étant l’homo faber, qui grâce à ses outils transforment la nature en l’adaptant à son milieu, et fait partie de sa culture, et l’autre, l’homme qui utilise les machines, qui transforme non seulement la nature mais qui par la technique l’asservit jusqu’à aboutir à sa disparition.  Si l’un maîtrise la nature, et donc fait disparaître du monde une nature qui serait spontanée et autonome vis-à-vis de l’homme, l’autre, par l’utilisation de la machine aboutit à sa disparition complète puisque celle-ci est appréhendée de manière purement utilitariste.

La transformation du milieu pour permettre la survie de l’espèce n’est pas seulement propre à l’homme, elle est aussi la principale caractéristique du vivant en général. C’est ce que montre J.Monod dans Le hasard et la nécessité où la téléonomie qui caractérise le vivant, c’est-à-dire que les êtres vivants sont « des objets doués d’un projet qu’à la fois ils représentent dans leur structure et accomplissent par leurs performances (tels la création d’artefact) », entraîne une domestication constante de leur milieu afin d’assurer leur survie. Cette domestication de la nature est nécessaire à tous les vivants. De fait, cela illustre une artificialité du monde opérée par tous les vivants.

D’autre part, l’illustration que le monde est artificiel nous vient également du mythe de Prométhée que l’on retrouve dans Protagoras de Platon. Dans ce mythe, le monde est sans nature, ou en tout cas, la nature n’est pas l’essence de notre monde. Ce qui caractérise notre monde est avant tout la technique apportée par Prométhée au travers du feu, et la politique transmise par Zeus pour permettre la cohabitation entre les hommes qui font notre monde, celui dans lequel nous vivons.

Non seulement la nature est domestiquée, mais nous nous sommes mêmes rendus “maître et possesseur” de la nature. D’une nature devenue culturelle, nous aboutissons à une nature devenue rationnelle, et donc à un stade supplémentaire d’une dénaturation du monde. Il n’y a plus de nature qui docilement concède à laisser place à la culture, par l’usage de l’outil comme nous l’avons vu. Au XVIIème siècle, le travail d’asservissement de la nature va encore plus loin, et l’exemple des Jardins à la française l’illustre. Les jardins crées par Le Nôtre au Château de Versailles notamment, montre quelle fut l’entreprise des Classiques à cette époque vis-à-vis de la Nature. La Nature devient nature, elle est défaillante en agissant par elle-même, et l’homme doit améliorer celle-ci pour qu’elle soit véritablement naturelle. Cette conception géométrique et parfaitement rationnelle amène à la disparition complète de la nature autonome par l’action de l’homme. De fait, il n’y a désormais plus un seul lieu où la nature existe, c’est-à-dire où elle agit librement sans que l’homme n’intervienne.

C’est par la puissance de la technique que nous avons abouti à une disparition de la nature telle que nous la définissons, bien entendu une nature soumise à des lois existe toujours, mais une nature dont les forces agirait sans notre intervention n’a plus cours désormais. Selon Heidegger, dans Question de la technique, le processus d’arraisonnement de la nature par la provocation de celle-ci et cela en vue d’accumuler son essence conduit à sa disparition. D’un monde où l’homme et la nature cohabitaient, nous aboutirions à l’ordre du “Gestell”, c’est-à-dire au règne de la technique. D’un monde sans nature, nous serions à un monde de la technique.

C’est ainsi que le triomphe de la science a non seulement induit que le monde soit sans nature autonome et spontanée; mais également a participé au “désenchantement de la nature”. Max Weber emploie ce concept en reprenant le terme allemand à Schiller. Il montre par là que la conception d’une nature comme étant enchantée par une pensée magique et animée par des Dieux a disparu. La sécularisation du monde est inhérente à cette rationalisation induite par la Révolution scientifique. Le monde est sans nature, sans cosmos : il n’y a plus que des lois qui régissent la nature. Plus encore, la notion de monde clos perd de sa pertinence au profit de celle d’univers prenant en compte la découverte de l’infini.  La nature finalisée disparaît du monde, du cosmos, pour laisser place à une nature déterminée par des lois dans l’univers. Et comme chantait Brassens dans Le Grand Pan :

    “Mais se touchant le crâne en criant “j’ai trouvé !”

     La bande au professeur Nimbus est arrivée

     Et s’est mise à frapper les cieux d’alignement

      Chasser les Dieux du firmament.”

