Le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie est assassiné brutalement près du collège où il enseigne. Aujourd’hui, nous publions en exclusivité la tribune du conseil d’administration de l’APHEC (Association des Professeurs des Classes Préparatoires Économiques et Commerciales) lui rendant hommage.

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En ce jour d’hommage national à Samuel Paty, notre collègue assassiné, nous sommes désorientés, touchés  dans nos engagements les plus intimes, professionnels et personnels. Une offensive fanatique s’en est prise  à ce qui nous unit, au-delà des différences de déclinaison de notre humanité. 

Nous disons notre indignation et notre sympathie, à sa famille, ses proches, ses élèves, ses collègues. 

La liberté d’enseigner, par laquelle nous adressons à nos étudiants de classes préparatoires aux grandes  écoles de management une parole qui puisse les aider à se construire, est si essentielle qu’il est épouvantable  qu’elle ait fait vendredi de l’un de ses porteurs un homme à abattre, et qui fut abattu. 

Hier matin, sur la liste générale de notre association, un collègue de philosophie écrivait : « On a fait taire,  en le tuant, un collègue, qui posait des questions indésirables. Cela ne s’est pas passé dans l’Athènes de  l’Antiquité. » 

Ce que Samuel Paty a fait, sans céder aux pressions directes et violentes d’intimidation, ni aux pressions  indirectes insidieuses d’un « politiquement correct » vecteur d’autocensure, a été fort tout autant que délicat.  Force de mener à bien sa mission d’éducateur pour permettre un recul critique. Délicatesse envers les élèves  qui risquaient d’être choqués, démarche faite de compréhension et de douceur pour les préparer à une  émancipation. 

Nous rendons hommage à son intransigeance de professeur dont la mission est d’œuvrer, comme nous tous, quelle que soit notre discipline, à un « droit d’inventaire » du réel qui fait grandir les possibles pour la  génération montante. Et aussi à sa pédagogie d’enseignant aguerri qui pensait qu’on devait se garder de  brusquer, de sidérer, mais qu’il fallait plutôt apprivoiser, mettre en confiance, avant d’amener un élève à  s’approcher d’une image pour la contextualiser et la déchiffrer. Ce que savait l’allumeur de réverbères qu’il  était et que chacun de nous persistera, à sa suite, à rester. 

Notre métier est beau. Faire grandir, inviter nos élèves à penser y compris contre eux-mêmes, ce qui est  difficile, et reste difficile, parfois, aussi, pour nous. 

Nous avons besoin de toute la puissance mobilisatrice de ce que nous pourrons formuler de nos émotions  et de nos raisons de continuer à enseigner, entre nous, avec nos familles, avec nos proviseurs, et, le  2 novembre, avec nos étudiants. Nous ne savons pas encore de quoi nos propos seront faits, puisque le  rapport à nos classes relève d’une parole vivante, souple, que nous avons à élaborer beaucoup pour qu’elle  puisse s’ouvrir, se défaire, puis se recomposer mieux, au contact de leurs questions. 

Nous souhaiterions dans cette tribune, pour prolonger le travail d’enquête et de formation de notre collègue  historien-géographe qui paya de sa vie la liberté d’enseigner, esquisser quelques pistes. Quelles que soient  nos disciplines, histoire, géopolitique, mathématiques, économie, langues vivantes, lettres, droit, gestion,  management, philosophie. Quels que soient nos outils, cartes, nombres, figures, schèmes, courbes, attendus,  concepts, mais métaphores aussi, dessins, tableaux. 

Nous tenons à notre liberté pédagogique, qui fait de l’émancipation de nos élèves une finalité essentielle.  Platon concevait une république qui avait pour but d’éduquer. Sa visée était que l’homme s’accomplisse  comme être parlant, qu’il puisse géométriser, conceptualiser, développer une parole de cohérence. Rousseau proposait lui aussi un mode de coexistence qui avait pour but d’émanciper. Dans le Contrat Social, il est  écrit que devenir citoyen décentre, rend autonome. C’est la constitution d’une république qui donne des  outils pour conduire un enfant « hors de lui-même », l’amène à s’écarter de la tyrannie des impulsions et  des préjugés, en vue d’obéir un jour à lui-même. 

Nous sommes attachés à l’obligation scolaire, à l’ouverture sociale, à l’accès équitable aux savoirs et aux  savoir-faire qui libèrent des dépendances et des superstitions. 

