espace

Je te propose de découvrir l’espace de l’intérieur en écoutant les mots du Général Haigneré. Ancien spationaute, Jean-Pierre Haigneré nous livre son témoignage sur ses expériences et sa vision stratégique de l’espace extra-atmosphérique.

 

Qui est le Général Haigneré ?

Pourriez-vous vous présenter et nous parler de votre carrière ?

J’ai fait mes études à Raincy et Math sup’ à Saint Louis (Paris), puis intégré l’École de l’Air en 1969 (Académie militaire des officiers de l’Armée de l’Air). J’ai été pilote de chasse sur Mirage III de 1973 à 1980 à Colmar, puis pilote d’essai à Brétigny de 1981 à 1991.

En 1985, j’ai été sélectionné comme astronaute du CNES. J’ai effectué deux vols dans l’espace à bord de la station spatiale russe MIR, pour une durée cumulée de sept mois dans l’espace et une sortie extravéhiculaire. En 1998, j’ai intégré l’Agence spatiale européenne, puis de 1999 à 2002, j’ai été chef des astronautes européens. Et enfin, j’ai été responsable du programme de construction de la base de lancement du lanceur Soyouz en Guyane.

De tous les métiers que j’ai pu exercer, celui de pilote est vraiment mon identité. Et en particulier celui de pilote d’essai, qui fait la synthèse entre l’opérationnel et le métier d’ingénieur. J’ai volé comme pilote sur plus de 100 avions différents, du Mirage jusqu’au Dewoitine D.520, de l’Airbus A300-A32O au Harrier. Encore maintenant, il m’arrive très souvent de rêver que je suis dans un Mirage V et que je pousse la manette des gaz vers l’avant pour une nouvelle mission.

 

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué pendant votre séjour ?

J’ai fait deux séjours dans l’espace. Le premier, d’une durée de trois semaines, a été une découverte de cette aventure extraordinaire. L’expérience de voler dans une tout autre dimension par rapport à celle que j’avais connue dans ma trajectoire de pilote. La puissance au décollage, les premiers instants du corps en impesanteur avec ses joies et, pour certains, les perturbations du mal des transports (ce ne fut pas mon cas).

Puis le premier regard sur notre planète, si près physiquement (400 km) et en même temps si loin par rapport à l’extrême technicité de la manœuvre qu’il faut mettre en œuvre pour y retourner sain et sauf. L’immensité de l’espace céleste et l’omniprésence du fond noir immatériel qui nous entoure. La conscience de notre dimension de poussière au milieu de ce vaste univers. Et immédiatement l’évidence de l’extrême fragilité de la vie, de notre isolement sur cette si petite et si merveilleuse planète qu’est la Terre. Qui n’est elle-même rien d’autre qu’un minuscule vaisseau perdu dans l’infini hostile de l’univers.

Mais aussi, après quelques jours à bord de MIR, la capacité de la vie de s’adapter aux conditions extrêmes alors que, concentré sur mon travail, j’oubliais souvent le lieu incroyable dans lequel je me trouvais.

Pour mon deuxième vol, c’est le fait que les conditions extrêmes dans lesquelles je vivais m’ont permis de me découvrir au plus profond de moi-même comme jamais la vie terrestre n’avait pu le faire.

 

L’espace, un lieu stratégique

Lors de votre voyage dans l’espace, quel était votre ressenti sur la compétition entre les grandes puissances ?

L’exploration habitée de l’espace lors de mon voyage était avant tout un territoire de coopération. C’était celui des vols sur Saliout et MIR du côté russo-soviétique et navette spatiale du côté américain. C’était aussi celui des vols Apollo-Soyouz et Shuttle-MIR. Enfin, c’était celui de la coopération autour de la station spatiale ISS, dont l’ESA était partenaire à part entière. Durant cette période, les deux très grandes puissances spatiales ont permis à des astronautes de dizaines d’autres pays d’accomplir des missions spatiales et ont fini par coopérer entre elles.

