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« Et dans les yeux des affamés, la colère grandit, et poussent dans l’âme du peuple les raisins de la colère ». Cette formule de John Steinbeck dans son roman Les raisins de la colère bénéficie d’une résonance particulière aujourd’hui alors que le mouvement des Gilets jaunes s’apprête à fêter son deuxième anniversaire. Ce phénomène est particulièrement intéressant pour les sociologues puisque, dans son originalité, il révèle les mutations de la stratification sociale. Si la crise sanitaire avait momentanément interrompu le mouvement, les manifestations reprennent désormais partout en France. L’occasion pour nous de revenir sur un mouvement social historique.

 

Un navire sans capitaine

6,33 : c’est le prix en euros du gilet jaune modèle EN47 sur Amazon, à la veille de l’allocution du président de la République Emmanuel Macron sur la conclusion du « grand débat » du 8 avril 2019. Six mois auparavant, le 17 octobre 2018, son coût  ne s’élevait qu’à 3,52 euros, soit une hausse de 80 %. Le montant du gilet fluorescent n’est toutefois pas la seule nouveauté concernant le mouvement des Gilets jaunes.

En effet, le mouvement se caractérise par une composition sociologiquement déphasée, hors des relais institutionnels traditionnels. Loin d’être un mouvement organisé s’appuyant sur des syndicats, on assiste à un soulèvement spontané qui exclut toute logique partisane. Les réseaux sociaux ont joué un rôle clé, puisqu’ils ont été massivement utilisés afin de favoriser le consensus et la reconnaissance sociale. L’identité du mouvement est délicate à définir tant il regroupe un ensemble hétéroclite d’individus : âgés de 45 ans en moyenne, ils appartiennent aux classes moyennes et aux classes populaires.

S’il semble difficile de dresser le portrait type des protagonistes d’un mouvement dont l’une des particularités est justement sa diversité, les Gilets jaunes peuvent néanmoins être caractérisés par un rapport spécifique à la société. Ils manifestent en effet une importante défiance vis-à-vis des pouvoirs publics et des institutions. D’après une étude de L’Observatoire société et consommation (l’Obsoco), 63 % des Gilets jaunes affichent un très faible niveau de confiance à l’égard des partis politiques, des élus locaux, de l’Union européenne, de la justice et des médias. Les élites économiques ne bénéficient pas de beaucoup plus de soutien et sont bien souvent jugées responsables de la faiblesse du pouvoir d’achat. Par conséquent, si dans la houle tumultueuse de l’océan, le navire au pavillon jaune n’a pas de capitaine, des velléités communes orientent toutefois le gouvernail.

Considérations morales

Pour Samuel Hayat, ces velléités s’ancrent dans « l’économie morale », telle qu’elle fut développée par l’historien britannique E.P Thomson. La notion traduit un élément important des manifestations au XVIIIe siècle : elles renvoyaient à une conception commune du bon fonctionnement de l’économie, au sens moral. L’économie morale désigne donc un ensemble de valeurs et de normes communes sur le fonctionnement adéquat de l’économie. Elle résulte d’un pacte implicite entre les classes populaires et les détenteurs du pouvoir. Lorsque ce pacte est rompu, le peuple formule, par l’émeute, un rappel à l’ordre à nos dirigeants.

La liste des revendications des Gilets jaunes traduit bien ce phénomène puisqu’ils font appel à des principes (au double sens de ce qui est premier et de ce qui commande) économiques essentiellement moraux : protection des plus faibles, justice fiscale, solidarité… La rupture du pacte social serait ainsi à l’origine du mouvement : une politique excessivement centrée sur l’offre aurait contribué à malmener les principes d’économie morale qui structurent l’ordre social.

Toutefois, l’élément déclencheur du mouvement des Gilets jaunes reste difficile à établir : augmentation du prix du carburant, alignement de la CSG des séniors sur d’autres catégories ou encore suppression de l’ISF. Peut-être faut-il nous tourner du côté de Baudelaire qui rappelle dans Les Paradis artificiels (1860) que « la lutte et la révolte impliquent toujours une certaine quantité d’espérance, tandis que le désespoir est muet. Là où il n’y a pas de remède, les plus grandes souffrances se résignent ».

Au carrefour des espoirs déchus

Selon le sociologue Louis Chauvel, on trouve dans le mouvement des chasubles, l’expression du paradoxe de 1789 décrit par Tocqueville dans L’ancien régime et la Révolution (1856). C’est un écart colossal entre les espoirs de progrès économiques et sociaux et la réalité caractérisée par un retournement de la conjoncture qui a brutalement détruit les aspirations des Français et a conduit à la Révolution. Cette disjonction entre espoirs et possibilités de réalisation, entre imaginaire et réel, est l’un des plus importants facteurs expliquant les comportements sociaux anxiogènes : le suicide chez Durkheim, la déviance et la transgression dans la théorie de la tension (strain theory) de Merton, ou encore les dynamiques révolutionnaires analysées par Gurr et Davies.

Depuis la crise de 2008, les secteurs les plus compétitifs de l’économie française ont été relancés, mais le pouvoir d’achat des Français, lui, peine à se rétablir au niveau d’avant crise. La hausse des inégalités surtout liée à la forte augmentation des revenus des capitaux mobiliers a engendré une certaine frustration chez les ménages les plus précaires, qui ont vu leurs aspirations battues en brèche. Cette disposition sociale, Albert Hirschman l’a dépeinte à travers « l’effet tunnel » : pensez à un embouteillage dans un tunnel à deux voies. L’automobiliste est d’abord anxieux, puis agacé. Dans un premier temps, il est tout de même soulagé d’apercevoir la file à sa gauche redémarrer puisqu’il espère ainsi repartir à son tour. Toutefois, dans un second temps, lorsque sa file reste à l’arrêt, la frustration du conducteur le poussera à débouler sur la file de gauche. C’est lorsqu’un conducteur frustré déboîte sur l’autre file que l’accident devient le plus probable.

Depuis 2017, dans un premier temps, les classes moyennes et populaires coincées dans l’ascenseur social ont espéré une mobilité sociale ascendante, mais cela ne s’est pas produit. Ce gouffre entre aspirations et réalité a suscité d’importantes frustrations qui ont poussé les Gilets jaunes à se donner rendez-vous, au carrefour des espoirs déchus.

 

Conclusion

En somme, les sciences sociales permettent un éclairage précieux du mouvement des Gilets jaunes qui émeut le pays depuis près de deux ans. En analysant ses origines, son identité et ses aboutissements, les sociologues nous libèrent de la logorrhée médiatique afin d’exposer ce phénomène social sous un nouveau jour. En particulier, beaucoup, à l’instar de Camille Peugny, estiment que le mouvement marque le retour des « clivages de classes ». Alors que le concept de classe sociale semblait désuet, la faiblesse du pouvoir d’achat, le niveau du chômage et l’augmentation des inégalités contribuent à empêcher toute mobilité ascendante parmi les classes populaires et à cultiver un sentiment de déclassement social chez les classes moyennes inférieures. Dès lors, la notion de classe sociale est-elle vraiment dépassée ? Ce sera l’objet de notre prochaine revue sociologique. À bientôt pour un nouveau numéro.

Sources : 

  • Le MondeLe Monde diplomatiqueLe Figaro – Site de l’ENS
  • Les grandes questions économiques et sociales (sous la direction de P. Combemale)