Situation de l’extrait – champ philosophique et thème abordé

L’extrait étudié se trouve au début du Discours de métaphysique de Leibniz ; il s’agit du deuxième paragraphe, dont le titre est « Contre ceux qui soutiennent qu’il n’y a pas de bonté dans les ouvrages de Dieu ; ou bien que les règles de la bonté et de la beauté sont arbitraires ». Il s’agit donc d’un texte métaphysique portant sur le rapport de Dieu aux lois qui régissent le monde. Dans le paragraphe précédent, Leibniz établissait la perfection de Dieu et en déduisait celle du monde créé par lui.

Problématique

Cet extrait, poursuivant le même mouvement de pensée, vise plus particulièrement à expliquer si et dans quel sens le monde peut être dit « parfait ». Le débat se situe ici, comme l’indique le titre du paragraphe, entre deux thèses contradictoires, celle de Leibniz et celle de ceux qu’il prend ici pour adversaires, à savoir principalement Descartes et Spinoza.

Descartes soutient que Dieu lui-même a créé les vérités éternelles, sans que sa volonté ait eu plus de raison de choisir celles-ci plutôt que d’autres. Si les vérités éternelles (et par extension les lois du monde) sont parfaites, c’est donc uniquement parce qu’elles ont été choisies par Dieu, et non parce qu’elles sont intrinsèquement bonnes. C’est à cette position cartésienne que renvoie la deuxième partie du titre du paragraphe, « que les règles de la bonté et de la beauté sont arbitraires ».

Spinoza, pour sa part, soutient que Dieu n’a même pas choisi intentionnellement ces lois du monde ; il les produit selon une nécessité indépendante de toute considération finale (=  relative à des buts). La première partie du titre du paragraphe, « il n’y a pas de bonté dans les ouvrages de Dieu », fait donc référence à la position spinozienne.

Il s’agit donc pour Leibniz de répondre à deux questions étroitement liées : la première est de savoir si les lois du monde sont bonnes ou non ; la seconde est de savoir si elles sont intrinsèquement bonnes (bonnes en elles-mêmes) ou extrinsèquement bonnes (bonnes pour une raison extérieure à leur nature propre, en l’occurrence uniquement parce qu’elles résulteraient de la volonté divine).

Thèse de l’extrait

Leibniz s’oppose à la fois à la thèse cartésienne et à la thèse spinozienne : selon lui, la bonté des lois du monde est intrinsèque, et c’est justement parce que ces lois sont bonnes que Dieu les a choisies. Autrement dit, ces lois ne reçoivent pas leur perfection de la volonté divine ; c’est au contraire parce qu’elles sont parfaites qu’elles ont pu être l’objet du choix de Dieu.

PARTIE I : La perfection du monde indique celle du créateur

1° Exposition de l’antithèse

« Ainsi je suis fort éloigné… que Dieu les a faits. »

Leibniz ouvre ce second paragraphe du Discours de métaphysique sur l’exposition de la position cartésienne : « il n’y a point de règles de bonté et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idées que Dieu en a », et « les ouvrages de Dieu ne sont bons que par cette raison formelle que Dieu les a faits ».

Deux éléments sont à remarquer : la première, c’est que Leibniz semble hésiter entre deux « lieux » où il serait possible de situer la perfection des choses : la nature même de ces choses, ou les idées que Dieu a des choses. Cette distinction, selon toute vraisemblance, est faite pour pouvoir envisager le choix de Dieu avant la création du monde. Avant que les choses existent, en effet, leur perfection ne peut pas encore se trouver en elles-mêmes, mais seulement dans les idées que Dieu a de ces choses avant leur existence.

La seconde chose à remarquer est l’expression positive de la position cartésienne à laquelle Leibniz souhaite s’opposer : le monde ne serait bon que parce que Dieu l’a fait.

2° Argument d’autorité théologique

« Car si cela était… qui les rapporte à leur cause. »

L’argumentation de Leibniz se construit progressivement à partir de là. Son premier argument est un argument d’autorité. On sait que l’argument d’autorité est communément rejeté en philosophie : ce n’est pas parce qu’un grand homme a soutenu telle thèse qu’elle est vraie ; il faut toujours démontrer la thèse elle-même. Il n’y a qu’une exception dans le contexte idéologique du XVIIe siècle : l’argument d’autorité qui se réfère à la Bible ou « Sainte Écriture », cette dernière étant évidemment l’autorité incontestable par excellence, expression presque directe du message de Dieu. Leibniz va donc montrer que le texte biblique lui-même attribue une perfection intrinsèque au monde : « Dieu vit toutes choses qu’il avait faites ; et elles étaient très bonnes » (Genèse, I, 31). L’argument de Leibniz est ici le suivant : si la Bible affirme que c’est en le regardant que Dieu trouve que le monde est bon, c’est que sa bonté se remarque en le contemplant lui-même (sans le rapporter à son créateur), et donc qu’elle lui est intrinsèque.

3° De la perfection du monde à celle de Dieu

« Ce qui est d’autant plus vrai… son caractère. »

Leibniz poursuit en rappelant une preuve de l’existence de Dieu en usage au XVIIe siècle (preuve que Kant appellera « preuve physico-théologique »). Celle-ci consistait à établir l’existence et la perfection de Dieu à partir de l’existence et de la perfection du monde. Cela suppose d’une part qu’on puisse remonter d’un effet à sa cause, et d’autre part, ce qui intéresse Leibniz dans le cadre de sa présente réflexion, cela suppose que les propriétés de la cause puissent être déduites des propriétés de l’effet. Si, donc, on admet la preuve physico-théologique, on admet qu’on déduit la perfection de Dieu à partir de celle du monde ; c’est donc qu’on admet également que le monde est intrinsèquement parfait, avant même d’avoir démontré l’existence et la perfection de Dieu.