ISS aujourd’hui continue de faire vivre, voler et travailler ensemble des Russes et des Américains, en plus d’autres partenaires comme les États membres de l’ESA, alors que toutes les autres portes entre la Russie et l’Occident sont fermées. Et c’est très bien ainsi, car l’exploration de l’espace et la science doivent rester au-dessus de l’action politique et se poursuivre pour le bénéfice de l’humanité.

 

Qu’est-ce qui a le plus changé dans notre rapport à l’espace ?

La réponse à cette question n’est pas conditionnée par mon expérience d’astronaute, mais par celle de l’ingénieur du spatial. Comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les citoyens de la Terre utilisent en permanence les technologies spatiales, le plus souvent sans le réaliser. Navigation, météo, télécommunications, Internet, télévision, agriculture, santé, échanges financiers, etc. Nous sommes aujourd’hui complètement dépendants des moyens spatiaux pour mettre en œuvre la plupart de nos activités terrestres.

De ce fait, l’accès autonome à l’espace, aux technologies spatiales et à leur mise en œuvre et exploitation est devenu hautement prioritaire. Néanmoins, contrairement à des puissances émergentes comme la Chine ou l’Inde, l’Europe tarde à donner à ses activités spatiales une véritable dimension stratégique. Elle risque donc de se trouver très bientôt dans une situation de dépendance incompatible avec la dimension politique à laquelle elle peut prétendre.

Parallèlement, le secteur privé a rapidement pris la mesure de cet intérêt stratégique pour le développement de ses propres affaires. Des personnalités comme Elon Musk ont profité de l’inertie de certaines institutions gouvernementales pour développer très rapidement des outils spectaculaires, hautement concurrentiels et d’une grande efficacité pour la gouvernance des activités du secteur spatial. Ce faisant, elles s’emparent globalement des marchés, y compris le marché institutionnel de certains États, les plaçant dans une dangereuse situation de dépendance.

Tout cela dans un contexte de dérégulation globale. Je pense en particulier au développement de constellations de dizaines de milliers de satellites en orbite basse (Starlink) sans aucune contrainte institutionnelle. Ce qui mène ainsi à une appropriation illégitime des ressources spatiales exploitables et à un risque potentiel de collisions catastrophiques. Ceci menaçant l’exploitation de ces orbites pour de nombreuses décennies. L’espace, victime de son succès global, reste donc à inventer urgemment.

 

Quel adjectif pour qualifier l’espace ?

Pour vous, l’espace est-il un lieu de coopération ou de rivalité ?

Je crois avoir déjà répondu à cette question ci-dessus. Suivant les périodes de l’histoire du spatial ou le type d’application, l’espace peut être un secteur de rivalité ou de coopération.

La science, par exemple, est presque toujours un secteur de coopération. L’exploration humaine de l’espace a pu être l’un ou l’autre suivant les périodes. Coopération pour l’ISS (sauf la Chine, exclue par les États-Unis), compétition pour la Lune.

On peut anticiper qu’avec l’intérêt croissant du secteur privé pour le développement des activités commerciales dans l’espace, secteur de compétitivité par nature, la compétition risque d’être bientôt omniprésente pour le spectre complet des activités spatiales.

 

Pensez-vous que l’espace est amené à être territorialisé ?

Mon avis est que nous devrions nous en tenir aux termes du Traité de l’espace de 1967. Il s’agit du traité sur les principes régissant les activités des États de l’ONU en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, conclu à Washington, Moscou et Londres le 27 janvier 1967. Ce traité a été signé par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique le 27 janvier 1967, ratifié à l’unanimité par le Sénat américain et est entré en vigueur le 10 octobre 1967. Il a été signé par la France le 5 août 1970.