La pensée d’une nature animant le monde, au travers des Déesses, comme l’illustre le tableau de Botticelli nommé Le Printemps où chaque divinité représentant la nature animée par des Dieux n’a plus cours. La nature n’est plus de notre monde, comme participant pleinement à celui-ci au travers des Dieux. Le désir “mauvais” des scientifiques de briser le lien entre l’homme et la nature produit “des fruits qui ont un goût d’ombre” selon R.Musil dans l’Homme sans qualité. La science induit que le monde soit sans nature, désenchanté, et fait donc de cette fiction une réalité au prix que “nous avons perdu ce supplément d’âme” selon Musil, ce supplément d’âme que nous avions du temps que régnait le grand Pan.

D’autre part, nous pourrions même dire que non seulement cette fiction d’un monde sans nature est possible, dans la mesure où nous avons défini la nature comme étant spontanée et autonome, mais également que la nature elle-même peut être une fiction. Ne serait-ce pas les hommes qui observent de “l’ordre et de la régularité” dans le monde ? La nature ne semble être que le produit de notre construction intellectuelle. E.Kant dans La critique de la raison pure théorise l’idéalisme transcendantal et distingue la réalité phénoménale de la réalité transcendantale. Afin d’établir cette distinction, Kant fait l’hypothèse de l’existence de noumènes ( la chose en soi ) : l’âme, Dieu et la liberté. Nous n’avons accès qu’à la réalité phénoménale et non à la réalité transcendantale. En effet, toutes connaissances débutent par l’expérience a priori de la réalité. Notre perception a priori de la réalité est mise en synthèse par notre imagination, et l’entendement – faculté universelle chez l’homme – analyse cette synthèse produite. L’entendement est ce qui introduit une relation de causalité entre les phénomènes, et la nature selon Kant, est l’ensemble des lois qui régissent les phénomènes. Ainsi, il n’y a de nature que dans notre esprit : la nature ne pourrait pas faire partie de notre monde (qui comprend la chose en soi) mais de notre entendement.

En outre, la nature est avant tout un concept, et  comme tout concept elle est construite historiquement. Selon P.Descola dans Par delà la nature et la culture montre que le concept de nature est proprement occidental. En effet, chaque culture opère universellement des continuités et des discontinuités, et celle que nous opérons en Occident entre nature et culture n’est pas universellement appliquée. Ainsi, dans le monde entier, d’autre culture ne conceptualise pas la nature comme nous le faisons et ont donc une appréhension de leur monde comme étant sans nature, en tout cas pas de la même manière que nous la définissons.

Et enfin, la science contemporaine a définitivement fait de notre monde un monde sans nature, mais un monde où l’homme joue un rôle prépondérant dans celui-ci. Dans le Nouvel esprit scientifique G.Bachelard soutient que “Tout est construit” pour insister sur la distance essentielle entre les dispositifs expérimentaux mis à l’oeuvre dans la recherche scientifique et la réalité des phénomènes tels qu’ils se manifestent dans le monde. Il n’y a plus de monde où la nature existe mais seulement un monde où la théorie et la conception intellectuelle prime. Dans le même courant, l’interprétation de Copenhague soutenue par Heisenberg ira même jusqu’à avancer qu’il n’y a de Nature que ce que l’homme a transformé. Le principe d’incertitude mis en exergue par ce dernier montre que la nature spontanée et objective n’existe pas : un monde sans nature est un monde où il n’y a que l’homme.

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Nous avons montré en nous appuyant sur les différentes définitions données à la nature qu’il était possible d’imaginer un monde sans nature, sans nier bien entendu l’existence de la nature naturée reposant sur des lois. C’est notre conception de la nature, tantôt finalisée, tantôt conceptualisée, qui peut rendre viable une fiction d’un monde sans nature. Toutefois, la fiction d’un monde sans nature n’aurait-elle pas avant tout une valeur heuristique visant à rappeler l’importance de celle-ci et de sa conservation ?  Imaginer un monde sans nature provoque immédiatement un sentiment de peur chez les individus. Cette nature matérielle conçue comme ressource, c’est-à-dire comme nature naturée et non comme force agissante, peut venir à nous manquer. Selon H.Jonas dans le Principe de Responsabilité, compte tenu de la puissance d’action que nous avons sur le monde, nous devons subordonner le principe de responsabilité au principe de conviction. C’est-à-dire que compte tenu de notre ignorance des dégâts que peuvent  causer nos actions, pour convaincre qu’il faut conserver la nature, il faut s’appuyer sur le ressort psychologique propre à l’homme, selon lui : la peur. En ayant peur que notre monde soit sans nature, et donc qu’il n’y ait plus d’homme sur terre, les individus souhaiteront protéger celle-ci. Dans cette mouvance de la philosophie écologiste, M. Serres dans le Contrat naturel utilise également cette fiction de l’avènement d’un monde sans nature pour justifier l’existence d’un contrat de réciprocité entre l’homme et la nature. Le monde c’est la nature selon lui, nous y vivons et nous devons donc la protéger et la respecter. La crainte que la nature disparaisse se donne à voir dans Le sacre du printemps de Stravinsky réalisé en 1913. Les danseurs sont effrayés que le monde ne renaisse pas, le monde et la nature ne font qu’un, et ils procèdent à une rite pour que la nature voit le jour à nouveau. Ce rite ne serait-il pas un contrat naturel tacite entre l’homme et la nature que nous devrions renouveler perpétuellement ?