Dans ses Cinq mémoires sur l’instruction publique de 1792, Condorcet écrivait : 

« L’inégalité d’instruction est une des principales sources de tyrannie. Dans les siècles d’ignorance, à la  tyrannie de la force se joignait celle des lumières faibles et incertaines, mais concentrées exclusivement  dans quelques classes peu nombreuses. Les prêtres, les jurisconsultes, les hommes qui avaient le secret des  opérations de commerce, les médecins même formés dans un petit nombre d’écoles, n’étaient pas moins les  maîtres du monde que les guerriers armés de toutes pièces; et le despotisme héréditaire de ces guerriers  était lui-même fondé sur la supériorité que leur donnait, avant l’invention de la poudre, leur apprentissage  exclusif dans l’art de manier les armes. C’est ainsi que chez les Égyptiens et chez les Indiens, des castes qui  s’étaient réservé la connaissance des mystères de la religion et des secrets de la nature étaient parvenues à  exercer sur ces malheureux peuples le despotisme le plus absolu dont l’imagination humaine puisse  concevoir l’idée. » 

Condorcet voyait, dans les Lumières, l’antidote de cette soumission aveugle à un sectarisme exercé par une  caste ou une corporation : 

« Il ne peut plus y avoir de ces doctrines occultes ou sacrées qui mettent un intervalle immense entre deux  portions d’un même peuple. Mais ce degré d’ignorance où l’homme, jouet du charlatan qui voudra le séduire,  et ne pouvant défendre lui-même ses intérêts, est obligé de se livrer en aveugle à des guides qu’il ne peut ni  juger ni choisir ; cet état d’une dépendance servile, qui en est la suite, subsiste chez presque tous les peuples  à l’égard du plus grand nombre, pour qui dès lors la liberté et l’égalité ne peuvent être que des mots qu’ils  entendent lire dans leurs codes, et non des droits dont ils sachent jouir. » 

Nous avons à exercer une vigilance vis-à-vis de la montée en puissance des revendications séparatistes au  nom d’un « droit à la différence » qui génère un communautarisme. Et nous ne saurions nous contenter,  pour y faire face, d’un « politiquement correct », qui relèverait d’un faux consensus. 

Le « droit à la différence », étendard prétendument indiscutable, que brandissent, dans notre République,  les séparatistes, est-il autre chose qu’un leurre s’il n’est pas subordonné au « droit à l’indifférence » de notre  laïcité ? Il nous faudra regarder de plus près sa potentielle teneur toxique. 

La laïcité prévoit que certaines de ces différences, susceptibles, si elles n’étaient pas encadrées, de nuire au  vivre-ensemble, ont toute latitude pour s’exprimer dans un registre privé. Pour préserver le partage d’un  espace commun. Le communautarisme, lui, ne se réfère qu’à ce qui sépare, jamais à ce qui unit. 

Nous n’avons pour autant rien à gagner au « politiquement correct », sous la modalité d’un « pas de vagues »,  facteur de destruction plutôt que d’apaisement. Rappelons-nous qu’en plein « siècle des Lumières » L’Émile  de Rousseau, jugé scandaleux notamment par son passage intitulé La profession de foi du vicaire savoyard,  fut condamné par le Parlement de Paris à être lacéré et brûlé. Le gouvernement de Genève lui emboîta le pas, en étendant la mesure, pour faire bonne mesure, au Contrat social. Kant, dans Qu’est-ce que les  Lumières, faisant écho à cet autodafé, rappela la maxime latine : « César n’est pas au-dessus des  grammairiens ». Et dans le Projet de paix perpétuelle, il appela à se méfier des petits arrangements secrets,  de l’évitement de ce qui fâche, du recours au non publié, parce que non publiable. De telles compromissions  font mal. 

Nous ne saurions réduire notre métier à un partage de l’intelligible. Il est aussi partage du sensible, accès à  la saveur des mots qui se goûtent autant qu’ils s’analysent. Ouverture au sentiment de plaisir et de peine.  Notre enseignement, parce qu’il invite aussi bien à penser qu’à ressentir, nous met en première ligne pour  remédier aux fêlures de notre humanité. 

Rousseau préconise l’éducation au sensible, ne conçoit le rapport à l’autre que comme réciproque et  républicain. Pour qu’à la servitude des penchants particuliers succède la liberté d’une loi donnée à soi par  soi, une sensibilité effective, appelée sympathie ou convivialité, est essentielle. Le citoyen, pour s’humaniser,  se doit d’affiner une compétence à ressentir. Faculté de « se mettre à la place de l’autre », d’éprouver, en  juste proportion, ce qu’il éprouve. Pas de liberté ni d’égalité sans fraternité, pulpe et chair de la démocratie. 

Je peux bien être intelligent, avoir l’ingéniosité d’un organisateur de basses œuvres, le savoir-faire d’un  exécutant méticuleux. Mais si je n’ai pas au dedans de moi cette inscription sensible qui me fait saisir le  mal ou le bien que je peux occasionner, ni en quoi tel acte portera ou non atteinte à l’humain en l’autre et en  moi, alors j’en reste à la barbarie de l’abstraction exclusive. Cette brutalité, détachée, se dérobe à la  sensibilité qui nous attache les uns aux autres. 

De cette violence, Samuel Paty fut la victime. 

Devant lui, nous nous inclinons. 

« Qui prête au bienveillant les rumeurs de l’hostile 

A l’irréfléchi le destin du mutiné ? 

L’inhumain ne s’est pas servilement converti 

Au comptoir des mots enchantés 

Indiscernable il rôde sur le tracé des flaques 

Et gouverne selon son sang 

[

Hâte-toi 

Hâte-toi de transmettre 

Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance. » 

René Char. Commune présence

 

Le conseil d’administration de l’APHEC. 21 octobre 2020.