Le traité prévoit (articles 1 et 2) une liberté d’accès des États à l’espace extra-atmosphérique, sans que l’un d’entre eux puisse se l’approprier. Il interdit (article 4) la mise en place d’armes nucléaires ou de toute autre forme d’arme de destruction massive sur l’orbite de la Terre, leur installation sur la Lune ou tout autre corps céleste, voire leur stockage dans l’espace hors de la Terre. Le traité institue (article 6) une responsabilité des États pour les activités commises dans l’espace extra-atmosphérique, non seulement par des organismes gouvernementaux mais également par des entités non gouvernementales, par exception aux règles habituelles du droit international. Il indique que les activités non gouvernementales dans l’espace, comprenant la Lune et les corps célestes, doivent obtenir l’autorisation préalable, puis la surveillance permanente de l’État membre concerné par le traité. L’État est également (article 7) responsable des dommages causés par le lancement d’un objet dans l’espace.

La propriété de la Lune (et des autres corps célestes) dépend de ce traité ainsi que de l’accord sur la Lune signé en 1979, qui en constitue une continuation. Les experts des Nations unies déclarent que le statut de Lune revient à un concept légal de res nullius, qui signifie que personne ne la détient. Un concept analogue régit la haute mer hors zone territoriale ainsi que l’Antarctique. Les déclarations de ce traité pour restreindre le contrôle de la propriété privée font fréquemment l’objet de discussions de la part de ceux qui revendiquent une habilitation à vendre des titres de terrains situés sur la Lune ou sur tout autre corps. Mais ces prétentions n’ont jamais été validées par la justice.

Ce traité limite exclusivement l’utilisation de la Lune et tout autre corps céleste à des fins non guerrières et interdit explicitement leur usage pour tester des armes, quel qu’en soit le type, conduire des manœuvres militaires, établir des bases militaires, des installations ou des fortifications. Les gouvernements terriens sont de plus interdits de s’arroger une ressource stellaire comme la leur, telle que la Lune ou une planète.

On est bien conscients que ce traité est aujourd’hui menacé par les décisions d’un des États signataires les plus importants. En novembre 2015, une loi américaine baptisée SPACE Act interprète le traité sur l’espace en autorisant les entreprises des États-Unis à s’emparer des ressources extraites dans l’espace, sans pour autant privatiser l’espace en soi. D’autre part, en 2020, les États-Unis annoncent la signature par sept pays des Accords Artemis, un texte censé servir de support juridique au programme d’exploration lunaire du même nom, mais qui contient une clause controversée sur la création de « zones de sécurité » qui seraient un moyen de privatiser l’exploitation de ressources lunaires. L’ESA, la France, l’Allemagne ont signé ces accords Artemis, condition imposée par les Américains pour pouvoir participer au programme du retour humain sur la Lune.

On doit combattre sans hésiter ces dérives qui sont en contravention avec le traité de l’Espace, signé et ratifié par les États-Unis.

 

Quel avenir ?

Comment pourrions-nous utiliser davantage l’espace ?

À la lumière de tout ce qui a été dit ci-dessus, l’urgence n’est pas de plus utiliser l’espace, mais plutôt de mieux l’utiliser. Dans le respect des traités et en incluant une démarche de développement durable de ces activités.

Il est urgent de réglementer les conditions d’utilisation de l’espace en veillant à concevoir les satellites pour qu’ils puissent permettre d’éviter les collisions, les saturations des fréquences et leur partage équitable entre les nations. Il faut assurer le retour et la destruction de ces satellites en fin de vie. Il faut aussi veiller à l’utilisation raisonnable des matières premières en donnant la priorité aux activités utiles pour l’humanité. Par opposition aux activités superflues, par exemple les activités de tourisme spatial.

 

Envisagez-vous une guerre dans l’espace dans un futur proche ou lointain ?

En préliminaire, je voudrais rappeler l’article IV du Traité de 1967.