D’autre part, imaginer un monde sans nature, c’est imaginer un monde sans beauté. La nature participe à la beauté du monde dans sa créativité. Un monde sans nature est un monde enlaidi et le poème Vuelta de paseo de F. Lorca montre la laideur de New York ville sans nature et donc sans poésie, qu’il compare à son Espagne natale en Andalousie où la beauté règne en maître grâce à la nature. De plus, Proust dans Du côté de chez Swann (1913), affirme que “la sensation est à l’écrivain ce que l’expérimentation est au savant”. Le talent de l’écrivain est de se laisser s’inspirer par la beauté de la nature qu’il ressent dans le monde. Par ailleurs, un monde sans nature est un monde où l’aliénation des individus serait complète, il perdrait le lien essentiel qui les lient au monde pour n’être plus que des “techniciens”. En effet, selon Reggio dans son documentaire Koyaanisqatsi qui signifie en langue hopi “aliénation”. Le spectacle de la nature dans le monde que nous contemplons au début du documentaire dans un silence complet, aurait cédé à celui de la technique, que nous voyons peu à peu apparaître sans même que nous en ayons pris conscience.

En outre, la conception d’une nature finalisée qui s’insère dans le cosmos procure un sentiment de sécurité aux individus puisque cela donne du sens à l’existence. En effet, selon Schopenhauer, “l’homme a un besoin métaphysique” qui lui faut combler pour vivre sereinement. C’est pourquoi les Stoïciens s’appuient sur la nature pour la définir comme norme à leur conduite morale et permet de rassurer les hommes. Si le grand pan est mort et qu’il n’y a plus de divinité, tout ne serait que “bruit et fureur” pour citer Shakespeare : plus rien n’aurait de sens, et vivre dans un monde sans Nature déifiée comme le nôtre, est objet d’angoisse existentielle à résoudre.

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Nonobstant, nous pourrions accepter ce défi qu’est de concevoir un monde sans nature, nous pourrions même aller jusqu’à penser que cela ferait de notre monde, un monde meilleur. Au 19ème siècle, le paradigme de l’histoire s’est substitué au paradigme de la nature. Le monde n’a pas d’essence déterminée naturellement mais est pensé comme construit : tout ce qui existe est le produit de l’histoire. Si la nature ne définit plus l’essence du monde, elle n’est plus une norme que l’on devrait adopter pour définir notre conduite morale. Kant au XVIIIème siècle amorce cette transition du paradigme de la nature au paradigme de l’histoire et plus encore dans sa refondation de la morale. Selon Kant, les individus doivent “agir de telles sortes que la maxime de leurs actions puissent être érigée en loi universelle”. Ainsi, les individus doivent suivre la loi morale qui est en chacun de nous, puisque nous sommes tous des individus doués de raison. Le monde de l’homme est en rupture avec celui de la nature : c’est à l’homme de régir ses propres actions grâce à sa raison, sous l’hypothèse que ses actes sont libres.

Ainsi, penser un monde sans nature, c’est penser un monde sans déterminisme : or ne serions-nous pas ainsi mieux lotis ? Nous sommes libre de nos actes et rien ne nous contraint à être ce que l’on est par essence, autrement dit par nature. C’est ce qu’affirme Jean Paul Sartre dans L’existentialisme est un humanisme. Il n’y a pas de nature humaine : tout est construit en nous, l’existence précède l’essence nous sommes libre et non déterminés par des lois. Un monde sans nature est un monde où nous pourrions jouir de notre liberté.

D’autre part, un monde sans nature est un monde où l’on cesse d’interpréter celui-ci comme ayant un sens et comme devant conduire notre vie de ce fait. Nietzsche dans Le Gai savoir, montre qu’un monde sans nature serait un monde idéal puisqu’il permettrait à nos pulsions de s’exprimer librement et sans contrainte. Le monde n’est ni animé par un principe vitaliste, ni par des Dieux, ni ordonnés par des lois que nous interprétons. Le monde est sans nature, il n’y a rien sauf “la vie qui est une forme rare parmi d’autre”. En cessant d’interpréter le monde – parce qu’il n’y aurait pas de nature – l’homme cesse de hiérarchiser, d’émettre des jugements arbitraire et d’établir une morale allant à l’encontre de ses pulsions.