PARTIE II : Contre le Dieu despotique de Descartes

1° Pente glissante du cartésianisme vers le spinozisme

« J’avoue que le sentiment contraire… à leur manière. »

Leibniz procède, au commencement de cette deuxième partie, à ce qu’on appellerait aujourd’hui une « diabolisation par association ». Il va en effet jeter le discrédit sur la position cartésienne en montrant qu’elle ouvre la voie à une position beaucoup plus inacceptable dans le cadre des opinions théologiques de l’époque, à savoir la position « des derniers novateurs », plus clairement celle de Spinoza. En somme, l’argument est le suivant : si l’on commence à soutenir que les choses ne sont pas bonnes en elles-mêmes (comme le fait Descartes), on peut carrément finir par soutenir qu’elles ne sont pas bonnes du tout (comme le fait Spinoza).

2° Le cartésianisme détruit les raisons d’aimer et de louer Dieu

« Aussi, disant que les choses… tout le contraire ? »

Le deuxième argument de cette deuxième partie est plus philosophique : il consiste à montrer que la position de Descartes supprime les raisons d’aimer Dieu et de le louer. En effet, si Dieu a choisi les lois du monde non parce qu’elles étaient bonnes, mais sans aucune raison, le choix de Dieu ne peut pas être estimé, ni fonder un amour de Dieu. L’amour de Dieu et la louange de son choix suppose que ce choix a été fondé sur une bonne raison ; si le choix est arbitraire, il n’y a aucune raison de le trouver bon, ni d’aimer celui qui a choisi.

3° Dieu juste ou Dieu despote ?

« Où sera donc… est juste par là même ? »

Une propriété traditionnellement attribuée à Dieu doit lui être retirée, si le monde ne doit être jugé bon que parce qu’il l’a voulu : la justice. La justice, en effet, consiste à choisir selon la règle du bien : mais si les choses ne deviennent bonnes qu’une fois que Dieu les a voulues, le choix de Dieu est antérieur à toute justice, et n’est pas juste lui-même.

Leibniz oppose en fait ici deux conceptions du juste : 1° le juste consiste à vouloir ce qui est bon (c’est la conception de Leibniz) ; 2° le juste est cela même que choisit la volonté la plus puissante (c’est une conception qu’on peut rapprocher de celle de Thrasymaque dans La République).

Pour Leibniz, la seconde conception du juste est une conception despotique, uniquement basée sur la puissance de la volonté, qui à la fois heurte la vision qu’on doit se faire de Dieu (lequel doit être conçu comme juste en un sens supérieur et non despotique) et contredit le véritable mécanisme du choix. C’est sur ce dernier point que porte la troisième et dernière partie de l’extrait.

PARTIE III : L’entendement divin est la véritable source de la perfection du monde

1° Tout acte de volonté est précédé d’un motif

« Outre qu’il semble… antérieure à la volonté. »

Pour Leibniz en effet, toute décision de la volonté obéit à un certain schéma. Ce schéma est le suivant : il faut d’abord qu’une raison de vouloir précède la volonté elle-même, et que la volonté se décide ensuite sur la base de cette raison. Autrement dit, on ne veut pas sans raison, et tout acte de volonté suppose un motif préalable qui la détermine.

2° Affirmation de la thèse leibnizienne : les lois du monde viennent de l’entendement divin, non de sa volonté

« C’est pourquoi… son essence. »

Ce motif qui détermine la volonté est une idée présente dans l’entendement. Dieu, comme l’homme, est doué de deux facultés principales : l’entendement, faculté de se représenter des idées, et la volonté, faculté du choix. Ce que montre Leibniz, c’est que le schéma de l’acte volontaire dégagé précédemment s’applique à Dieu aussi bien qu’aux hommes. Dieu ne veut pas sans raison, la volonté divine est déterminée (quoique non nécessairement, comme le montre Leibniz dans d’autres passages) par des raisons qui lui sont représentées par son entendement.

Appliquons ces nouvelles données au problème qui occupe Leibniz dans cet extrait. Dieu, donc, doit avoir des raisons de vouloir. S’il a voulu le monde tel qu’il est, il y a donc une raison à cela. Cette raison doit être la meilleure possible, car Dieu est parfait. Il ne peut donc avoir choisi ce monde que parce qu’il était le meilleur parmi tous les mondes susceptibles d’être créés. C’est donc que ce monde était perçu comme le meilleur dans l’entendement divin, avant même que la volonté se détermine à le créer. Ce n’est donc pas la volonté divine qui fait que le monde est parfait, mais c’est parce que ce monde est parfait qu’il a été l’objet de la volonté divine. C’est précisément la thèse que Leibniz avait pour tâche d’établir dans cet extrait.

Sont écartés, avec cette thèse, toutes les conséquences nuisibles que Leibniz attribuait aux positions cartésienne et spinozienne : Dieu est bel et bien juste, parce qu’il veut conformément à une règle du bien, préalable à son choix ; les hommes ont donc des raisons de l’aimer et de le louanger, contrairement à un Dieu despote qu’il ne faudrait que craindre.