« Les États parties au Traité s’engagent à ne mettre sur orbite autour de la Terre aucun objet porteur d’armes nucléaires ou de tout autre type d’armes de destruction massive, à ne pas installer de telles armes sur des corps célestes et à ne pas placer de telles armes, de toute autre manière, dans l’espace extra-atmosphérique. »

Remarquons d’autre part que les missiles balistiques qui constituent l’ossature principale de la dissuasion nucléaire sont programmés pour transiter dans l’espace extra-atmosphérique lorsqu’ils sont mis en œuvre. Ainsi que le fait que nous entrons dans un monde où la déréglementation progresse aux dépens de la norme, ou des résolutions et principes de l’ONU ou encore des traités internationaux, qui sont régulièrement bafoués, y compris par les plus grandes puissances.

On peut aussi noter que nous sommes couramment les témoins de déclarations décomplexées de chefs d’État de puissances nucléaires concernant la possible utilisation de ce type d’armements pour régler des conflits locaux. Remarquons enfin qu’à trois reprises, des démonstrations de destruction volontaire de satellites déclassés ont été opérées par les États-Unis, la Russie et la Chine (peut-être même l’Inde). Il est donc responsable de considérer la possibilité d’extension des conflits au sein même de l’espace extra-atmosphérique en vue de dissuader ou d’empêcher tout protagoniste de s’aventurer dans ce genre d’initiative.

Remarquons pour finir qu’un conflit extra-atmosphérique aboutirait obligatoirement à la pollution de tout l’espace circumterrestre par une réaction en chaîne générant un nombre considérable de débris. Ce qui rendrait l’espace inutilisable pour des générations.

 

Quelle stratégie envisageriez-vous pour la France pour être ou rester une grande puissance spatiale ?

La France est de loin la plus grande puissance spatiale européenne. Nous avons des compétences qui couvrent le spectre complet des activités spatiales, et ce, à un très grand niveau technologique. Nous sommes aussi la seule puissance spatiale militaire complètement autonome en Europe.

Mais nous ne pouvons entretenir ces compétences que dans le cadre coopératif de l’ESA, le seul qui soit financièrement à notre portée pour couvrir l’ensemble du spectre de ces activités civiles. L’espace étant un sujet de souveraineté, et compte tenu de la situation financière de notre pays, nous ne pourrons maintenir notre rang de puissance spatiale que dans le cadre d’une organisation politique européenne.

Nous devons donc favoriser le développement des compétences spatiales de la Commission européenne et militer pour que la problématique spatiale européenne soit considérée au bon niveau stratégique.

 

Pour se quitter

Si on vous proposait de repartir pour une mission, laquelle serait-elle ?

J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir faire dans l’espace tout ce qui était possible à l’époque : vol longue durée, EVA, ingénieur de bord Soyouz et station MIR, chef des astronautes européens, construction d’une base de lancement de fusée, partage de cette expérience avec mon épouse… Je ne suis donc vraiment pas frustré.

Mais si j’avais pu, j’aurais beaucoup aimé participer à une mission lunaire. C’est vraiment le défi dans le défi. Superbe expérience personnelle, je pense, et reprise de la marche du progrès de l’exploration après une pause de près de 50 ans. J’envie beaucoup Thomas Pesquet et Sophie Adenot de pouvoir en rêver.

 

Auriez-vous un mot de la fin ?

Alors, si vous me laissez le mot de la fin, et pour partager avec vous l’intensité de l’aventure que j’ai vécue dans l’espace, je vais vous citer le monologue des larmes dans la pluie du film de Ridley Scott Blade Runner, un très beau texte d’un très beau film revu récemment : « J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans le temps. Comme les larmes dans la pluie… Il est temps de mourir. »

 

J’espère que ce voyage dans l’espace t’a plu et je tiens à remercier le Général Haigneré d’avoir répondu à nos questions. Si tu souhaites découvrir d’autres articles, tu peux regarder juste ici.