En outre, un monde sans nature est un  monde où l’homme assume pleinement la conventionnalité et l’historicité du monde. Ainsi, Hegel – à l’origine du passage du paradigme de la nature à celui de l’histoire – était opposé à l’idée qu’il y ait du droit naturel, la nature n’est pas norme du droit selon lui. C’est par la conflictualité essentielle au monde que le droit émerge et ce, selon lui, pour permettre le déploiement progressif de l’Esprit dans le monde. Bien que Marx s’oppose radicalement à Hegel par son matérialisme historique, c’est également pour lui le conflit qui crée le monde dans lequel nous vivons. Assumer que c’est le conflit entre la classe bourgeoise et la classe prolétaire qui crée le monde, c’est permettre de donner les moyens à la classe prolétaire de prendre conscience de son appartenance à cette classe. Grâce à la conscience d’être une classe pour soi, puisque rien n’est naturellement donné dans le monde et que tout s’acquiert au travers d’une lutte construite historiquement, la révolution sociale pourra se déclencher.

Et enfin, cette naissance du paradigme de l’histoire n’illustre-t-elle pas cette haine de la nature qui rend agréable l’idée qu’il y ait un monde sans nature ? Au XIXème siècle, le décadentisme se forme et s’oppose au courant naturaliste. Huysmans naturaliste déchu, devient un des meneurs de ce mouvement. Son ouvrage À Rebours fait les louanges de l’artificialité. Des Esseintes rejette absolument tout ce qui est naturel dans le monde qu’il s’est créé lui- même. Il désire vivre dans l’artificialité la plus complète et souhaite que la nature disparaisse afin de s’épanouir intellectuellement.  Ce goût pour l’artificialité est également partagé par Baudelaire, il trouve la nature fade, sans goût et la rejette entièrement. Il préfère à la place l’artifice, et c’est le monde sans nature qui lui procure une plus grande satisfaction. De cette nature fantasmée par les romantiques, ils n’en veulent pas. La véritable nature, celle que les romantiques ne perçoivent pas, est celle qui révèle la finitude de l’homme. Ce n’est pas l’artificialité qu’ils apprécient, mais avant tout l’absence de la nature. La nature voue nécessairement la disparition de chaque chose qui doit se putréfier puis mourir. Affirmer un monde sans nature révèle la volonté de l’homme de devenir immortel, de s’arracher à l’éphémérité du monde, de se distinguer et rompre définitivement avec l’ordre naturel pour rejoindre les Dieux.

Or nous pourrions très bien penser un monde sans nature tout en acceptant sereinement la brièveté de notre existence. En cela, rejeter une nature intellectuelle, comme cela fut toujours fait depuis l’Antiquité est préconisé par C.Rosset dans l’Anti-Nature. Le titre, évocateur, de cet ouvrage montre que C.Rosset désire un monde sans nature – ni finalisée, ni interprétée, ni rejetée par crainte – un monde où nous vivrions dans l’ “hic et nunc” c’est-à-dire dans le présent, sans connaître d’angoisse existentielle quant à sa signification. Nous assumerions la finitude de notre existence et le fait que le hasard est ce qui habite et constitue l’essence de notre monde, voire de notre univers.

Pour conclure, au travers des différentes définitions que nous avons travaillé dans notre devoir, la fiction d’un monde sans nature s’avère être possible. Nous avons vu tout d’abord que l’idée que nous nous faisons d’une nature suprême et autonome n’est pas viable : la nature a toujours été domestiquée, partie intégrante de notre culture et en ce sens dénaturée. D’autre part, le travail effectué durant la Révolution scientifique a conduit à un asservissement complet de la nature pour servir nos intérêts et fait définitivement perdre à celle-ci son caractère autonome. Tout cela montre que l’idée que nous nous faisons de la nature est avant tout construite, et qu’en ce sens il y a la possibilité de l’abandonner, que cela soit une bonne chose ou non. Si un monde de la technique montre ses limites d’un point de vue moral et esthétique, voire politique, cela montre la nécessité à protéger la nature matérielle nous servant de ressource. Toutefois, la conception de la nature déifiée ou déterminée peut quant à elle être remplacée par la notion du hasard qui conduirait notre monde. La fiction d’un monde sans nature soulève une variété de problème, d’une part concernant la définition donnée à la nature durant l’histoire des idées, mais aussi quant à notre rapport matériel avec celle-ci.